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plufieurs d'entre eux, qui peut-être entendent affez médiocrement le Taffe, ont accufé Boileau de ne l'avoir pas entendu ; & fe font. prévalus de cet adage de Quintilien : Il ne faut juger les grands Hommes qu'avec modeflie & retenue, peur de condamner ce que l'on n'entend pas.

de

Ce précepte eft affurément de la plus grande fageffe; mais voici quelque chofe d'embarraffant, c'eft qu'aux yeux des gens de goût Boileau est devenu lui-même un de ces grands Hommes qu'il n'eft plus permis de juger légè-1 rement fans courir le même rifque dont Quintilien a voulu nous garantir. Tâchons, pour y échapper, de bien pénétrer le fens de cette expreffion avant d'en examiner la jufteffe ; & dans la crainte de nous laiffer conduire à des guides prévenus ou infidèles, ne choififfons, pour expliquer Boileau, d'autre interprète que lui-même.

Plufieurs années après, dans fon Art Poéique, étant revenu à parler du Tafle, il en parla plus modérément.

Je ne veux point ici lui faire fon procès;
Mais, quoi que notre Siècle à fa gloire public,
Il n'eût point de fon Livre illuftré l'Italie,
Si fon fage Héros, toujours en oraison,
N'eût fait que mettre enfin Satan à la raison,
Et fi Renaud, Argant, Tancrède & fa Maîtreffe,
N'eufent de fon firjet égayé la tristesse.

Comme, ce n'eft point avec du clinquant que l'on peut illuflrer fá patrie, que cette expreffion eft décifive dans un Auteur qui ne dit

jamais que ce qu'il veut dire, on pourroit en conclure que Boiksu étoit alors revenu de fes préventions. Mais en difant, Quoi que notre fiècle à fa gloire publie, n'a-t-il pas l'air de mettre quelque reftriction au jugement de fon fiècle? Et le vers, Je ne veux point ici lui faire fon procès, n'indique-t-il pas que s'il s'en éroit voulu donner la peine, il fe croyoit en droit d'intenter ce procès littéraire ? Voici qui rous apprendra ce que nous en devons croire : c'cft l'Abbé d'Olivet, dans l'H.ftsire de l'Académie, à l'Article le Clerc.

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Puifque l'occafion m'y invite, & que d'ailJeurs c'eft un point de critique affez curieux je vais rapporter ce que M. Defpréaux dit » peu de temps avant fa mort, à ure perfonne qui lui demandoit s'il n'avoit point changé » d'avis fur le Taffe. J'en ai fi peu changé

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כן

dit-il, que relifant dernièrement le Talle » je fus très-fâché de ne m'être pas expliqué » un peu au long fur ce fujet, dans quelqu'une » de mes réflexions fur Longin. J'aurois com» mencé par avouer que le Taffe a été un génie » fublime, étendu, heureufement né à la poé» fie & à la grande poéfie. Mais enfuite venant à l'ufage qu'il a fait de fes talens, j'au rois montré que le bon fens n'eft pas toujours ce qui domine chez lui; que dans la plupart de fes narrations, il s'attache bien » moins au néceffaire qu'à l'agréable; que fes defcriptions font prefque toujours chargées » d'ornemens fuper flus; que dans la peinture » des plus fortes paffions, & au milieu du trou"ble qu'elles venoient d'exciter, fouvent il dégénère en traits d'efprit, qui font tout-à» coup ceffer le pathétique; qu'il eft plein d'images trop fleuries, de tours affeés, de

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כן

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» pointes & de penfées frivoles, qui, loin de pouvoir convenir à fa Jerufalem, pouvoient à peine trouver place dans fon Aminte. Or, » conclut M. Delpréaux, tout cela oppofe à » la fageffe, à la gravité, à la majefté de Virgile, qu'eft-ce autre chofe que du clinquant » oppofé à de l'or?

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» J'étois préfent à ce difcours, ajoute l'Abbé » d'Oliver & je m'apperçois que l'envie de » recueillir jufqu'aux moindres leçons d'un fi grand Maitre, m'a presque fait perdre de »vne M. le Clerc. u.

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Ceci n'eft plus un vers, un trait, une boutade fatirique, c'eft un avis détaillé, motivé d'après une lecture récente, dans l'âge où celui de nos Poëtis qui a eu le plus de bon fens & de goût avoit le plus perfectionné l'un & l'autre. Qui ofera le contredire, taxer d'abfurdité ce que l'Abbé d'Olivet appeloit une leçon, & traiter en écolier celui qu'il regardoit comine un fi grand Maitre ?

Mais fi l'on eft de fon avis, que devient la réputation du Taffe? Ce n'eft pas de cela qu'il s'agit. Cet avis eft-it jufte ou injufte ? Voilà la qution. Admirateur de Boileau, Admirateur du Taffe, je vais tâcher finon de la réfoudre, au moins de l'éclaircir. Boileau regrettoit de ne s'être pas étendu fur ce fujer, dans une de fes réflexions fur Longin. Je le regrette, plus que lui. Je ne me flatte point de fuppléer à ce qu'il auroit pu dire; mais pour m'en rapprocher autant qu'il eft en mon pouvoir, je fuivrai fcrupuleufement la divifion qu'il a établie, & le plan qu'il a tracé.

Que le Taffe eût un génie fublime, étendu, heureufement né à la poésie & à la grande poésie,

c'eft ce dont il eft impoffible de douter quand ⚫on a lu fon Poëme. Les inventions y font grandes & élevées, les caractères nobles & foutenus, les penfées & les fentimens pleins de force & de chaleur, les difcours éloquens, les defcriptions riches & variées, le plan régulier fans étre monotone, les évènemens furprenans quoique naturellement amenés, les épifodes intéreffans, le ftyle rapide, harmonieux, poétique. On voit enfin qu'il avoit été faifi par fon fujet, & que l'enthoufrufme qui lui dicta l'invocation de fon Poëme, l'accompagna jufqu'à la fin.

L'évènement qu'il entreprit de célébrer étoit alors d'un intérêt général. La mémoire des anciennes Croifades n étoit pas éteinte. Il y avoit à peine un fiècle qu'on avoit été fur le point d'en former une nouvelle (1); & bien des gens efpéroient encore de voir renaitre quelqu'une de ces cruelles & pieufes extravagances. Le Taffe, entraîné par l'efprit de fon fiècle, le défiroit lui-même, on le voit dans une de fes Lettres (2); & au commencement de fon Poëme,

(1) Le Pape Pie II en étoit le Promotear, & vouloit en être le Chef: il mourut en s'occupant de ce projet.

(2) Un 'Littérateur eftimé, Horace Lombardelli, après avoir donné beaucoup d'éloges à la Jerufalem délivrée, en avoit défapprouvé le titre ; & l'un de fes motifs, bon ou mauvais, étoit que les Turcs en pourroient faire un fujet de raillerie contre les Chrétiens qui avoient reperdu Jérufalem. Le Taffe, en lui répondant, dit qu'il ne croit point à ces plaifanteries Turques; mais qu'au refte, des rail

il promet à Alphonfe que fi le peuple Chrêtien jouit enfin de la paix, & fe raffemble pour enlever aux Infidèles leur riche & injufte proie, il fera choi pour chef de l'entreprife (1). A cet intérêt commun, il en joignit un particulier, à l'exemple de Virgile & de Ariode. Virgile, pour flatter Augufte, chanta l'origine fabuleufe de la race de cet Empereur, & dans le cours de fon Poëme il en ramena fouvent l'éloge. L'Ariofte, plus fouvent encore, remplit le fien des louanges des Princes de la Maison d'Efte; le Taffe choifit pour fon Héros une des tiges de cette même famille, & ne perdit pas l'occafion de célébrer les aïeux de cet Alphonfe qui reconnut auffi mal fes éloges, que le Cardinal Hyppolite ceux de l'Ariofte.

Il ne paroît pas qu'Homère fe fût propofé un pareil but: il eut celui de plaire à toute la Grèce en chantant fes Héros les plus célèbres, mais non de flatter particulièrement aucun Prince Grec, à moins que ce ne fût quelque -defcendant d'Achille. Homère eft un Poëte national; Virgile, Ariofte & le Taffe, des Poëtes courtifans. Homère est tout entier à fon action; & quoique toujours infpiré, fatisfait de rappeler & de peindre le paffé, il ne fe donne point pour Prophète de l'avenir. Virgile tou: na le premier en adulation les inventions du génie, Il fit defcendre Enée aux enfers pour y entendre fon père Anchife faire l'éloge de JulesCéfar & d'Augufte. Il fit defcendre du Ciel

leries capables d'irriter le généreux courroux des Chrétiens ne feroient pas inutiles.

(1) Ch. I, St. s.

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