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tôt que de suivre l'entreprise hardie de Saul'. Mais l'heure de ces dissentiments n'est pas encore arrivée : d'un commun accord, il fut convenu qu'on porterait à Cypre la parole de salut.

Ce dessein mena les apôtres au port d'Antioche, à Séleucie. Une belle route de six lieues environ rattache les deux cités; tracée sur la rive droite de l'Oronte, et à quelque distance de son cours sinueux, elle ondulait d'abord à la base des monts de Piérie, puis tournait au nord-ouest vers la cité maritime. Les trois missionnaires quittèrent Antioche dans l'humble appareil que Jésus avait prescrit à ses apôtres : à pied, << sans sac, ni pain, ni argent dans leur bourse 2 »; ils partaient, comme les oiseaux du ciel, abandonnés au Père céleste3. La première course qu'ils eurent à fournir est pleine de charmes : sur la roche aux teintes de pourpre verdoient d'épais taillis, lauriers roses, myrtes, arbousiers mêlés aux chênes nains et aux sycomores; de nombreux ruisseaux, tombant de la montagne, traversent la route pour arroser les champs qui bordent l'Oronte; au delà du fleuve, des collines boisées ceignent le val de Daphné et le cachent au regard. Ils cheminaient allègrement, assurés de rencontrer sur les rives de la mer des frères qui les accueilleraient, et par eux un prompt moyen de passer à Cypre.

Séleucie, en effet, était le port le plus fréquenté de

1 Act., XIII, 13. 2 Marc., VI, 8. 3 Matt., vi, 26.

la Syrie; des côtes voisines, aussi bien que des bords lointains de la Méditerranée, on y venait trafiquer des richesses que les caravanes d'Orient apportaient à Antioche. Tout ce que Tarse n'attirait point prenait cette voie. Les Séleucides, comprenant l'importance d'un tel entrepôt, prirent soin d'y ménager une rade vaste et sûre. Afin d'éviter la houle, qui presque toujours bat violemment ces plages, on opposa aux assauts du large des môles qui formèrent, comme à Césarée, un bassin d'eaux tranquilles. L'étroit chenal de ce havre s'ouvrait au nord, tandis qu'à l'ouest et au sud la digue rompait la mer et le vent'.

Les trois compagnons trouvèrent aisément passage sur une barque en partance; bientôt la ville, appuyée aux rochers abrupts, le golfe de l'Oronte, puis les cimes elles-mêmes du Cassius disparurent à leurs yeux. Quelques heures plus tard Barnabé et Marc reconnaissaient vers l'ouest l'île de Cypre, leur patrie. Salamis, où ils abordèrent, était la plus importante cité de la côte orientale. La richesse des plaines qui l'entourent et la prospérité de son commerce avaient attiré des Juifs assez nombreux pour que la ville comptât plusieurs synagogues. Les apôtres prêchèrent la parole de Dieu avec un nouveau fruit dans cette terre déjà propice, car les Israélites de Cypre, évangélisés par ceux de leurs compatriotes qui fuyaient la persécution de

1 Polybe, v, 59. Telle était la solidité de ces ouvrages, qu'aujourd'hui encore les assises en demeurent presque intactes : à peu de frais on fera de Séleucie la tête des voies ferrées qui reprendront le chemin des anciennes caravanes, l'Euphrate, la Perse et l'Inde.

Jérusalem, avaient reçu favorablement la Bonne Nouvelle', c'est même d'eux qu'était venu le premier essai de prédication adressé non plus aux fils d'Israël, mais aux païens d'Antioche 2.

Barnabé, que des liens de parenté et d'origine rattachaient aux Juifs de l'île 3, eut la première part en ce ministère et devint l'apôtre de Cypre, où il rentra plus tard, dès qu'il fut séparé de Saul. Ce dernier, au contraire, demeura de tout temps comme étranger à cette Église; il n'y reparut jamais, bien qu'à diverses reprises il ait côtoyé les rivages de l'île; aucune mention n'en est faite dans ses Épîtres : évidemment Saul ne voyait point là le propre champ de son apostolat.

Il ne laissa point en cette rencontre d'y travailler, et avec d'autant plus d'ardeur, que de toutes les formes du paganisme, il n'en était point qui corrompit et endurcît les âmes à l'égal du culte qui dominait à Cypre. Vénus était la divinité de l'île, non la Vénus des Grecs, type de grâce et de beauté, mais la déité brutale des Orientaux. Imaginée par la race de Cham pour diviniser et consacrer les plus grossiers plaisirs, cette déesse était adorée sous le nom de Dercéto par les Cananéens d'Ascalon, sous celui d'Astarté par les Phéniciens; mais c'étaient partout mêmes honneurs. Syriens, Moabites, Philistins, livrés à ces honteux mystères, en avaient fait pour Israël une cause incessante de séductions et de chutes. Les Phéniciens les portèrent sur

Act., Iv, 36; XI, 19; xxI, 16.

2 Id., XI, 20. Voir Saint Pierre, chap. 1x, p. 220, éd. in-8°; p. 197, éd. in-12.

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eux,

tous les rivages où leurs flottes abordaient: Cypre, placée sous leur main et de bonne heure peuplée par en était infectée. Le doux climat de l'île favorisait cette dissolution pour la fécondité c'était l'Égypte ', non l'Égypte monotone dans sa splendeur, mais avec des vallées ombreuses 2, des montagnes gracieuses et hardies, fraîche, se baignant dans les flots bleus. Quand les Grecs, occupant l'île, y trouvèrent le mythe grossier des Sémites, ils s'ingénièrent à l'épurer. A les entendre, le sang fécond d'Uranus (le Ciel) répandu dans la mer de Cypre y avait fermenté, et, de la blanche mousse des vagues, Aphrodite était sortie 3. Colombes et dauphins avaient traîné son berceau de nacre aux rives voisines où des temples s'élevèrent sur les montagnes de l'île, à Idalie, à Amathonte 1, à Paphos. Dans le dernier de ces sanctuaires nul sang de victime n'était répandu; on n'y offrait jour et

1 Élien, de Natura animalium, v, 56.

2 Cypre, à l'origine, était couverte de forêts de cèdres et de cyprès; le buis y abondait et servait aux Tyriens à enchâsser l'ivoire qui formait le pont de leurs navires (Ezech., XXVII, 6). Le cyprès, qui doit son nom à l'île, en a presque disparu, les constructeurs recherchant ce bois pour sa dureté et son agréable odeur. L'Angleterre, depuis qu'elle a pris en main le gouvernement de Cypre, interdit tout déboisement; elle atténuera ainsi les sécheresses qui sont le fléau du pays. La vigne est également l'objet de ses soins, et, à juste titre, car l'île entière jusqu'à l'altitude de 1,200 mètres, peut être transformée en vignobles de grand rapport, et sur bien des points d'excellent cru.

3 Hésiode, Theogonia, 188 et sq. ̓Αφροδίτην.

Homère, Hymn., v, Eiç

▲ Dali marque l'emplacement des bosquets d'Idalie qui burent le sang d'Adonis. A Amathonte, cité phénicienne, on adorait Vénus Astarté, et près d'elle Melkart (l'Hercule tyrien).

nuit sur cent autels que des fleurs et de l'encens '.

Telle les Grecs dépeignirent Cypris une beauté éternelle, objet de pur amour, la Vénus céleste que Platon adorait 2. La vraie divinité de Cypre était d'autre sorte; elle étalait à Paphos sa cynique impudeur sous la forme d'une pierre taillée 3, symbole de la force génératrice. C'est en son honneur que s'accomplissaient, sous les ombrages voisins, de honteux sacrifices 1.

L'attachement des Cypriotes à ce culte immoral dénote le caractère de leur religion; la sensualité et la passion du gain en faisaient le fond, jusqu'à ne laisser' place ni aux remords ni au dégoût, qui partout ailleurs inclinaient tant de gentils vers le mosaïsme. Entre ces marchands corrompus, vrais fils de Cham, et les Israélites, leurs rivaux dans le commerce de l'île, la séparation était absolue, les haines féroces; car, un demi-siècle plus tard, les Juifs, se jetant sur les païens qui les entouraient, en égorgèrent 240,000. L'animosité que révèle cet horrible massacre ne permet guère d'admettre à Cypre l'existence de ces nombreux prosélytes qui,

1

Ipsa Paphum sublimis abit, sedesque revisit
Læta suas, ubi templum illi, centumque Sabæo
Thure calent aræ, sertisque recentibus halant.
VIRGILE, Eneid., 1, 415 et sq.

2 Platon, Symposion, VIII, IX, XXVIII, XXIX.

3 << Simulacrum deæ, non effigie humana, continuus orbis latiore initio tenuem in ambitum, metæ modo, exsurgens. » Tacite, Historiæ, 11, 3. Τὸ δὲ ἄγαλμα οὐκ ἂν εἰκάσαις ἄλλῳ τῳ ἢ πυραμίδι λευκῇ, ἡ δὲ ὕλη ἀγνοεῖται. Maxime de Tyr, 38.

4 Preller, Griechische Mythologie, II, 8: APHRODITE.

5 Dion Cassius, LXVIII, 32.

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Eusèbe. Historia ecclesiastica,

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