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fait indifférent en soi à la responsabilité du locataire qui ne sera libéré qu'autant que dans ce fait il y aura absence complète de faute de sa part. Nous le pensons ainsi, et cette opinion est prépondérante dans la doctrine, bien qu'il soit juste de reconnaître que la présomption spéciale de faute portée en l'adage Plerumque incendia n'a point été sans marquer son empreinte sur notre droit.

Des

68. Toullier (') assigne une origine purement délictuelle à la responsabilité du locataire. C'est, en effet, sous le titre IV, engagements sans convention, chapitre Des délits et quasi-délits, qu'il place l'examen de cette question. D'après Troplong, cet auteur se serait laissé influencer par d'anciens arrêts que la raison n'approuve pas, par la coutume de Bretagne et par l'art. 1733, sur la portée duquel il ne s'est pas fait de justes idées.

Nous pensons qu'il faut chercher la cause de cette erreur dans la confusion que commet Toullier entre les fautes contractuelle et délictuelle. Nous le voyons, en effet, critiquer la juste distinction formulée par Merlin entre ces deux sortes de fautes, et nier que la faute aquilienne doive être plus rigoureusement recherchée que la faute contractuelle. Le principe de toute responsabilité résiderait dans les articles 1382 et 1383. La notion de la dualité des fautes répugne à la raison, car elle aurait pour conséquence d'obliger plus rigoureusement à la conservation de la chose incendiée la personne qui n'en est nullement tenue, c'est-à-dire le tiers, que celle qui en est tenue par contrat. Et il concluait, résumant toutes ses idées sur cette matière: ainsi plus de distinction ni de sous-distinction sur la nature des fautes et des contrats, surtout en cas d'incendie, où il n'y a point de fautes légères.

Maintenant, en ce qui concerne la preuve, la loi vient au

(1) Toullier, XI, n 159 s.

secours de ceux qui ont souffert le dommage d'incendie et crée à leur profit une présomption de faute. Cette présomption est basée sur ce fait d'expérience que l'incendie n'arrive presque jamais sans la faute ou l'imprudence des personnes qui habitent la maison et en outre sur les difficultés insurmontables qu'éprouverait le bailleur à prouver la faute du locataire ou celle des personnes dont la loi le déclare responsable.

Nous allons encore relever les traces de la confusion commise par Toullier dans l'étendue qu'il donne aux dommagesintérêts à raison de l'incendie. « On ne peut douter davantage, dit-il ('), que les locataires ou les propriétaires qui habitaient la maison incendiée, soient tenus de réparer le dommage que l'incendie a causé aux maisons voisines où le feu s'est communiqué, en partant du principe qu'établit notre art. 1383 qui oblige à réparer le dommage, tous ceux par le fait, par la négligence ou par l'imprudence desquels il est arrivé ».

L'auteur, dont nous venons d'examiner la théorie, peut donc être considéré comme le devancier de certains jurisconsultes contemporains qui prétendent ramener toute responsabilité à la responsabilité délictuelle. Il va même plus loin que ces derniers puisqu'il décide que la responsabilité du contrat, loi des parties, n'est point réduite à la valeur de l'objet de ce contrat,

69. Duvergier (3), le continuateur de Toullier, considère la disposition de l'art. 1733 comme exorbitante et exceptionnelle. Ce caractère exceptionnel résulterait de ce que le demandeur n'aurait point à rapporter la preuve de la faute pour fonder son action, alors que cette preuve lui incomberait d'après le droit commun.

70. Cette théorie procède de la même confusion d'idées que nous avons signalée dans l'œuvre de Toullier.

(') Toullier, op. cit., n. 172.

(2) Duvergier, I, p. 407 s., n. 412,

Et d'abord, il est inexact de dire que le bailleur fonde son action sur la faute du preneur. Il la base sur l'obligation que le preneur a contractée de restituer la chose. La seule preuve qui lui incombe, c'est la preuve du bail. Le preneur lui oppose une exception en se prétendant libéré par un cas fortuit. Il devient donc demandeur en son exception et assume la charge de la preuve reus in excipiendo fit actor.

Si l'incendie était un cas fortuit, le locataire serait libéré par l'accident lui-même. Mais ici le fait vient fortifier le droit. L'expérience nous apprend, en effet, que l'incendie est rarement dû à un cas fortuit, mais le plus souvent à l'imprudence des personnes qui habitent la maison. Il est la conséquence habituelle du défaut de surveillance du locataire.

Voilà comment l'incendie, au lieu d'être pour le locataire un indice de libération, est un fait indifférent pour son exonération.

71. Il est arrivé parfois à la jurisprudence, avant et surtout, semble-t-il, depuis la loi du 5 janvier 1883 qui fera l'objet principal de notre étude, de commettre la confusion des fautes contractuelle et délictuelle. C'est ainsi que la cour de Paris, adoptant l'opinion de Toullier et de Duvergier, a pu considérer que l'art. 1733 était une exception à ce principe qui oblige tout demandeur à prouver que le préjudice provient du fait ou de l'imprudence du défendeur (').

Et tout récemment encore (2), le tribunal civil de Bordeaux, méconnaissant le caractère contractuel de la responsabilité du locataire, jugeait : « Que la responsabilité du locataire, en ma» tière d'incendie, prend sa source dans les art. 1382 et s. du >> C. civ.; qu'elle est soumise, en conséquence, aux règles géné

(1) Dalloz, Rép., vo Louage, n. 388, note 1.

(*) Trib. Bordeaux, 18 nov, 1896, Rec, des Arrêts de Bordeaux, 1897,

2. 13,

>>

» rales qui régissent les dommages-intérêts; que s'il en est spécialement parlé dans les art. 1733 et 1734 du même code, » ce n'est point pour en changer la nature et la faire découler » du contrat de bail, mais c'est dans le but d'apporter une » modification à l'ordre des preuves qui doivent l'établir; que » la faute, en effet, qui d'habitude doit être prouvée par le » demandeur, est ici et par exception légalement présumée et » que, contrairement aux principes généraux du droit, le loca» taire doit démontrer qu'il n'est pas l'auteur de l'incendie ». Nous ne connaissons pas d'autre décision qui ait ainsi assigné la faute délictuelle comme base unique et exclusive de la responsabilité du locataire.

72. La cour de cassation avait su, dès le début, dégager les vrais principes. « La présomption légale n'a été établie par les » art. 1733 et 1734 C. civ. contre les locataires, que dans le >> seul intérêt du propriétaire de la maison louée, et cela par » une suite des obligations spéciales du preneur envers le » bailleur, et des soins qu'il doit, comme le dépositaire, ap» porter à la conservation de la chose » (1).

73. Cette jurisprudence était devenue commune à toutes les cours d'appel, et le principe contractuel ne devrait plus être mis en discussion en présence de l'interprétation législative que la loi de 1883 a donnée de l'art. 1733.

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En effet, le 18 mars 1879, M. Viette présentait à la Chambre des Députés une proposition de loi dont il ne devait rien rester tendant à l'abrogation pure et simple des art. 1733 et 1734 C. civ.

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L'auteur du projet s'exprimait ainsi dans son Exposé des motifs :

« Les art. 1733 et 1734 du C. civ., par une dérogation au

(1) Cass. civ., 18 déc. 1827, D. Rép., vo Louage, n. 388.

>> principe général des dommages-intérêts formulé dans les » art. 1382 et 1383 du même code, ont établi contre le loca>> taire d'un immeuble qui viendrait à être incendié la présomp» tion de faute, de négligence ou d'imprudence ».

Et plus loin:

« Il y a donc lieu de faire disparaître l'exception contenue » dans la loi et de revenir au principe général édicté par les >> art. 1382 et 1384 >> (1).

74. Ce sont là des principes que nous avons démontré erronés et qui ne pouvaient trouver grâce devant une commission. qui nomma pour son rapporteur M. Durand, alors professeur à la Faculté de droit de Rennes. Voici l'opinion du rapporteur sur la responsabilité édictée par l'art. 1733, opinion de tous points conforme à celle que nous avons adoptée.

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« Quelle est, dit le savant jurisconsulte, la situation du loca» taire vis-à-vis du bailleur? C'est celle d'un débiteur, et pour » préciser davantage, celle d'un débiteur de corps certain. » Un immeuble lui a été livré pour un temps limité : il s'est obligé de veiller à sa conservation, il s'en est constitué gar» dien jusqu'à l'époque où il est tenu d'en opérer la restitu» tion. Il doit donc le rendre en l'état où il l'a reçu et s'il ne >> le rend pas, prouver qu'il est fondé à ne pas le rendre, c'est>> à-dire que la perte est arrivée sans sa faute. La responsabilité >> inscrite dans l'art. 1733 C. civ. n'est en somme qu'une appli>>cation logique des règles qui gouvernent les contrats. Aussi >> bien était-elle déjà admise dans la législation romaine, pro» clamée dans nos anciens Parlements et n'est-elle, sous le » code lui-même, qu'une conséquence du principe général déposé dans l'art. 1302 » (*).

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() Journal officiel du 3 avril 1879, annexe n. 1261.

(3) V. Rapport Durand, J. Off., Annexe au procès-verbal de la séance du 19 novembre 1881.

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