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pour Enée, un bouclier fur lequel étoient gravés les futurs exploits des Romains, & ceux du deftru&teur de la liberté de Rome. Ces idées étoient trop ingénieufes pour n'avoir pas d'imitateurs. C'eft d'après le premier de ces exemples, que l'Aricfte précipite fa Brada mante dans la caverne de Merlin, où Méliffe lui fait pafier devant les yeux tous les Héros de la Maifon d'Efte, jufqu'au Cardinal Hyppolite c'est d'après le fecond, que le Taffe donne à Renaud un bouclier où font empreints tous fes, ancêtres, & qu'il lui fait prédire par un vieux Mage, une longue fuite de defcendans illuftres qui fe termine au Duc Alphonte. C'est ainsi qu'en ont agi depuis, chez prefque tous les peuples, & avec plus ou

moins de bonheur & d'adreffe, prefque tous les Poëtes épiques. Il en faut excepte Milton, qui, malgré fes bizarreries, eft le plus homérique des Poëtes, modernes...

Mais en s'appropriant les inventions adulatrices de Virgile, l'Ariofte & le Tafie ne parent faire pafier dans leurs imitations le mene» in érèt & la même grandeur. Il y avoit trop loin d'Augufte à Hyppolite & au Dac AP phonfe, & du Maitre de l'Univers aux petits Souverains de Fe rare. L'Arioft, s'embarraffa peu de cette difference. Concentré en queque forte dans cette Cout, il n'eut deifein que de lui plaire; à travers les exploits de fos Héros, c'cft toujours la Maifon d'Efte qu'il a en vue; c'est à elle que tout fe rapporte; & tout cet encens devient quelquefois ennuyeux pour nous, du moins devons-nous admirer l'art que le Poëte a mis à ramener fi fouvent & fi diverfement fon offrande..

Le Taffe, quoiqu'attaché à la même Cour

étendit plus loin fes vnes. Comme il n'écrivoit
pas un Roman, mais un, véritable Poëme épi-
que, il donna moins à l'intérêt particulier, &
plus à l'intérêt général. Content d'avoir placé
dans fon Poëme un Prince de la Maifon d'Efte,
& d'en avoir fait l'Achille de cette nouvelle
Iliade, il ne parle qu'une feule fois
quelque détail, des Héros de fa race; & ne leur
confacre qu'une vingtaine de ftances, à la fin
de fon dix-feptième Chant.

, avec

De même que ce ne font pas les actions d'Achille qui font en quelque forte le nœud de Iliade, mais fon repos, ce ne font point auffi les exploits de Renaud; c'ek fon éloignement du camp des Chrétiens qui prolonge le Lege Jérufalem, & donne lieu aux incidens du Poëme. Tout ce qui précède cet éloignement pe fait que préparer ce qui doit le fuivre: ce qui fuit fon exil tend à faire défirer fon retour; il revient, & les obftacles ceffent, les Chrétiens n'ont plus rien qui les arrête; nouveaux ennemis, nouveau triomphe : Jérufalem et prife, & le Poëme fini.

L'efprit chevalerefque qui anime tout l'ou vrage, a fourni le moyen d'éloigner Renaud de L'armée Chrétienne; la Magie quiforme la machine & le merveilleux du Poëme, eft ce qui le retient loin du camp, & ce qui l'y ramène. Ile Germand qui l'a infulté. Godefroi veur Jui donner des fers. Renaud s'arme, plus terrible que Mars, pour repouffer cet affront. Tancrede parvient à le fléchir, & le détermine à s'exiler lui-même. Il part feul avec deux Ecuyers, le cœur rempli de hauts deffeins, rêfolu à s'aventurer au milieu des Nations ennemies, à parcourir l'Egypte, & à pénétrer les armes à la main jufqu'aux fources inconBues du Nil.

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Malheureusement pour tous les beaux projets, il tombe dans les pièges d'Armide. Tranf porté dans l'une des Ifles fortunées, il oublie entre les bras de cette Enchantereffe, l'Egypte, Jérufalem, les Chrétiens, & la gloire. L'adreffe du Poëte a fauvé ce que cet oubli pouvoit avoir de déshonorant. C'est l'effet d'un charme magique, contre lequel la puiffance humame eft fans pouvoir. Il faut, pour le détruire, Ini oppofer un charme contraire. Dès que Renaud jerte les yeux fur le bouclier porté par Ubalde, qu'il s'y voit défarmě, parfumé, entrelacé de guirlandes de fleurs, il s'arrache à la volupté, reprend les armes, fon courage, & ne refpire plus que les combats.

Mais pourquoi le rappelle-t-on de fon exil? Pourquoi le va-t-on chercher jusqu'au bout de l'Univers? pour couper le pied d'un myr te, au milieu d'une forêt enchantée. On a trouvé cela petit, & indigne de la majefté de TEpopée. Il eft certain qu'Achille fortant enfin de fes vaiffeaux pour venger la mort de fon ami, effrayant d'un feul cri toute l'armée Troyenne, renverfant tout ce qui s'oppose à son pasfage, ne cherchant, n'appelant, ne voyant qu'Hector, affouviffant enfin la vengeance de l'amitié fur ce redoutable ennemi, a bien une autre énergie, une autre nobleffe une autre grandeur.

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Il ne faut pas cependant tout-à-fait condamner le Taffe. Il a craint, en élevant trop Renaud, de rabaiffer les autres Héros Chrétiens, & d'avilir le caractère de Godefroi. La valeur feuie ne peut venir à bout de prendre Jérufalem. Il faut, fuivant l'ufage du temps, des machines qui ébranlent & qui abattent les murs; une feule forêt peut fournir le bois nécessaire

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pour la conftruction de ces machines. Ifmen enchante cette forêt, où les Chrétiens ne peņ- : vent plus pénétrer. Ceux qui s'y préfentent font effrayés par des apparitions & des prodiges extraordinaires. Ce font des bruits fouterrains, des tremblemens de terre, des rugiffemens & des hurlemens de bêtes féroces ; enfuite des feux dévorans, des murs enflammés, des monftres affreux qui les gardent; les travailleurs d'abord, & après eux les foldats envoyés par Godefroi, font répouffés, & rpandent leur effroi dans toute l'armée. Alceste, Chef des Helvétiens, homme d'une témérité ftupide, dit le Taffe, qui mépriseit également les mortels & la mort (1), & que rien jufque là n'avoit épouvanté, fe préfente, & ne peut foutenir l'afpe&t de ces horribles fantômes. Tancrède enfin, l'intrèpide Tancrède n'est effrayé ni du bruit, ni des feux ni des monftres; mais lorsqu'il croit avoir franchi toutes les barrières, prêt à couper l'arbre fatal, il en entend fortir les fons plaintifs de la voix de Clorinde; l'amour & la pitié font en lui ce que la crainte n'avoit pu faire. Il cède; & Godefroi, frappé de fon récit, veut aller tenter lui-même l'aventure de la forêt; mais Pierre le Vénérable l'arrête, lui parle d'un ton prophétique, & lui fait entendre que c'est à Renaud que cet exploit eft réfervé. Dudon lui apparoît en fonge lui annonce que tel eft l'ordre du Ciel; & lui commande, non pas

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(1) Sprezzator de' mortali e della morte.

Ce vers plaifoit tant à notre Poëte, qu'il le répète mot pour mot, en parlant de Rimedon. Ch. XVII, St. 30.

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d'ordonner de lui-même le retour du fils de Bertholde, mais de l'accorder aux prières de fon oncle Guelfe, à qui Dieu infpire en même temps de le demander. Ainfi, ni la valeur des Guerriers Chrétiens, ni l'autorité du Général ne font compromifes. Renaud revient, &, fupérieur à la crainte, vainqueur de la pitié même, il coupe le myrte, & diffipe l'enchan

tement.

Il y a certainement beaucoup d'art dans la conduite de cette partie de l'action. Le Poëme eft prefque tout entier intrigué avec la même adreffe; les évènemens naiffent les uns des autres, & concourent ensemble à former un tout qui fe développe avec beaucoup d'ordre & de clarté. Le Poëte marche rapidement vers fon but, & s'il s'arrête quelquefois fur la route. on aime à s'arrêter avec lui. En un mot, à l'égard du plan ou de la fable, peu de Poëtes lui font comparables, aucun peut-être ne lui eft fupérieur.

La diverfité des Nations, des Religions, des ufages, lui offroit une grande variété de portraits, &, ce qui vaut mieux, de caractères: pour éviter la confufion, il a fait dans les deux armées un choix de perfonnages principaux, qu'il fait mouvoir, pour ainfi dire, dans fon tableau, fur le devant de la toile; tandis que les autres n'agiffent que fur les feconds plans. Chez les Chrétiens, Godefroi, Renaud, Tancrède, attirent d'abord les yeux. Gueite, Raimond de Touloufé, Baudouin & Euftache, frère du Général, Odoard & Gildippe, ces deux tendres époux, affez unis pour ne fe ja mais quitter, même dans les combats, affez heureux pour y mourir enfemble, Roger les deux Roberts & plufieurs autres, brillent

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