plusieurs d'entre eux, qui peut-être entendent affez médiocrement le Tafle, ont accufé Boileau de ne l'avoir pas entendu ; & fe font prévalus de cet adage de Quintilien : Il ne faut juger les grands Hommes qu'avec modeftie & retenue, de peur de condamner ce que l'on n'entend pas. , Ce précepte est assurément de la plus grande fageffe; mais voici quelque chose d'embarraffant, c'est qu'aux yeux des gens de goût Boileau est devenu lui-même un de ces grands Hommes qu'il n'est plus permis de juger légèrement fans courir le même risque dont Quintilien a voulu nous garantir. Tachons, pour y échapper de bien pénétrer le sens de cette expreffion avant d'en examiner la justeffe ; & dans la crainte de nous laifer conduire à des guides prévenus ou infidèles, ne choififfons pour expliquer Boileau, d'autre interprète que lui-même. > Plusieurs années après, dans fon Art Poénique, étant revenu à parler du Tafle, il en parla plus modérément. Je ne veux point ici lui faire son procès; Comme, ce n'est point avec du clinquant que l'on peut illustrer få patrie, que cette expression est décisive dans un Auteur qui ne dit i jamais que ce qu'il veut dire, on pourroit en conclure que Boiksu étoit alors revenu de ses préventions. Mais en difant, Quoi que notre fiècle à fa gloire publie, n'a-t-il pas l'air de mettre quelque restriction an jugement de fon fiècle? Et le vers, Je ne veux point ici lui faire fon procès, n'indique-t-il pas que s'il s'en étoit voulu donner la peine, il se croyoit en droit d'intenter ce procès littéraire ? Voici qui nous apprendra ce que nous en devons croire: c'est l'Abbé d'Olivet, dans l'Histoire de l'Académie, à l'Article le Clerc. >> Puisque l'occasion m'y invite, & que d'ail> Jeurs c'est un point de critique affez curieux, » je vais rapporter ce que M. Defpréaux dit >> peu de temps avant sa mort, à une perfonne qui lui demandoit s'il n'avoit point changé >> d'avis fur le Tasse. J'en ai fi peu change, >> dit-il, que relifant dernièrement le Talle >> je fus très-fâché de ne m'être pas expliqué >> un peu au long fur ce sujet, dans quelqu'une >> de mes réflexions fur Longin. J'aurois com» mencé par avouer que le Tafie a été un génie >> fublime, étendu, heureusement né à la poé> sie & à la grande poésie. Mais enfuite venant à l'usage qu'il a fait de ses talens, j'aun rois montré que le bon fens n'est pas tou>> jours ce qui domine chez lui; que dans la >> plupart de ses narrations, il s'attache bien » moins au néceffaire qu'à l'agréable; que fes >> descriptions font presque toujours chargées » d'ornemens superflus; que dans la peinture des plus fortes passions, & au milieu du trou>> ble qu'elles venoient d'exciter, souvent il dégénère en traits d'esprit, qui font tout-à>> coup cesser le pathétique ; qu'il est plein * d'images trop fleuries, de tours affedés, de دو >> pointes & de pensées frivoles, qui, loin de >> pouvoir convenir à fa Jérufalem, pouvoient » à peine trouver place dans fon Aminte. Or,. >> conclut M. Defpréaux, tout cela oppofé à la sagesse, à la gravité, à la majesté de Vir>>>gile, qu'est-ce autre chose que du clinquant » oppofé, à de l'or? >> J'étois présent à ce discours, ajoute l'Abbé d'Olivet, & je m'apperçois que l'envie de >> recueillir jusqu'aux moindres leçons d'un fi >> grand Maître, m'a presque fait perdre de » vue M. le Clerc. «. Cecin'est plus un vers, un trait, une boutade faririque, c'est un avis détaillé, motivé d'après une lecture récente, dans l'âge où celui de nos Poëtas qui a eu le plus de bon fens & de goût avoit le plus perfectionné l'un & l'autre. Qui ofera le contredire, taxer d'abfurdité ce que l'Abbé d'Olivet appeloit une leçon, & traiter en écolier celui qu'il regardoit comine un fi grand Maitre ? Mais fi l'on est de son avis, que devient la réputation du Taffe ? Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Cet avis est-it juste ou injuste ? Voilà la question. Admirateur de Boileau, Admirateur du Tasse, je vais tâcher finon de la réfoudre, au moins de l'éclaircir. Boileau regrettoit de ne s'être pas étendu fur ce fujer, dans une de ses réflexions sur Longin. Je le regrette plus que lui. Je ne me flatte point de fuppléer à ce qu'il auroit pu dire; mais pour m'en rapprocher autant qu'il est en mon pouvoir, je fuivrai fcrupuleusement la division qu'il a établie, & le plan qu'il a tracé. Que le Tasse eût un génie fublime, étendu, heureusement né à la poésie & à la grande poésie c'est ce dont il est impoffible de douter quand on a lu fon Poème. Les inventions y font grandes & élevées, les caractères nobles & foutenus, les pensées & les fentimens pleins de force & de chaleur, les difcours éloquens, les descriptions riches & variées, le plan régulier fans étre monotone, les évènemens furprenans quoique naturellement amenés, épisodes intéresfans, le style rapide, harmonieux, poétique. On voit enfin qu'il avoit été saisi par son sijet, & que l'enthoufrasme qui lui dicta l'invocation de son Poëme, l'accompagna jusqu'à la fin. les L'évènement qu'il entreprit de célébrer étoit alors d'un intérêt général. La mémoire des anciennes Croisades n étoit pas éteinte. Il y avoit à peine un siècle qu'on avoit été fur le point d'en former une nouvelle (1); & bien des gens espéroient encore de voir renaître quelqu'une de ces cruelles & pieuses extravagances. Le Tasse, entraîné par l'esprit de son siècle, le défiroit lui-même, on le voit dans une de ses Lettres (2); & au commencement de fon Poëme, (1) Le Pape Pie II en étoit le Promoteur, & vouloit en être le Chef: il mourut en s'occupant de ce projet. (2) Un Littérateur estimé, Horace Lombardelli, après avoir donné beaucoup d'élogesà la Jerufalem délivrée, en avoit défapprouvé le titre ; & l'un de ses motifs, bon ou mauvais, étoit que les Turcs en pourroient faire un sujet de raillerie contre les Chrétiens qui avoient reperdu Jérufalem. Le Tafie, en lui répondant, dit qu'il ne croit point à ces plaifanteries Turques; mais qu'au reste, des rail , , il promet à Alphonse que si le peuple Chretien jouit enfia de la paix & fe raffemble pour enlever aux Infidèles leur riche & injufte proie il fera choisi pour chef de l'entreprife (1). A cet intérêt commun, il en joignit un particulier, à l'exemple de Virgile & de Arione. Virgile, pour flatter Auguste, chanta l'origine fabuleuse de la race de cet Empereur, & dans le cours de son Poëme il en ramena souvent l'éloge. L'Arioste, plus souvent encore, remplit le fien des louanges des Princes de Ia Maison d'Efte; le Taffe choifit pour son Hêros une des tiges de cette même famille, ne perdit pas l'occafion de célébrer les aïeux de cet Alphonse qui reconnut auffi mal fes floges que le Cardinal Hyppolite ceux de & Il ne paroît pas qu'Homère se fût proposé un pareil but: il eut celui de plaire à toute la Grèce en chantant ses Héros les plus célèbres, mais non de flatter particulièrement aucun Prince Grec, à moins que ce ne fût quelque -descendant d'Achille. Homère est un Poëte national; Virgile, Ariofte & le Taffe, des Poëtes courtifans. Homère est tout entier à fon action; & quoique toujours inspiré, fatisfait de rappeler & de peindre le paffé, il ne se donne point pour Prophète de l'avenir. Virgile tourna le premier en adulation les inventions du génie, Il fit defcendre Enée aux enfers pour y entendre fon père Anchise faire l'éloge de JulesCéfar & d'Auguste. Il fit defcendre du Ciel leries capables d'irriter le généreux courroux dos Chrétiens ne seroient pas inutiles. (1) Ch. I, St. s. |