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Olschki 5-20-30 20878

LES DEUX RIVES

DE LA
LA PLATA.

Montevideo. — Buenos-Ayres. — Rivera. — Rosas.

Après un séjour de quelques mois seulement, tant à Buenos-Ayres qu'à Montevideo, un voyageur qui ne fait pas profession d'écrire, et que la curiosité seule a porté dans ces contrées lointaines, ne peut avoir la prétention de tracer un tableau fidèle et complet de leur état politique et social. Sans parler même de l'insuffisance de l'observateur, trop d'obstacles s'opposent, sur la rive gauche de la Plata comme sur la rive droite, à la connaissance de la vérité, pour que tout homme de bon sens ne doive pas se défier extrêmement de ce qu'il lit, de ce qu'il entend dire et de ce qu'il voit ou croit voir, tant à l'égard des personnes qu'à l'égard des choses. Aussi, convaincu qu'il faut pénétrer fort avant dans le sein d'une société et résider très longtemps parmi elle, pour espérer la bien connaître et pour acquérir le

droit de la juger, nous nous bornerons modestement à enregistrer ici quelques souvenirs personnels, et à reproduire quelques impressions de bonne foi, qui seront au moins complètement exemptes de tout esprit de parti, et de toute idée formée à l'avance sur les deux villes dont nous avons à parler. Nous déclarons en outre, ce qui est plus important, que nous n'avons nullement l'intention de rentrer dans l'examen de la question de la Plata, considérée au point de vue politique, et que nous n'en dirons rien ou presque rien. Ce n'est pas assurément que tout ait été dit sur la question de la Plata, et qu'il ne reste pas un grand nombre de faits intéressans à révéler, un grand nombre d'erreurs à rectifier, de mensonges à combattre, d'omissions à réparer. Il est très rare que tout soit dit sur les questions contemporaines. Mais, sans rechercher le pourquoi, on conviendra qu'un pareil examen ne répondrait à aucun besoin de l'esprit public en ce moment. Nous croyons donc devoir nous en abstenir. Néanmoins, comme nous ne voulons pas laisser le moindre doute sur notre opinion, nous dirons en peu de mots que nous tenons la question de la Plata pour bien et dûment terminée. Grace à la sagesse et à l'habileté de M. l'amiral de Mackau, la France a pu honorablement rétablir avec Buenos-Ayres des relations pacifiques et régulières, sans compromettre sa position ni son commerce à Montevideo, et en obtenant le seul résultat qu'elle ait voulu atteindre dès l'origine du différend, c'est-à-dire une satisfaction pour le passé dans l'indemnité, une garantie suffisante pour l'avenir dans le traitement de la nation la plus favorisée. Toute la convention du 29 octobre est dans ces deux stipulations, qui ont mis fin à un état de choses de plus en plus embarrassant, qui ont rendu à la France la libre disposition de forces considérables, au moment où elle en avait le plus besoin, et qui ont dégagé ses intérêts du milieu de querelles étrangères à la sienne, dans lesquelles il eût été à désirer qu'elle ne fût jamais entrée. Telle est notre opinion sur la convention du 29 octobre 1840, et sur la situation fâcheuse, à tous égards, dont elle a été le remède; opinion que nous nous sommes formée d'après une étude consciencieuse des faits sur le théâtre même des évènemens. Il en résulte que l'amiral de Mackau a rendu à son pays un très grand service, quand il a conclu la paix avec le gouvernement de Buenos-Ayres, en s'élevant au-dessus de toute considération autre que l'intérêt de la France et en rétablissant l'empire de principes salutaires qui avaient été trop méconnus. Vainement a-t-on essayé de faire prendre le change sur ce point à l'opinion publique. C'est une cause gagnée en

dernier ressort, malgré toutes les protestations de la partie adverse, qui n'a pas toujours été assez scrupuleuse dans le choix des moyens d'attaque et qui pourtant n'en a pas mieux réussi.

Notre intention n'est pas non plus de donner de longs détails sur le passé de Buenos-Ayres et de Montevideo, et par là nous entendons non-seulement le passé déjà ancien, mais encore le passé d'une date récente. Ce n'est pas une histoire, même abrégée, des deux républiques de la Plata que nous voulons écrire : ce sont tout simplement quelques souvenirs que nous livrons au courant de la publicité. L'autre tâche serait trop vaste, et, si nous en croyions notre expérience personnelle, nous dirions qu'il est maintenant impossible de l'exécuter de manière à satisfaire les esprits sérieux. Aucune partie de l'histoire contemporaine ne présente plus d'obscurités et moins de documens connus ou accessibles pour y porter la lumière. Quelques explications suffiront au passage pour faire comprendre les événemens du jour, dont nous aurons à parler, ou plutôt pour éclairer nos observations générales sur l'état du pays.

Maintenant nous pouvons entrer en matière. Mais on nous permettra de n'établir d'avance aucune division rigoureuse, n'ayant à présenter qu'un tableau dont les diverses parties se tiennent et naissent les unes des autres sur un fond commun, dans la même atmosphère politique et sociale.

Le fleuve de la Plata, formé par la réunion du Parana et de l'Uruguay, au-dessous de l'île de Martin-Garcia, sépare deux états, dont l'un s'appelle officiellement la Confédération Argentine, et l'autre la République Orientale de l'Uruguay. Montevideo est la capitale de ce dernier. Buenos-Ayres a été constitutionnellement la capitale du premier; aujourd'hui Buenos-Ayres n'est plus que la capitale de la province du même nom, province dont le gouvernement est chargé des relations extérieures de toutes les autres. Nous dirons tout à l'heure combien la réalité s'éloigne des apparences et de la titulature officielle, en ce qui concerne le pouvoir de Buenos-Ayres sur les provinces dites confédérées. Quand on arrive par mer dans cette partie de l'Amérique du Sud qu'on pourrait appeler le bassin de la Plata, la ville de Montevideo se présente la première sur la rive gauche du fleuve, dont la largeur est encore lå de près de vingt lieues. Buenos-Ayres est à quarante lieues plus haut, sur la rive droite, et néanmoins, à une si grande distance de son embouchure, le fleuve y conserve dix lieues de largeur; car la nature a travaillé dans le Nouveau-Monde sur une échelle gigantesque, ce qu'il ne faut jamais

perdre de vue quand on s'occupe de l'Amérique. On conçoit que sur un courant d'eau de cette importance, véritable mer intérieure qui présente tous les dangers de la haute mer, aggravés là par le voisinage relatif de la terre et la diminution progressive de la profondeur, il y ait place pour tout le commerce du monde à la fois. Montevideo ne domine donc pas suffisamment l'entrée ou la sortie du fleuve. Aucun bâtiment de guerre ou de commerce n'est obligé d'y toucher pour se rendre à Buenos-Ayres, et les relations de l'une par la voie de mer peuvent être entièrement indépendantes de celles de l'autre; mais, dans la pratique, elles ne le sont pas, et si, au lieu d'appartenir à des républiques différentes, constituées comme exprès pour une rivalité déplorable, Montevideo et Buenos-Ayres appartenaient à un même état régulièrement organisé, ces deux villes auraient bientôt des fonctions distinctes dans le grand corps dont elles seraient des membres si considérables, c'est-à-dire que Buenos-Ayres et Montevideo se développeraient et s'enrichiraient en même temps, sans se porter ombrage, chacune suivant les lois et les avantages de sa position, Buenos-Ayres par une production immense des fruits du pays et par la distribution des produits étrangers sur les marchés intérieurs qu'elle doit approvisionner, Montevideo par le commerce maritime, dont il deviendrait presque exclusivement l'entrepôt. Dans l'état actuel des choses, le port de Montevideo, plus commode et plus sûr que celui de Buenos-Ayres, voit s'accroître de jour en jour son mouvement de navigation, et n'a rien perdu à la levée du blocus de Buenos-Ayres par la France. Il aurait cependant besoin d'être curé et approfondi, ce à quoi le gouvernement ne songe guère et ne peut pas songer, ayant sur les bras une guerre à la fois étrangère et civile qui absorbe tous les revenus de l'état, moins il est vrai par ce qu'elle coûte à soutenir que parce qu'elle sert de prétexte à d'incroyables dilapidations.

Un dictionnaire de géographie fort accrédité, et publié l'année dernière, ne donne à la ville de Montevideo qu'une population de onze mille ames au plus, en ajoutant que cette population était autrefois de vingt-six mille. C'est une erreur bien singulière, et tout le contraire de la vérité. Effectivement Montevideo n'avait peut-être que onze mille ames au plus vers 1820, mais il en a aujourd'hui trente-cinq mille au moins. Prenons terre sur un assez mauvais débarcadère en bois, que l'on traite d'abord fort lestement, et après lequel on soupire ensuite quand on arrive à Buenos-Ayres; à cette foule de négocians qui se promènent en attendant leurs marchan

dises et en causant d'affaires, à cet encombrement de charrettes qui viennent charger ou décharger les embarcations des bâtimens de commerce mouillés à très peu de distance, à cette multitude de manœuvres bronzés, cuivrés, haletans, criant, jurant dans toutes les langues, se révèle une population nombreuse, active, ardente au gain, peu homogène, et sans cesse recrutée par l'émigration européenne. Pénétrons dans la ville; de tous côtés, elle se pave, mal, mais vite; de tous côtés, elle s'étend par des constructions nouvelles qui s'élèvent avec une incroyable rapidité. N'entrez pas dans ces maisons, les plâtres n'y sont pas secs, les papiers n'y sont pas collés, vous y aurez trop froid, vous y contracterez des maladies de poitrine. Mais ces maisons, elles sont toutes habitées; on se les dispute, on les paie fort cher, on s'y entasse pour ne pas vivre dans la rue, et le mouvement des constructions ne suit qu'en boitant celui de la population qui le devance. Vous avez peut-être lu dans quelque voyage pas trop ancien, ou vous avez entendu dire à quelque officier de marine pas trop vieux, que Montevideo était une place de guerre, avec des murailles, des bastions, une citadelle, si bien que Montevideo avait soutenu des sièges; oui, sans doute, mais nous avons changé tout cela. La République Argentine et l'empire du Brésil, en établissant par le traité de 1828 l'indépendance de la République Orientale, ont rendu à Montevideo le service de stipuler que ses fortifications seraient démolies, et elles l'ont été. Aussi, à la première occasion, la ville s'est échappée joyeusement dans la campagne. Plus de portes, plus de remparts, plus de citadelle. De grandes et belles rues se prolongent dans la direction de l'isthme qui fait de Montevideo une péninsule, et l'ont déjà dépassé. On a utilisé, pour faire un marché, l'emplacement de la citadelle et ce qu'il n'a pas fallu démolir. Toute cette partie de la ville appelée le Cordon, et le prolongement de la grande rue du Porton vers la campagne, sont remplis de maisons élégantes, dont les terrasses et les miradores voient de plus près les quintas ou les jardins d'alentour, sans perdre pour cela le spectacle animé du port et la perspective lointaine des grands bâtimens de guerre dont la mâture se détache sur l'horizon lumineux ou se dessine vaguement dans la brume.

Si la plupart des maisons anciennes n'ont qu'un rez-de-chaussée, la plupart des maisons de construction nouvelle, qui sont les plus nombreuses, ont un étage, parce que l'on commence, depuis deux ou trois ans, à sentir la nécessité d'économiser le terrain qui a pris une grande valeur. La ville peut sans doute s'étendre fort loin dans la di

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