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HARVARD COLLEGE LIBRARY COOLIDGE FUND

FEB 7 1938

Administration-rédaction, Éd. Dujardin, Charles Guieysse, Maurice Kahn, Georges Moreau

17, rue Séguier, Paris (6)

Les événements de Limoges

Limoges, chef-lieu du département de la Haute-Vienne, est une ville de 85 à 90.000 habitants, parmi lesquels on compte une population ouvrière d'environ 30.000 personnes. Les deux industries principales du pays sont : celle de la porcelaine (environ 12.000 individus); celle de la chaussure (environ 4.000). La concentration industrielle y est assez avancée : dans la porcelaine, par exemple, la maison Charles Haviland occupe 1.500 ouvriers; la maison Théodore Haviland, 1.200; d'autres maisons (Guérin, Gérard, Ahrenfeldt, Pouyat, etc.,) de 4 à 500; - dans la chaussure, la maison Monteux, de beaucoup la plus importante, occupe un millier d'ouvriers; la maison Fougeras, 400.

I. Les conflits (novembre 1904-avril 1905)

« Au mois de novembre 1904, écrit, dans le Mouvement socialiste du 15 mai, M. Gabriel Beaubois (1), les coupeurs en chaussure, émus de voir leur corporation envahie par les apprentis, demandèrent au patronat de limiter à 10 p. 100 le nombre de ces derniers..... Il y avait des abus criants. A la maison Monteux, les apprentis étaient au nombre de 37 pour 70 ouvriers. Les coupeurs demandaient en outre un salaire de 4 fr. (au lieu de 2 fr. et 2 fr. 50 accordés par les patrons), pour les jeunes gens ayant terminé leur apprentissage. Ils voulaient faire cesser ainsi une forme d'exploitation patronale qui consiste à prolonger indéfiniment le temps de l'apprentissage. »>

(1) Gabriel Beaubois est le pseudonyme d'un écrivain socialiste qui a donné à" PAGES LIBRES sous son nom - plusieurs études économiques remarquées. Gabriel Beaubois a suivi jour par jour, en ces derniers temps, le mouvement ouvrier limousin; il en trace un tableau complet, encore qu'un peu tendancieux, dans deux articles du Mouvement Socialiste: Le Mouvement ouvrier à Limoges, numéros des 15 mai et 1 juin 1905. J'emprunte à ces articles l'exposé de quelques faits qui m'ont été confirmés à Limoges, mais que Gabriel Beaubois connaît mieux que moi, pour y avoir assisté, à l'époque.

Le 14 novembre, les patrons refusaient. Les coupeurs se mirent en grève.

Au début, ils ne furent pas soutenus par les autres catégories de la chaussure. Mais bientôt, les cordonniers de quelques maisons se solidarisèrent avec les grévistes et quittèrent le travail. Des manifestations eurent lieu : « Le jeudi 8 décembre, les grévistes s'opposèrent à la rentrée des ouvriers de l'usine Monteux [où des cordonniers avaient consenti à remplacer les coupeurs]. La rentrée n'eut pas lieu. >> Quelques jours plus tard le conflit était terminé : les ouvriers obtenaient des avantages.

Vers la fin de janvier, nouvelle grève à l'usine Monteux : la cause? une grève avait éclaté à l'usine Monteux de Paris sur une question de renvoi : les ouvriers de Limoges firent cause commune avec leurs camarades de Paris. Cette solidarité surprit désagréablement M. Monteux, qui, ayant deux usines, l'une à Paris, l'autre à Limoges, s'accommodait fort bien d'une grève à Paris, si Limoges continuait à travailler les ouvriers de Limoges faisaient la besogne de ceux de Paris, et tout était dit. Une double grève était plus gênante. Elle força M. Monteux à donner satisfaction à ses ouvriers de Paris et en même temps à ses ouvriers de Limoges.

Ce succès provoqua bientôt une grève à la maison Fougeras : « Les cordonniers demandent la suppression du travail aux pièces, le renvoi du directeur Crouzière [coupable de renvois injustes, véritable << contremaître garde-chiourme » ], le renvoi de renégats venus de Paris pour remplacer les coupeurs en grève. » Soutenus par les cordonniers des autres maisons, énergiquement décidés eux-mêmes à obtenir satisfaction, les grévistes tiennent bon. Le samedi 25 mars, M. Fougeras accepte les propositions qu'il avait écartées au début de la grève.

Ces quatre mois de luttes, et les succès auxquels elles aboutirent, exercèrent une influence considérable sur les ouvriers de l'industrie porcelainière.

Dans la seconde semaine de février, les peintres de la maison Théodore Haviland se mettent en grève. A la suite d'une diminution, d'abord acceptée, de 30 p. 100 sur les tarifs aux pièces, les peintres, sur l'initiative de leur Chambre syndicale, demandent la suppression du travail aux pièces; dans une entrevue avec la délégation ouvrière, M. Th. Haviland avait déclaré accepter le travail à la journée, mais proposé des prix inacceptables. -La grève se termina à l'avantage des peintres. En même temps, les garçons de magasins obtenaient un relèvement de salaires de 10 p. 100.

La victoire des peintres ouvrait la porte à une nouvelle série de conflits. Le directeur de l'atelier de peinture, le contremaître Penaud, ne put considérer que comme une défaite personnelle la suppression

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du travail aux pièces. Il en vivait : « Penaud, me dit M. Pierre Bertrand, rédacteur en chef du Réveil du Centre (1), - avait ses têtes. Il favorisait les uns au détriment des autres. On voyait un mauvais ouvrier gagner 150 francs par quinzaine, tandis qu'un bon ouvrier n'atteignait que 40 francs. Il y a, en effet, du «bon » et du «mauvais >> travail il y a du travail qui se fait facilement, d'autre qui se fait péniblement. Penaud réservait le bon travail pour ses créatures. On ne pouvait gagner sa vie sans s'être assuré, par des amabilités, des gracieusetés, des dons en nature et en argent - la bienveillance du contremaître. » Les femmes et les jeunes filles étaient soumises à des exigences d'un caractère particulier, établies par de nombreux témoignages écrits.

La suppression du travail aux pièces privait Penaud d'une source appréciable de profits. Il fit tout son possible pour en amener le rétablissement : aidé par ses créatures, il tracasse les ouvriers, « les fait attendre pour leur donner du travail, puis exige qu'ils rattrapent le temps perdu ». Le 1er mars la Chambre syndicale vote un ordre du jour, flétrissant ces agissements.

Tandis que chez Th. Haviland la situation devient de plus en plus critique, des conflits éclatent à l'usine Gérard, à l'usine Charles Haviland. Chez ce dernier, les parents (femmes, frères, sœurs, enfants) des grévistes sont jetés à la porte.

La menace d'un lock-out général fait son apparition; le Réveil du Centre en signale les premiers bruits dès le 18 mars (2).

Devant ces menaces, les ouvriers abandonnent leurs revendica

tions.

Mais un grave incident survient à l'usine Th. Haviland :

Sur l'instigation de Penaud, deux peintres sont renvoyés pour prétendue malfaçon. Tous les peintres quittent le travail et demandent leur réintégration. Les deux ouvriers sont réintégrés. Mais les peintres sont à bout de patience: ils ne veulent plus tolérer Penaud; ils ont assez souffert de ses vexations de toutes sortes, de ses injustices; ils sont révoltés contre ses agissements odieux; ils demandent son renvoi.

Une réunion des ouvriers de la maison Th. Haviland, toutes parties réunies, a lieu le jeudi 30 mars. Par vote à bulletin secret, la décision des peintres est approuvée. Une délégation d'ouvriers de tous les ateliers est nommée pour avoir entrevue avec Th. Haviland. De son côté, le secrétaire de la Fédération de la Céramique lui écrit pour lui donner le

(1) Journal quotidien « d'Union Républicaine Socialiste ». — VI. La situation politique.

Voir plus loin,

(2) Dans une lettre du 18 mars, la Commission de la Chambre syndicale patronale écrit: ..... Ayant pu solutionner les conflits existants à la Société des porcelaines G. D. A. (Gérard) et chez MM. Haviland et C, la Commission rapporte la décision prise à l'égard de la fermeture des usines de l'Union des fabricants du Limousin, pour la date du mardi 21 mars 1905 ». Cité par

Pierre Bertrand Les fusillades de Limoges, dans la Vie socialiste, du 5 juin 1905.

résultat du vote, au sujet du renvoi de Penaud et pour lui demander, aussi, une entrevue pour l'après-midi. Haviland ne daigne pas répondre. A 4 heures, plus de 500 ouvriers quittent le travail et se rendent à la salle des conférences où ils décident de ne rentrer à l'usine que lorsque Penaud sortirait (1).

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Le 4 avril, nouvelle menace d'un lock-out; mais les ouvriers, cette fois, ne se laissent pas intimider.

Un autre incident, analogue à l'incident Penaud, éclate à ce moment à la maison Ch. Haviland: un autre contremaitre, Sautour, membre du Sillon limousin, était accusé par les ouvriers d'avoir congédié un ouvrier coupable d'avoir fait enterrer son enfant civilement. L'intervention des ouvriers fit réintégrer l'ouvrier congédié. Sautour menaça de représailles. Les ouvriers demandèrent son renvoi.

Les patrons sont plus que jamais décidés à exécuter leur menace. Le ministre de l'Intérieur, ému de la situation, leur demande un délai de 48 heures. Ils y consentent. Des tentatives de conciliation sont faites par le préfet. Les ouvriers subordonnent le conflit Sautour au conflit Penaud. S'ils obtiennent satisfaction sur le second point, ils abandonneront le premier. M. Théodore Haviland propose alors d'accorder à Penaud un mois de congé, après quoi, il rentrerait à l'usine pour une durée de cinq mois, comme ouvrier dans un autre service :

La formule de transaction ne prévoyait rien au-delà. Passé ce délai, Th. Haviland pouvait réintégrer Penaud dans ses fonctions de directeur de la peinture. La délégation ouvrière refusa. Les pourparlers furent rompus. Le lendemain, jeudi 13 avril, le délai demandé par le ministre étant écoulé, 12.000 ouvriers de vingt-quatre fabriques furent obligés d'abandonner le travail (2).

On pouvait dès lors s'attendre aux pires événements.

II. -Les 15, 16 et 17 avril

On ne jette pas impunément 12.000 ouvriers sur le pavé d'une ville de garnison. - Mais l'imprudence était particulièrement grande à Limoges, où, un mois plus tôt, de mémorables troubles avaient. marqué l'entrée dans la ville du général Tournier. C'est le 14 mars, en effet, que le général Tournier, réactionnaire notoire, nommé commandant en chef du douzième corps d'armée, avait été reçu à coups de sifflets par une population que cette nomination froissait dans ses opinions républicaines. Les officiers de la suite du général avaient été injuriés, frappés même, assure-t-on. Ils en avaient conservé un

(1) Gabriel Beaubois (Mouvement socialiste du 1o juin).
(2) Id., ibid.

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