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CHAPITRE 1er

Des raisons de décider.

Rien n'est plus formellement démontré par l'histoire que l'action de la jurisprudence sur la formation, le progrès et le maintien des civilisations; elle peut varier dans son intensité, mais elle reste toujours puissante et féconde. On croirait, au moment où on écrit enfin la loi, où s'accomplit l'œuvre nécessairement tardive de la codification, que cette action va singulièrement s'amoindrir le législateur se persuade aisément qu'il a tout réglé et tout prévu; que sa création se suffit à elle-même ; que la justice n'aura désormais qu'à prêter main forte au droit et à vaincre d'aveugles résistances. Illusions bientôt dissipées! Des la

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cunes sont découvertes par la sagacité des intérêts en éveil des antinomies se révèlent dans ces textes qu'on avait crus d'accord; des principes empruntés à l'histoire dépassent la formule trop étroite dans laquelle on les avait enfermés; des besoins nouveaux, des nécessités imprévues nés du mouvement des affaires et du changement des mœurs cherchent en vain des règles qui les gouvernent, ou luttent contre des règles qui les compromettent ou les gênent. Dès lors recommence, pour s'agrandir incessamment, la tâche de la jurisprudence : il faut qu'elle comble les lacunes, qu'elle résolve les antinomies, qu'elle assure des satisfactions aux intérêts qui réclament, des éléments aux lois à venir (1).

Ainsi définie, la tâche de la jurisprudence est donc essentiellement complexe; car elle comprend à la fois le présent et l'avenir : le présent, puisqu'elle résout les difficultés

(1) Cour de cassation, audience solennelle de rentrée du 3 novembre 1858, présidence de M. le premier président Troplong. Discours de M. l'avocat général Raynal; les Olim () du parlement de Paris.

(*) On appelle ainsi les arrêts rendus par le Parlement de 1254 à 1318. Les Olim sont contenus en 4 vol. sur parchemin, petit in-fo, d'écriture gothique, de mains diverses, déposés aux archives de l'État.

qui s'élèvent actuellement sur l'interprétation et l'application des lois; l'avenir, puisqu'elle prépare les éléments de celles qui seront appelées à nous régir par la suite.

C'est qu'en effet, pour respectable que soit toute loi, il faut bien reconnaître qu'une loi n'est pas une règle immuable : loin de là, chaque année, chaque jour presque apporte sa modification aux textes en vigueur; et combien de changements n'avons-nous pas vu la fortune des temps apporter à la loi fondamentale elle-même de l'État, soit sous le nom de Charte, soit sous le nom de Constitution!

Toutefois, et quel que soit l'avenir qui lui soit réservé, on ne saurait le proclamer trop hautement, tant qu'elle existe, la loi doit être respectée aussi, repoussant avec un profond mépris tous les vains subterfuges à l'aide desquels on cherche trop souvent à faire fraude à sa disposition, ce que nous nous appliquons surtout à reconnaître, c'est le mode le plus légitime d'exécution, c'est l'application la plus exacte de son esprit et de sa lettre.

Sous ce double rapport, les décisions déjà rendues par les tribunaux saisis des contesta

tions auxquelles une interprétation divergente de la loi a pu donner naissance, constituent une jurisprudence, établissent des précédents qui servent de bases aux décisions à intervenir. Cependant, il faut le reconnaître, bien rarement deux espèces se présentent absolument identiques; bien rarement arrivera-t-il qu'elles coïncident exactement sur tous leurs points, et que les circonstances dans lesquelles elles se produisent soient précisément les mêmes : aussi ne saurait-on user de trop de circonspection et de réserve dans l'application aux espèces nouvelles des décisions antérieurement rendues, ni rechercher avec un soin trop attentif leur esprit et leur sens. C'est pour mieux apprécier ces décisions antérieures que nous allons tout d'abord, et dans le présent chapitre, examiner quelles étaient les raisons de douter, quelles étaient les raisons de décider, et quelles furent celles qui déterminèrent les sentences rendues.

Rappelons d'abord les textes sur lesquels les doutes se sont élevés et les motifs de ces textes les décisions rendues seront l'objet du chapitre suivant.

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