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aborigènes d'Haïti étaient par exemple, comme on dit, voisins de l'état de nature; eh bien! l'art avec ses règles, ses exigences et tout ce qui constitue son esthétique n'entrait absolument pour rien dans cette littérature, la nature seule en faisait tous les frais.

Cette poésie était-elle versifiée ou rythmée ? En l'absence de données pour établir qu'elle était soumise à une prosodie régulière et en usage, on est autorisé à croire qu'elle était au moins cadencée, et impliquait un certain rythme, puisqu'elle était encadrée dans le chant.

Une fois lancé dans de telles probabilités, il n'en coûte pas plus de chercher à saisir ici ou là, dans les récits historiques ou ailleurs, le tour d'esprit et d'imagination des poètes indiens. Lors même qu'à cet égard il ne me serait pas possible d'arriver à un résultat qui satisfît la légitime curiosité des lecteurs, il ne serait pas indifférent au sujet que je traite d'entrer dans quelques détails d'étude et d'investigation.

Les lettrés de la cour du roi Henri-Christophe, pour complaire au désir qui prit un jour leur souverain de savoir ce qu'était son homonyme le cacique Henri, se mirent en train de faire le panégyrique de ce dernier et héroïque défenseur de la liberté indienne. Ils prétendirent alors avoir recueilli dans des traditions orales qui s'étaient perpétuées sur ce sol le refrain d'un vieux chant de guerre perdu. Ce refrain ne consisterait qu'en ces deux mots: Aya Bombe, et si court qu'il soit, il a été pourtant chanté à la table royale sur un air évidemment rythmé à l'européenne. Des traducteurs veulent que ces mots signifient quelque chose comme « Mourir plutôt que d'être asservis!» Malheureusement ces prétendues traditions orales n'existent pas; car en fait de traditions indiennes, si ce n'est les récits incomplets sous ce rapport des voyageurs et des missionnaires du temps de la découverte, il n'y a que quelques usages et des termes isolés qui soient arrivés jusqu'à nous. Il est plus difficile de se rendre compte comment les panégyristes du cacique Henri ont recueilli ce refrain de la Marseillaise haïtienne que de croire qu'ils l'ont imaginé.

Les réclamations des tribus indiennes dépossédées que publient quelquefois les journaux américains peuvent donner une idée fort éloignée de la manière dont les races indigènes de l'Amérique exprimaient et expriment encore leur pensée. Ce qui caractérise ces documents c'est un tour original, inhérent à la nature de ces races primitives, à leurs mœurs et à leur état de société; c'est une naïveté et une simplicité qui s'élèvent parfois aux plus éloquentes inspirations. Une poésie involontaire y semble couler de source. Mais du reste, les rapports de cette littérature, si c'en est une, avec celle de nos aborigènes ne peu

vent être que des rapports de vague généralité. La parenté est ici lointaine, et l'on ne peut tout au plus réclamer dans ces productions qu'un faux air de la grande famille aborigène du Nouveau-Monde.

Mais venons plutôt à ce qui touche d'un peu plus près nos insulaires. Les Caraïbes des petites îles qui sont de la même race qu'eux, et qui leur étaient incomparablement inférieurs en état social et en civilisation avaient des mœurs et des usages dont on retrouve les analogues chez les premiers. Leurs cérémonies mortuaires était ce qui se ressemblait le plus, même mode de sépulture, même coutume de chanter des hymnes funèbres aux défunts, excepté que chez les Haïtiens les choses se passaient avec plus d'apparat et de poésie. Sitôt qu'un Caraïbe est mort, dit le sieur de La Borde, les femmes le lavent, le roucouent, le peignent, l'ajustent dans son hamac, et lui mettent du vermillon aux joues et aux lèvres, comme s'il était vivant et le laissent là; un peu de temps après l'enveloppent dans ce même lit pour l'enterrer. Ils font la fosse dans la case, ils le posent dedans assis sur ses talons, accoudé sur ses genoux, ou bien les mains croisées sur sa poitrine. Un homme le couvre d'un bout de planche et les femmes jettent la terre dessus; ils font du feu autour pour purifier l'air. Après ils se mettent à crier. Tout le carbet retentit de pleurs et de gémissements; même la nuit leur cœur s'ouvre aux tendres sentiments de leur perte. On les voit danser, pleurer et chanter en même temps, mais d'un ton lugubre. Ils ne disent que deux ou trois mots qu'ils répètent souvent entrecoupés de soupirs, comme « Pourquoi es-tu mort? Étais-tu las de vivre? As-tu manqué de manioc, et recommencent toujours la même chanson, tournant autour. Ou s'il a été tué, ils disent quelque chose contre son meurtrier et des louanges du défunt. S'il à des parents en d'autres carbets, ils s'assemblent pour venir aussi pleurer. La veuve donne des caconis à ceux qui ont mieux pleuré, et pour dernier témoignage de leur deuil, ils coupent leurs cheveux. ›

D'autres relations disent plus expressément que les Caraïbes avaient aussi bien que les naturels d'Haïti des chants poétiques dont on cite une strophe qui serait le débris d'un hymne guerrier.

La voici :

«

« Je vais en guerre venger la mort de mes frères : je tuerai, j'exterminerai, je saccagerai, je brûlerai mes ennemis; j'em<mènerai des esclaves, je mangerai leur cœur, je ferai sécher leur chair, je boirai leur sang, j'apporterai leur chevelure et je me servirai de leurs crânes pour en faire des tasses. >

Il n'y a assurément rien dans ce fragment qui donne une haute idée de la poésie caraïbe. Constatons au contraire que l'anthropophagie est une vilaine muse, stérile de sa nature. En

tout cas, les historiens ne font pas de doute que la littérature haïtienne fut bien supérieure à cette dernière. Ils se bornent à mentionner l'une, tandis que d'autre part ils n'ont pas assez de louanges pour célébrer l'autre, ni assez de regrets pour en déplorer la perte. Il est donc inutile que je m'arrête moi-même à les comparer.

Au surplus, les Caraïbes des petites Antilles et du continent ont suffisamment survécu aux Haïtiens pour que le temps ni l'occasion n'eussent manqué de recueillir et de conserver leurs œuvres poétiques, si elles en avaient valu la peine. Ce qui fait juger au contraire que celles des Haïtiens étaient dignes des honneurs de la postérité, c'est l'importance qu'eux-mêmes y attachaient. La poésie était en effet un culte et une passion pour ce peuple qui a appelé « fleur d'or l'une de ses reines, parce qu'elle était poète. Ce nom, ce mot à lui seul révèle que les Haïtiens avaient réellement le sens poétique, l'imagination délicate et impressionnable, et qu'ils étaient reconnaissants à leurs poètes des jouissances intellectuelles qu'ils leur prodiguaient. Cela serait à peine croyable d'un peuple sauvage, sans l'irrécusable témoignage de l'histoire.

Est-ce assez poursuivre une pensée qui s'est évanouie à jamais avec sa forme harmonieuse? Evidemment on ne parviendra jamais à la ressaisir dans des textes qu'elle-même n'a pas dictés.

Nous avons pensé à réunir tous les mots échappés à l'anéantissement de la langue haïtienne et nous en avons dressé la nomenclature suivante. Les dénominations géographiques et plusieurs autres noms d'arbres et d'animaux, inscrits ailleurs n'y sont pas compris. Il serait superflu de les répéter ici. Voyez la note sur la géographie primitive d'Haïti, et la liste de quelques plantes et animaux

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1. Zémès ou Chemis (Dieux).

2. Attabeira, Mamona (Mère de Dieu, Vierge).

3. Turey (Ciel).

4. Butios (Nom des Prêtres).

5. Cacique (Nom des rois ou chefs).

6. Nitayno (Grand personnage).

Noms d'objets, plantes et animaux.

7. Zagaie (Bâton de bois dur, pique, espèce d'arme).

8. Tabaco (Calumet ou pipe).

9. Canoa (Canot, embarcation).

10. Hamac (Lit indien devenu français).

11. Calabaza (Calebasse).

12. Bohio (Grande maison ou grande terre).

13. Haiti (Terre montagneuse).

14. Tiburon (Pays de requins).

15. Mabouya (Pelit reptile très commun dans nos climats).

16. Ciba (Pierre).

17. Caona (Or fin).

18. Goanin (Or inférieur).

19. Tuob (Cuivre).

20. Cibao (Montagne de pierre).

21. Aje (Patate).

22. Inhame ou iniam (Igname).

23. Mamey (Le fruit de l'abricotier).

24. Ananas (Fruit qui a conservé son nom primitif). 25. Guanavima (Fruit du corossolier).

26. Yuca (Manioc).

27. Cassava (Cassave).

28. Cohyba (La plante du tabac).

29. Magua (Plaine).

30. Areytos (Chants, poèmes ou ballades).

31. Tayno (Bon).

32. Uricane Ouragan).

33. Ana (Fleur). 34. Xi (Province).

35. Hio (Pays).

Les historiens auxquels je fais allusion dans ma préface sont MM. Madiou et Bauvais-Lespinasse. La réputation bien méritée du livre de M. Madiou est faite, je n'ai plus rien à en dire. Quant au travail de M. Bauvais-Lespinasse, je regrette qu'il ne soit pas encore en la possession du public. Toutes les leçons que l'on peut semer dans le cours d'un vaste récit, comme l'ont fait M. Madiou, M. B. Ardouin, M. Saint-Rémy, dominent ici les faits. Je fais des voeux pour la publication prochaine de l'excellente histoire de M, Bauvais-Lespinasse qui trouvera dignement sa place entre les Etudes si neuves et si profondes de M. Ardouin, et les œuvres chaleureusement écrites de M. Saint-Rémy.

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