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» Dans aucun temps de ma vie je n'ai éprouvé de sentiment pareil à celui que je sentis en pénétrant dans les gorges des Alpes. Les échos retentissaient des cris de l'armée. Ils m'annonçaient une victoire incertaine, mais probable. J'allais revoir l'Italie, théâtre de mes premières armes. Mes canons gravissaient lentement ces rochers. Mes premiers grenadiers atteignirent enfin la cime du St.-Bernard. Ils jetèrent en l'air leurs chapeaux garnis de plumets rotiges, en jetant des cris de joie. Les Alpes étaient franchies, et nous débordâmes comme un torrent.

Le général Lasnes commandait l'avant-garde. Il courut prendre Ivrée, Verceil, Pavie, et s'assura du passage du Pô. Toute l'armée le passa sans obstacles.

» Nous étions tous jeunes dans ce temps, soldats et généraux. Nous avions notre fortune à faire. Nous comptions les fatigues pour rien; les dangers pour moins encore. Nous étions insoucians sur tout, si ce n'est sur la gloire, qui ne s'obtient que sur les champs de bataille.

» Au bruit de mon arrivée, les Autrichiens. manoeuvrerent sur Alexandrie. Accumulés dans. cette place, au moment où je parus devant les. murs, leurs colonnes vinrent se déployer en avant de la Bormida. Je les fis attaquer. Leur artillerie

était supérieure à la mienne; elle ébranla nos jeunes bataillons. Ils perdirent du terrain. La ligne n'était conservée que par deux bataillons de la garde et par la 45°.; mais j'attendais des corps qui marchaient en échelons. La division de Dessaix arrive; toute la ligne se rallie. Dessaix forme sa colonne d'attaque, et enlève le village de Marengo, où s'appuyait le centre de l'ennemi. Ce grand général fut tué au moment où il décidait une immortelle victoire.

>> L'ennemi se jeta sous les remparts d'Alexandrie. Les ponts étaient trop étroits pour le recevoir, une bagarre affreuse s'y passa; nous prenions des masses d'artillerie et des bataillons entiers. Refoulés au-delà du Tanaro, sans communications, sans retraite, menacés sur leurs derrières par Masséna et par Suchet, n'ayant en front qu'une armée victorieuse, les Autrichiens reçurent la loi. Mélas implora une capitulation ; elle fut inouie dans les fastes de la guerre : l'Italie entière me fut restituée, et l'armée vaincue vint déposer ses armes aux pieds de nos conscrits.

» Ce jour a été le plus beau de ma vie ; car il a été un des plus beaux pour la France. Tout était changé pour elle; elle allait jouir d'une

paix qu'elle avait conquise; elle s'endormait

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comme un lion; elle allait être heureuse, parce qu'elle était grande.

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Les factions semblaient se taire ; tant d'éclat les étouffait. La Vendée se pacifiait; les jacobins étaient forcés de me remercier de ma victoire car elle était à leur profit. Je n'avais plus de ri

vaux.

>> Le danger commun, et l'enthousiasme public avaient allié momentanément les partis. La sécurité les divisa. Partout où il n'y a pas un centre de pouvoir incontestable, il se trouve des hommes qui espèrent l'attirer à eux. C'est ce qui arriva au mien. Mon autorité n'était qu'une magistrature temporaire; elle n'était donc pas inébranlable. Les gens qui avaient de la vanité et se croyaient du talent, commencèrent une campagne contre moi. Ils choisirent le tribunat pour leur place d'armes. Là ils se mirent à m'attaquer sous le nom de pouvoir exécutif (1). » Si j'avais cédé à leurs déclarations, c'en était fait de l'état. Il avait trop d'ennemis pour di viser ses forces, et perdre son temps en paroles. On venait d'en faire une rude épreuve; mais elle

(1) Bonaparte a toujours fait de l'obéissance passive le principe de son gouvernement. C'était une suite de son ignorance et de ses habitudes militaires:

n'avait pas suffi pour faire taire cette espèce d'hommes qui préfèrent les intérêts de leur vanité à ceux de leur patrie. Ils s'amusèrent, pour faire leur popularité, à refuser les impôts, à décrier le gouvernement, à entraver sa marche, ainsi que le recrutement des troupes (1)..

» Avec ces manières là nous aurions été en quinze jours la proie de l'ennemi. Nous n'étions. pas encore de force à le hasarder. Mon pouvoir était trop neuf pour être invulnérable; le consulat allait finir comme le directoire, si je n'avais pas détruit cette opposition par un coup d'état. Je renvoyai les tribuns factieux. On appela cela éliminer; le mot fit fortune (2).

» Ce petit événement, qu'on a sûrement oublié aujourd'hui, changea la constitution de la France, parce qu'il me fit rompre avec la république ; car il n'y en avait plus, du moment que la représentation nationale n'était plus sacrée.

» Ce changement était forcé dans la situation où je trouvais la France vis-à-vis de l'Europe et d'elle-même. La révolution avait des ennemis

(1) Le sénat conservateur ne fit rien de tout cela sait ce qui en est résulté.

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(2) Il renvoya les tribuns qui avaient du caractère et des talens', pour ne conserver que des complaisans, dont il fit plus tard des sénateurs.

trop acharnés au dedans et au dehors, pour qu'elle ne fût pas forcée d'adopter une forme dictatoriale, comme toutes les républiques dans les momens de danger. Les autorités à contrepoids ne sont bonnes qu'en temps de paix. Il fallait renforcer au contraire celle qu'on m'avait confiée chaque fois qu'elle avait couru un danger, afin de prévenir les rechutes.

>> J'aurais peut-être mieux fait d'obtenir franchement cette dictature, puisqu'on m'accusait d'y aspirer. Chacun aurait jugé de ce qu'on appe lait mon ambition : cela aurait, je crois, mieux valu; car les monstres sont plus gros de loin que de près. La dictature aurait eu l'avantage de ne rien présager pour l'avenir; de laisser les opinions dans leur entier, et d'intimider l'ennemi, en lui montrant la résolution de la France.

» Mais je m'apercevais que cette autorité venait d'elle-même se placer dans mes mains. Je n'avais donc pas besoin de la recevoir officiellement. Elle s'exerçait de fait et non de droit. Elle suffisait pour passer la crise, et sauver la France

et la révolution.

» Ma tâche était donc de terminer cette révolution, en lui donnant un caractère légal, afin qu'elle pût être reconnue et légitimée par le droit public de l'Europe. Toutes les révolutions ont

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