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Voilà com

le cacique prisonnier et affermi sur sa monture. ment les conquérants en usaient avec ce peuple d'enfants. Manicatoex, frère de Caonabo, continua la guerre avec un nouvel acharnement, une bataille décisive s'engagea à la Véga; les Indiens étaient, dit-on, cent mille; mais accablés par l'artillerie espagnole, assaillis par une armée de dogues féroces dressés au carnage, ils prirent la fuite après une résistance assez opiniâtre laissant la plaine couverte de leurs morts.

« La conquête de l'île était désormais un fait accompli, et tout Indien au-dessus de quatorze ans fut assujetti à payer par trimestre une mesure de poudre d'or équivalente à quinze piastres, mais l'or ne se trouvait pas dans toutes les parties de l'île. Un cacique, nommé Guarionex, adressa à ce sujet de justes observations à Colomb. « Il offrait de cultiver en vivres et en denrées l'étendue de terre qu'il plairait à l'amiral de lui assigner. Cette offre fut durement rejetée. Colomb lui fit répondre que c'était de l'or qu'il lui fallait. De l'or, il lui en fallait, en effet, pour prouver que sa conquête n'était pas stérile et ruineuse; coûte que coûte, les Indiens en donneront. L'or ou la vie!» Nous ne suivrons pas l'auteur dans les détails si intéressants de cette histoire; nous ne nous arrêterons pas sur la légende charmante des amours de Miguel Diaz avec la reine Cayacoa, qui se rattache à la découverte des mines de la Haïna et à la fondation de Santo-Domingo; nous ne redirons pas les nombreux soulève ments des Indiens, et nous arriverons d'un seul bond à l'année 1516. Les Indiens étaient soumis depuis vingt ans environ, et d'une population totale d'un million d'habitants, ou même de trois millions, si l'on en croit certains auteurs, il n'en restait plus en Haïti que cinquante ou soixante mille! Les conquérants allaient vite en besogne! Alors, un Indien, énergique et brave comme Caonabo, poussé à bout par la tyrannie d'un colon dont il était l'esclave, et refugié dans les montagnes, gouvernait avec le titre de Cacique quelques milliers d'indigènes échappés à l'artillerie, aux dogues, aux verges et aux mines des conquérants. Converti au catholicisme, il avait reçu le nom de Henry et avait pour père un cacique du Bahoruco qui avait péri dans le massacre du Xaragua. Henry avait juré de mourir libre avec ses compagnons d'infortune; il tint parole, et pendant douze ans

il triompha de tous les efforts des Espagnols. M. Nau a consacré ses deux derniers chapitres à mettre en lumière cette belle et noble individualité, et le cacique Henry était digne par ses vertus, son courage et sa générosité d'inspirer à l'historien d'Haïti les plus belles pages de son livre.

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« M. Emile Nau termine son ouvrage, par un appendice traitant de la géographie primitive d'Haïti, de l'Eldorado imaginaire de Banèque, de la langue et de la littérature des anciens Haïtiens. Il y a joint enfin une flore haïtienne, travail intéressant de M. Eugène Nau. Ce livre, dont nous venons de donner une succincte analyse est nettement et élégamment écrit; il intéresse toujours et souvent il émeut, parce que l'auteur ne s'est pas contenté d'y mettre son talent et qu'il y a laissé couler quelque chose du cœur qui va au cœur. Nous n'avons qu'un reproche à lui adresser. Il a laborieusement et consciencieusement recueilli tous les lambeaux épars de l'histoire primitive d'Haïti : il aurait dû indiquer, dans des notes jetées au bas de chaque page, les sources qu'il a consultées, non pour mettre à couvert sa véracité d'écrivain, qui assurément ne sera pas contestée, mais pour faire connaître au lecteur tous les ouvrages auxquels on peut se reporter pour étudier, soit dans son ensemble, soit dans ses détails, les annales haïtiennes. »

PRÉFACE

Je me suis hasardé à écrire l'histoire des populations primitives et de la découverte d'Haïti. Je pourrais m'inquiéter d'avoir bien ou mal réussi; mais si les lecteurs indulgents m'amnistient rien que pour avoir essayé de produire une œuvre utile, cela me suffira.

L'histoire entière d'Haïti jusqu'à ce jour se divise bien nettement en quatre périodes: d'abord, celle de la découverte où s'opère l'envahissement du pays par la race européenne et où nous voyons la population aborigène rapidement dévorée par la conquête ; la seconde, celle de la colonisation et de l'introduction de la race africaine, où Haïti devient Saint-Domingue; la troisième, époque du conflit des deux races, des maîtres et des esclaves, puis celle de la classe intermédiaire des libres et des affranchis, celle de l'émancipation générale suivie de la tentative du rétablissement de la servitude et de la guerre de l'Indépendance; la quatrième, enfin, celle du triomphe des indigènes, de la liberté et de la nationalité haïtiennes, où Saint-Domingue redevient Haïti.

Les deux dernières périodes ont été traitées avec un talent qui honore le pays par deux de mes compatriotes. Dans l'un de ces ouvrages qui est en plus grande partie publié, la première période, n'entrant pas dans le plan de l'auteur, a été résumée trop brièvement pour offrir tout l'intérêt qu'on doit y trouver. J'ai eu l'intention de combler cette lacune. Qu'un écrivain national entreprenne maintenant de retracer l'époque de la colonisation, voilà toute l'histoire d'Haïti édifiée par des mains haïtiennes.

Il est très honorable assurément pour le pays que ses annales soient conservées et transmises par ses propres nationaux. Je tiens beaucoup, pour ma part, à cet honneur. J'ignore les destinées de ma patrie; j'ignore ce qu'elles pourront peser dans celles de l'humanité; mais, je l'avoue, je me suis toujours vivement préoccupé de l'importance de sauver son histoire de l'oubli.

Haïti a déjà suffisamment de titres à l'attention et à l'intérêt de la postérité, pour avoir été le premier berceau de la civilisation européenne en Amérique. Les premières denrées tropicales qui sont devenues aujourd'hui indispensables et d'un usage universel, c'est elle qui les a prodiguées. C'est là que la première église a été bâtie, et que la première semence du christianisme conquérant un monde nouveau a été répandue. Une race sociable et intéressante y a péri tout entière et sa poésie avec elle. Le premier essai de la colonisation qui a transformé cet hémisphère y a été tenté et y a réussi. L'esclavage africain avec ses horreurs a commencé sur ce sol; mais les premiers cris de liberté en sont partis; les premières chaînes de la servitude y ont été brisées. Le premier peuple noir libre s'y est constitué. Depuis la découverte

jusqu'à nos jours, que de souffrances, que de meurtres, que d'héroïsme et de martyres ! C'est la plus belle île qui soit éclose au sein des mers et sous des cieux splendides, mais c'est aussi la terre du globe qui a peut-être bu le plus de sang humain. Il faut que la postérité le sache, il faut qu'elle la plaigne de toute sa pitié. Elle l'admirera aussi, je l'espère, car la gloire peut-être sera la fin et le couronnement de ses infortunes. De grands et héroïques peuples, après avoir longtemps subi les épreuves du malheur, ont été comblés enfin par la Providence qui veille sur nous comme elle veilla sur eux, des bienfaits du progrès et d'une civilisation puissante et durable. Qui sait l'avenir, et ce que nous réserve le suprême rémunérateur des sociétés.

Je ne présume pas qu'aucun Haïtien mette en doute l'intérêt spécial de cette histoire pour lui, qu'il s'imagine qu'il aura assez fait de la lire ou de l'étudier comme une histoire étrangère, et qu'elle ne le touche qu'en tant qu'elle est une portion des annales du genre humain. Ce serait une erreur. Il est vrai que nous ne sommes pas les descendants des aborigènes d'Haïti, que nous sommes d'une autre race; que nous n'avons rien à démêler, à titre d'héritiers immédiats, à leurs mœurs, à leur civilisation, à leurs destinées; que nous ne nous sentons liés à eux par aucune sympathie de consanguinité. Mais le fait d'habiter aujourd'hui le pays où ils vécurent, nous oblige, nous plus que personne, à nous enquérir de nos prédécesseurs. Pouvons-nous ignorer les origines et le passé de notre pays, l'histoire si pathétique et si lamentable de ce peuple intéressant dont les derniers rejetons ont été les compagnons de servitude de nos premiers

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