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ORAISONS FUNÈBRES.

ORAISON FUNEBRE

DE HENRIETTE-MARIE DE FRANCE,

REINE DE LA GRANDE-BRETAGNE, "

Prononcée le 16 novembre 1668, en présence de Monsieur, frère unique du roi, et de Madame, en l'église des religieuse de Sainte-Marie de Chaillot, où repose le cœur de Sa Majesté.

« Et nunc, reges, intelligite; erudimini, qui judicatis terram. & Maintenant, ô rois, apprenez; instruisez-vous, juges de la terre.» Ps. 11, 10.

MONSEIGNEUR,

Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l'indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu'il élève les trônes, soit qu'il les abaisse, soit qu'il communique sa puissance aux princes, soit qu'il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre foiblesse, il leur apprend leurs devoirs d'une manière souveraine, et digne de lui. Car, en leur donnant sa puissance, il leur commande d'en user comme il fait lui-même, pour le bien du monde; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que pour être assise sur le trône, ils n'en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C'est ainsi qu'il instruit les princes, nonseulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples. « Et nunc, reges, intelligite; erudimini, qui « judicatis terram. >>

Chrétiens, que la mémoire d'une grande reine, fille, femme, mère de rois si puissants, et souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie; ce discours vous fera paroître un de ces exemples redoutables, qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines; la félicité sans bornes, aussi bien que les misères; une longue et paisible jouissance d'une des plus nobles couronnes de

1. Fille de Henri IV et de Marie de Médicis, née en 1609, mariée en 1625 à l'infortuné Charles Ier, roi d'Angleterre ; morte dans l'exil à Colombe, près Paris, le 10 septembre 1669. C'est la mère de la duchesse d'Orléans (Madame), belle sœur de Louis XIV.

l'univers; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulées sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune; la bonne cause d'abord suivie de bons succès, et depuis, des retours soudains, des changements inouïs; la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse; nul frein à la licence; les lois abolies; la majesté violée par des attentats jusqu'alors inconnus; l'usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n'est plus qu'un triste lieu d'exil; neuf voyages sur mer, entrepris par une princesse, malgré les tempêtes; l'Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers, et pour des causes si différentes; un trône indignement renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne aux rois ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs. Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses parleront assez d'elles-mêmes. Le cœur d'une grande reine, autrefois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d'amertumes, parlera assez haut; et s'il n'est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des événements si étranges, un roi me prête ses parole pour leur dire : « Et nunc, reges, intelligite; erudimini, qui judicatis terram: » « Entendez, ô grands de la terre; instruisez-vous, arbitres du monde. »

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Mais la sage et religieuse princesse qui fait le sujet de ce discours n'a pas été seulement un spectacle proposé aux hommes pour y étudier les conseils de la divine Providence et les fatales révolutions des monarchies; elle s'est instruite elle-même, pendant que Dieu instruisoit les princes par son exemple. J'ai déjà dit que ce grand Dieu les enseigne, et en leur donnant et en leur ôtant leur puissance. La reine dont nous parlons a également entendu deux leçons si opposées; c'està-dire qu'elle a usé chrétiennement de la bonne et de la mauvaise fortune. Dans l'une, elle a été bienfaisante; dans l'autre, elle s'est montrée toujours invincible. Tant qu'elle a été heureuse, elle a fait sentir son pouvoir au monde par des bontés infinies; quand la fortune l'eut abandonnée, elle s'enrichit plus que jamais elle-même de vertus. Tellement qu'elle a perdu pour son propre bien cette puissance royale qu'elle avoit pour le bien des autres; et si ses sujets, si ses alliés, si l'Eglise universelle a profité de ses grandeurs, elle-même a su profiter de ses malheurs et de ses disgrâces plus qu'elle n'avoit fait de toute sa gloire. C'est ce que nous remarquons dans la vie éternellement mémorable de très-haute, très-excellente et très puissante princesse HENRIETTE-MARIE DE FRANCE, REINE DE LA GRANDE-BRETAGNE.

Quoique personne n'ignore les grandes qualités d'une reine dont l'histoire a rempli tout l'univers, je me sens obligé d'abord à les rappeler en votre mémoire, afin que cette idée nous serve pour toute la suite du discours. Il seroit superflu de parler au long de la glorieuse naissance de cette princesse: on ne voit rien sous le soleil qui en égale la grandeur. Le pape saint Grégoire a donné dès les premiers siècles

tet éloge singulier à la couronne de France: « qu'elle est autant audessus des autres couronnes du monde que la dignité royale surpasse les fortunes particulières '. » Que s'il a parlé en ces termes du temps du roi Childebert, et s'il a élevé si haut la race de Mérovée, jugez ce qu'il auroit dit du sang de saint Louis et de Charlemagne. Issue de cette race, fille de Henri le Grand, et de tant de rois, son grand cœur a surpassé sa naissance. Toute autre place qu'un trône eût été indigne d'elle. A la vérité elle eut de quoi satisfaire sa noble fierté, quand elle vit qu'elle alloit unir la maison de France à la royale famille des Stuarts, qui étoient venus à la succession de la couronne d'Angleterre par une fille de Henri VII, mais qui tenoient de leur chef, depuis plusieurs siècles, le sceptre d'Ecosse, et qui descendoient de ces rois antiques, dont l'origine se cache si avant dans l'obscurité des premiers temps. Mais si elle eut de la joie de régner sur une grande nation, c'est parce qu'elle pouvoit contenter le désir immense qui sans cesse la sollicitoit à faire du bien. Elle eut une magnificence royale, et l'on eût dit qu'elle perdoit ce qu'elle ne donnoit pas. Ses autres vertus n'ont pas été moins admirables. Fidèle dépositaire des plaintes et des secrets, elle disoit que les princes devoient garder le même silence que les confesseurs, et avoir la même discrétion. Dans la plus grande fureur des guerres civiles, jamais on n'a douté de sa parole ni désespéré de sa clémence. Quelle autre a mieux pratiqué cet art obligeant, qui fait qu'on se rabaisse sans se dégrader, et qui accorde si heureusement la liberté avec le respect? Douce, familière, agréable autant que ferme et vigoureuse, elle savoit persuader et convaincre, aussi bien que commander, et faire valoir la raison non moins que l'autorité. Vous verrez avec quelle prudence elle traitoit les affaires; et une main si habile eût sauvé l'État, si l'État eût pu être sauvé. On ne peut assez louer la magnanimité de cette princesse. La fortune ne pouvoit rien sur elle : ni les maux qu'elle a prévus, ni ceux qui l'ont surprise, n'ont abattu son courage. Que dirai-je de son attachement immuable à la religion de ses ancêtres? Elle a bien su reconnoître que cet attachement faisoit la gloire de sa maison aussi bien que celle de toute la France, seule nation de l'univers qui, depuis douze siècles presque accomplis que ses rois ont embrassé le christianisme, n'a jamais vu sur le trône que des Princes enfants de l'Église. Aussi a-t-elle toujours déclaré que rien ne seroit capable de la détacher de la foi de saint Louis. Le roi son mari lui a donné, jusqu'à la mort, ce bel éloge, qu'il n'y avoit que le seul point de la religion où leurs cœurs fussent désunis; et confirmant par son témoignage la piété de la Reine, ce prince très-éclairé a fait connoître en même temps à toute la terre la tendresse, l'amour conjugal, la sainte et inviolable fidélité de son épouse incomparable.

Dieu, qui rapporte tous ses conseils à la conservation de sa sainte Eglise, et qui, fécond en moyens, emploie toutes choses à ses fing

1 « Quanto ceteros homines regia dignitas antecedit, tanto ceterarum gen«tium regna regni vestri profecto culmen excellit. » (Lib. VI, ep. vi, tom. II, sol. 795.)

cachées, s'est servi autrefois des chastes attraits de deux saintes hẻroïnes pour délivrer ses fidèles des mains de leurs ennemis. Quand il voulut sauver la ville de Béthulie, il tendit, dans la beauté de Judith, un piége imprévu et inévitable à l'aveugle brutalité d'Holoferne. Les grâces pudiques de la reine Esther eurent un effet aussi salutaire, mais moins violent. Elle gagna le cœur du roi son mari, et fit d'un prince infidèle un illustre protecteur du peuple de Dieu, Par un conseil à peu près semblable, ce grand Dieu avoit préparé un charme innocent au roi d'Angleterre, dans les agréments infinis de la reine son épouse. Comme elle possédoit son affection (car les nuages qui avoient paru au commencement furent bientôt dissipés), et que son heureuse fécondité redoubloit tous les jours les sacrés liens de leur amour mutuel; sans commettre l'autorité du roi son seigneur, elle employoit son crédit à procurer un peu de repos aux catholiques accablés. Dès l'âge de quinze ans, elle fut capable de ces soins; et seize années d'une prospérité accomplie, qui coulèrent sans interruption, avec l'admiration de toute la terre, furent seize années de douceur pour cette Eglise affligée. Le crédit de la reine obtint aux catholiques ce bonheur singulier et presque incroyable, d'être gouvernés successivement par trois nonces apostoliques, qui leur apportoient les consolations que reçoivent les enfants de Dieu, de la communication avec le saint-siége.

Le pape saint Grégoire, écrivant au pieux empereur Maurice, lui représente en ces termes les devoirs des rois chrétiens: Sachez, ô grand empereur! que la souveraine puissance vous est accordée d'en haut, afin que la vertu soit aidée, que les voies du ciel soient élargies, et que l'empire de la terre serve l'empire du ciel. » C'est la vérité ellemême qui lui a dicté ces belles paroles car qu'y a-t-il de plus convenable à la puissance que de secourir la vertu? à quoi la force doitelle servir, qu'à défendre la raison? et pourquoi commandent les hommes, si ce n'est pour faire que Dieu soit obéi? Mais surtout il faut remarquer l'obligation si glorieuse, que ce grand pape impose aux princes, d'élargir les voies du ciel. Jésus-Christ a dit dans son Evangile Combien est étroit le chemin qui mène à la vie2! » Et voici ce qui le rend si étroit; c'est que le juste, sévère à lui-même, et persécuteur irréconciliable de ses propres passions, se trouve encore persécuté par les injustes passions des autres, et ne peut pas même obtąnir que le monde le laisse en repos dans ce sentier solitaire et rude, où il grimpe plutôt qu'il ne marche, Accourez, dit saint Grégoire, puissance du siècle; voyez dans quel sentier la vertu chemine, doublement à l'étroit, et par elle-même, et par l'effort de ceux qui la persécutent: secourez-la, tendez-lui la main: puisque vous la voyez déjà fatiguée du combat qu'elle soutient au dedans contre tant de tentations qui ac

1. « Ad boc enim potestas super omnes homines dominorum meorum pietati « cœlitus data est, ut qui bona appetunt adjuventur; ut coelorum via largius pateat, ut terrestre regnum coelesti regno famuletur,» (S. Greg., Ep. lib. III. ep. LXV, tom. II, col. 675.)

2. Matth., VII, 14.

cablent la nature humaine, mettez-la du moins à couvert des insultes du dehors. Ainsi vous élargirez un peu les voies du ciel, et rétablirez ce chemin, que sa hauteur et son âpreté rendront toujours assez difficile.

Mais si jamais l'on peut dire que la voie du chrétien est étroite, c'est, messieurs, durant les persécutions; car que peut-on imaginer de plus malheureux, que de ne pouvoir conserver la foi sans s'exposer au supplice, ni sacrifier sans trouble, ni chercher Dieu qu'en tremblant? Tei étoit l'état déplorable des catholiques anglois. L'erreur et la nouveauté se faisoient entendre dans toutes les chaires; et la doctrine ancienne, qui, selon l'oracle de l'Evangile, « doit être prêchée jusque sur les toits', » pouvoit à peine parler à l'oreille. Les enfants de Dieu étoient étonnés de ne voir plus ni l'autel, ni le sanctuaire, ni ces tribunaux de miséricorde qui justifient ceux qui s'accusent. O douleur! il falloit cacher la pénitence avec le même soin qu'on eût fait les crimes; et Jésus-Christ même se voyoit contraint, au grand malheur des hommes ingrats, de chercher d'autres voiles et d'autres ténèbres, que ces voiles et ces ténèbres mystiques, dont il se couvre volontairement dans l'Eucharistie. A l'arrivée de la reine, la rigueur se ralentit, et les catholiqués respirèrent. Cette chapelle royale, qu'elle fit bâtir avec tant de magnificence dans son palaís de Somerset, rendoit à l'Église sa première forme. HENRIETTE, digne fille de saint Louis, y animoit tout le monde par son exemple, et y soutenoit avec gloire par ses retraites, par ses prières et par ses d ́votions, l'ancienne réputation de la trèschrétienne maison de France. Les prêtres de l'Oratoire, que le grand Pierre de Bérulle avoit conduits avec elle, et après eux les pères capu cins, y donnèrent, par leur piété, aux autels leur véritable décoration, et au service divin`sa majesté naturelle. Les prêtres et les religieux, zélés et infatigables pasteurs de ce troupeau affligé, qui vivoient en Angleterre pauvres, errants, travestis, « desquels aussi le monde n'étoit pas digne, » venoient reprendre avec joies les marques glorieuses de leur profession dans la chapelle de la reine; et l'Eglise désolée, qui autrefois pouvoit à peine gémir librement, et pleurer sa gloire passée, faisoit retentir hautement les cantiques de Sion dans une terre étrangère. Ainsi la pieuse reine consoloit la captivité des fidèles, et relevoit leur espérance.

Quand Dieu laisse sortir du puits de l'abîme la fumée qui obscurcit le soleil, selon l'expression de l'Apocalypse', c'est-à-dire l'erreur et l'hérésie; quand pour punir les scandales, ou pour réveiller les peuples et les pasteurs, permet à l'esprit de séduction de tromper les âmes hautaines, et de répandre partout un chagrin superbe, une indocile curiosité, et un esprit de révolte; il détermine dans sa sagesse profonde les limites qu'il veut donner aux malheureux progrès de l'erreur, et aux souffrances ds son Eglise. Je n'entreprends pas, chrétiens,

1. « Quod in aure auditis, prædicate super tecta. » (Matth., x, 27.) 2. « Quibus dignus non erat mundus. » (Hebr., XI, 38.)

3. Apoc., IX, 1, 2.

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