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CHAPITRE XIII

(1516-1520)

Guerre d'affranchissement des derniers Indiens.

Cacique Henri. — Son origine, ses mœurs, son caractère. Élevé par les dominicains. Il est fait esclave. Son premier maître, père d'un nommé Valençuela. Celui-ci devient son maître, en héritant de son père. Sa haine et sa persécution contre Henri. Henri s'y dérobe par la fuite. Il se réfugie dans les montagnes de Baoruco. Valençuela

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l'y poursuit. Rencontre où Valençuela est blessé, et n'est sauvé que par la générosité de son esclave. Le parti de Henri grossit dans la retraite, et devient bientôt une petite tribu qui dispute son indépendance. Révolte - Il la discipline et l'exerce aux combats. des Africains sur l'habitation de Don Diego, à l'imitation des Indiens. Ils sont défaits sur les bords du Nisao. - La milice envoyée contre Henri est défaite en bataille rangée, Générosité du chef indien. Trait de clémence. - Il prend ouvertement le titre de cacique de l'île. - Mission du Père Rémy dans le Baoruco. — Réception affectueuse que lui fait le cacique Henri. - Insuccès de cette mission. Seconde mission du Père Rémy, infructueuse comme la première.

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Pendant qu'en Europe, la philanthropie s'épuisait en vains efforts pour arracher les derniers vestiges des aborigènes d'Haïti au plus dur esclavage, et que l'avidité coloniale refusait obstinément de lâcher sa proie, et de laisser rançonner ses victimes, ces victimes, ces serfs eux-mêmes reprenaient en main la cause de leur émancipation. Ils recommençaient la lutte interrompue à la chute de Cotubanama. Ils n'étaient plus qu'une poignée;

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ils étaient à bout de souffrances et de désespoir. Leur destruction était inévitable. Ils le savaient bien; mais ils se dévouaient à une fin glorieuse. Que les derniers aborigènes périssent au moins libres, et que, par un effort suprême, par une résolution héroïque, ils vengent, en tombant ou avant de disparaître, tout le sang versé de leur race, ceux de leurs frères, surtout, qui furent asservis et égorgés sans résistance et sans combat. Que le sol reste aux conquérants impitoyables; mais que pas un seul de ses légitimes possesseurs n'y soit enchaîné, et n'y vive dans la dégradation et le déshonneur! Tel est le serment qu'ils semblaient avoir fait. Ils ne se parjurèrent point. Ils se jetèrent dans leurs montagnes, ces remparts naturels de la liberté et de l'indépendance; ils y soutinrent, pendant quatorze années, le choc des maîtres et des conquérants, y devinrent formidables, mirent la colonie à deux doigts de sa perte, et obtinrent enfin une paix honorable qu'ils stipulèrent sous les conditions d'une entière liberté pour les derniers rejetons de leur race.

Le récit de cette lutte finale achève l'histoire des caciques et des aborigènes d'Haïti. Henri, le dernier de ces caciques, était un sauvage converti, et portait un nom chrétien. Il l'était réellement devenu comme la plupart de ses compagnons d'armes. Il fut le plus grand homme de sa race. On aime à penser qu'il eût été digne de commander à un grand peuple, et d'être, par exemple, le souverain des indigènes haïtiens, lorsqu'ils se comptaient par centaines de mille, et qu'ils formaient une nation; mais, cependant, Dieu sait s'il eût été plus illustre sous les auspices d'une autre fortune, et s'il eût été plus glorieux pour lui d'être autre chose que le chef

magnanime d'une petite tribu de braves, se délivrant de la servitude, et contraignant leurs maîtres à les laisser finir, paisiblement, dans la liberté et l'honneur, le reste des jours comptés à leur race?

Lorsque la reine Isabelle s'occupait des moyens de convertir les Indiens au christianisme, elle avait surtout prescrit que les fils et les descendants des caciques fussent placés dans les couvents, pour y être instruits dans les lettres, et élevés dans les lumières et la pratique de la loi. Le jeune Henri descendant d'un cacique du Baoruco qui avait péri dans le massacre du Xaragua, sauvé lui-même miraculeusement de ce désastre, fut recueilli dans le couvent des dominicains à Santo-Domingo. Il y fut baptisé, et y apprit bien tout ce qu'on lui enseignait. Il Ꭹ étudia le latin, et s'y distingua surtout par sa ferveur de dévotion.

Une pareille éducation le préparait au commandement suprême d'un peuple, le rendait apte à réformer ses mœurs et sa civilisation; elle ne le façonnait pas, assurément, pour l'esclavage. Cependant, dans un moment de disette d'esclaves, et dans la manie et le désordre d'asservir, on alla jusque dans les couvents arracher de jeunes Indiens qui, comme Henri, avaient été, jusque-là, dérobés au joug des maîtres. Henri fut compris dans un lot d'esclaves donné à un colon qui, peu après, mourut en laissant tous ses biens à un fils du nom de Valençuela. Henri avait réussi à se faire chérir de son premier maitre, en sorte que, dans les premiers moments de son esclavage, il ne sentit pas toute l'horreur du changement de sa condition. Mais il en fut bien différemment avec son nouveau maître. Celui-ci le prit en haine, et le traita plus durement

qu'aucun de ses autres esclaves. Les travaux les plus rudes et les plus avilissants étaient son lot. Il n'y avait pas d'humiliations dont on ne l'abreuvât, pas de mauvais traitements qu'on ne lui infligeàt. Valençuela, pour combler la mesure de ses vexations, tenta ouvertement d'outrager sa femme, une belle, jeune et douce Indienne. Alors, Henri, poussé à bout, entreprit des démarches qui aggravèrent sa position. Il porta plainte contre son maître au lieutenant du roi, à Saint-Jean. Cet officier l'écouta à peine, et ne lui fit aucune réponse; il s'inquiéta fort peu d'intervenir entre un maître et son esclave. Henri s'adressa, alors, à l'audience royale qui se borna à le recommander par une lettre au lieutenant du roi. Ce magistrat le reçut cette seconde fois avec brutalité, et de manière à faire comprendre au plaignant qu'il était inutile de recourir à lui. L'effet de semblables démarches fut d'aigrir davantage Valençuela contre son esclave. Celui-ci n'en fut que plus persécuté ; à tel point qu'il résolut de s'enfuir. Il n'y avait plus, pour lui, que ce parti à prendre, pour ne pas périr dans les corvées ou sous la verge. Il entraîna dans sa fuite plusieurs esclaves indiens de son maître; d'autres se joignirent à lui sur sa route. Ils avaient tous eu soin de se pourvoir. d'armes et de munitions qu'ils avaient dérobées. Ils se jetèrent dans les âpres montagnes du Boaruco. Henri avait une parfaite connaissance de ces localités. On le sait déjà, c'est là qu'il avait vu le jour et qu'il avait passé les premières années de sa jeunesse. Ses ancêtres y avaient vécu et régné. Il reprenait en quelque sorte possession de ses domaines. Il s'était hâté de traverser la plaine et d'atteindre ces montagnes. Lorsqu'il se sentit en sûreté derrière les premiers

rochers qui pouvaient lui servir de remparts contre ses ennemis, il s'arrêta pour recenser sa petite troupe et l'organiser. Organiser! tel fut son premier soin, son premier acte bon augure dans l'homme qui aspire à commander, ou dans le chef qui débute. Cette qualité essentielle marqua toute sa carrière, et lui valut sans doute tous ses succès. Il forma de suite de cette poignée de conjurés le noyau d'une troupe régulière, et commença à l'exercer à la manœuvre et au maniement des armes, comme il avait vu les Espagnols faire sous ses yeux. Mais avant tout, il leur fit jurer de ne plus jamais servir les Espagnols, de mourir plutôt jusqu'au dernier que de se laisser réasservir. Et ils ajoutèrent tous à ce serment, qu'ils ne prêtaient pas en vain, le vou, si le Dieu des chrétiens, qui était devenu le leur, secondait leur résolution, de briser les chaînes de leurs frères.

Pendant ces entrefaites, Valençuela, qui s'était bientôt aperçu de l'évasion de Henri, requit de suite quelques hommes armés; et, les ayant renforcés d'un certain nombre de ses esclaves indiens et africains, il se mit lui-même à la poursuite des fugitifs. Lorsqu'il les atteignit, ils étaient encore dans l'endroit de leur première halte, où ils venaient de former leurs rangs, et de proférer leur serment de liberté ou de mort.

Aussitôt qu'Henri aperçut son maître conduisant ses gens contre sa troupe armée en bon ordre et en mesure de le repousser il lui adressa la parole d'assez loin, lui disant qu'il l'engageait à ne pas l'attaquer et à reprendre le chemin de chez lui: qu'il était bien décidé à ne pas se laisser prendre dans ses montagnes, et que d'ailleurs quoi qu'il arrivât, ils avaient tous juré de ne plus servir les Espagnols. Valençuela s'irrita de cette

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