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il avait grande idée1; il admirait son génie fier, hardi, aussi patient qu'impétueux, passionné de liberté et en même temps respectueux de l'ordre, de la loi, des choses sacrées; le légionnaire surtout l'avait frappé par sa discipline, son patriotisme, son mépris de la mort 2. Nul doute que dès ce temps évangéliser Rome ne fut la secrète ambition de l'apôtre. Six ans plus tard, écrivant aux fidèles de cette ville : « Il y a bien des années, leur disait-il, que j'ai eu un grand désir d'aller vers vous. >>> « Que de fois je l'ai souhaité3! » Mais cet attrait si impérieux demeurait contenu par l'esprit de Jésus. Rome était le domaine de Pierre; Paul n'y devait venir que plus tard pour y joindre son apostolat à celui du chef de l'Église et consacrer l'unité catholique, en faisant de Rome le siège de Pierre et de Paul, mais de Paul soumis à Pierre 4.

Les jours passés à Troas le furent donc dans l'obscurité et dans l'indécision. Paul penchait vers l'Italie, mais il hésitait et ne trouvait aucune lumière dans ses compagnons, habitués à le suivre plus qu'à le guider.

1 Bien que l'apôtre n'eût encore évangélisé que la Syrie et l'Asie Mineure, il ne laissait pas, au cours de ses missions, d'avoir de fréquents rapports avec les Grecs et les Romains. Il les avait connus à Jérusalem, à Antioche, à Cypre, dans les nombreuses colonies romaines qu'il avait traversées.

2 Souvent nous verrons l'apôtre, pour donner à sa pensée couleur et relief, emprunter ses images aux exercices et à l'armement des légionnaires. Rom., XIII, 11-13. II Cor., vi, 7. I Thess., v, 5-8 Ephes., VI, 10-17. II Cor., x, 3-6, etc.

3 Rom., xv, 23; 1, 13.

4 De Smedt, Dissertationes selectæ. Diss. I: DE ROM. S. PETRI EPISCOP., cap. III: Utrum Petrus solus, an simul cum eo Paulus Romanam Ecclesiam rexerit.

Quel choix faire entre ces navires prêts à appareiller, entre ces marins de toute race, Syriens, Italiens, Grecs distingués par leurs costumes, mais également étrangers? Une vision que l'apôtre eut pendant la nuit leva ses doutes. « Un homme de Macédoine lui apparut et lui fit cette prière: Passe en Macédoine et aide-nous. >> «< Aussitôt, ajoute le texte sacré, nous cherchâmes à passer en Macédoine, ne doutant point que Dieu ne nous appelât à y prêcher l'Évangile. »

3

Pour la première fois ici, l'auteur des Actes paraît dans sa narration et se range au nombre des compagnons de Paul'. C'était un gentil, originaire d'Antioche 3, médecin de profession", qui se nommait Lucas ou Lucanus. Les médecins dans l'antiquité, esclaves, affranchis ou de condition libre, étaient communément savants et lettrés 5. Luc avait reçu cette culture intellectuelle, ses œuvres en témoignent; il écrit le grec

1 Un manuscrit du ve siècle contient au xe chapitre des Actes (v. 28) la leçon suivante : « En ces jours des prophètes descendirent de Jérusalem à Antioche. Il y eut une nombreuse assemblée, et quand nous fûmes réunis, l'un d'eux, nommé Agab, se levant, » etc. D'après cette variante, S. Luc, le narrateur, eût été, dès ce temps, au nombre des fidèles; mais ce texte, donné par le seul manuscrit de Bèze, n'a trouvé aucun crédit, il n'est donc que l'expression d'un sentiment particulier.

2 S. Paul (Col., IV, 12-15) le nomme au milieu des gentils qui n'avaient pas reçu la circoncision.

3 Eusèbe, Historia ecclesiastica, III, 4. illustr., 7.

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- S. Jérôme, de Vir.

4 << Lucas medicus carissimus, » Col., Iv, 14. Le docteur Plumptre a relevé, dans le troisième évangile et les Actes, de curieuses traces des connaissances médicales de S. Luc (The Expositor, n° 20, Aug., 1776).

5 Smith, Dictionary of Greek and Roman Antiquities. MEDICUS.

plus purement que les autres apôtres, compose avec plus d'art et de méthode. Ses connaissances précises sur la navigation' et les routes de mer donnent lieu de croire qu'il avait exercé son art dans les villes maritimes, peut-être même à bord de quelque navire. Les infirmités de Paul, quelque accès plus grave de son mal, furent probablement l'occasion qui lia ces deux âmes. Touché des paroles de l'apôtre, le médecin de Troas se donna au Christ, et du même coup à la prédication de l'Évangile.

Ce prompt dévouement le rendit cher à Paul presque à l'égal de Timothée; comme ce dernier, il s'attacha aux pas du maître, partagea ses plus rudes labeurs, le naufrage de Malte, la captivité de Césarée et de Rome. <«< Luc est seul avec moi2, » écrivait Paul à une heure où tous l'avaient abandonné. Moins que Timothée toutefois, Luc reçut l'empreinte de l'apôtre; l'admirant, se consacrant à lui sans réserve, il garda son naturel calme, doux, aussi modéré de parole que d'esprit. Les orages au travers desquels Paul l'entraîna ne troublerent jamais en lui la juste mesure, l'égalité d'âme; il devint sans rien perdre de cet équilibre l'évangéliste et l'historien du plus ardent des hommes. L'Orient est peint dans ses récits avec ses passions changeantes, brusques, impétueuses, mais sobrement, d'une touche ferme et sûre. Le ciel en disposait ainsi afin de nous

1 Si Luc connaissait les termes, l'art de la marine, ce n'était évidemment pas comme homme du métier. Smith, Voy. and Shipwreck, p. 15.

2 II Tim., IV, 11.

ménager un double tableau de l'Église naissante, l'un, tracé par Paul en ses Épîtres, passionné, frémissant des ardeurs de la lutte, l'autre d'une main plus égale, mis en cette lumière paisible qui est celle de l'histoire. Avec Luc le génie grec pénétrait dans l'œuvre de Paul; il y apportait des dons inconnus à l'Orient et qui abondent aux belles rives vers lesquelles voguaient les apôtres l'harmonie, la grâce, les clartés sereines.

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La brise soufflait du midi le jour où Paul et ses compagnons s'embarquèrent à Troas. C'était le vent le plus favorable; car sa force, dans cette partie de l'Archipel, va jusqu'à triompher du rapide courant qui descend des Dardanelles, entre la terre d'Asie et l'île de Ténédos.

La barque des Apôtres, remontant cette passe 2, rangea les bouches de l'Hellespont', puis à l'orient les côtes d'Imbros; de là, tournant au nord-ouest, elle vint jeter l'ancre, pour passer la nuit, à l'abri de Samothrace. Cette île n'a point de port; mais ses monta

1 L'expression εvludρoμńσaμɛv, « nous tirames droit » sur Samothrace, suppose que, se dirigeant vers le nord, ils naviguèrent vent arrière et par le plus court chemin; ils firent, en deux jours, le trajet qui leur en demanda cinq plus tard, par un temps moins favorable. Act., xx, 6.

2 Les hauts fonds rendent la navigation peu sûre entre Lemnos et Ténédos; aussi les marins passent-ils de préférence entre cette dernière ile et la côte d'Asie. Purdy's Sailing Directory, p. 158-189.

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