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que, dans leurs plaifirs, dans leurs plaintes, dans leurs regrets, les Amans du Taffe emploient prefque toujours, au lieu du langage de la Nature.

C'est encore de Platon qu'il avoit pris un goût exceffif pour l'allégorie. Il le portoit au point de ne plus voir dans les Poëmes d'Homère & de Virgile, que des allégories continuelles, & de vouloir, à cet exemple, allégorifer toute fa Jérufalem.

Quelques parties de ces Poëmes étoient peut-être allégoriques. Le Chantre d'Achillé & celui d'Enée, à l'exemple des premiers Poëtes, y souvroient peut-être de ce voile ingénieux les vérités les plus fublimes de lá Phyfique & de l'Aftronomie. Mais imaginer que le tiffu entier de leurs Fables eft une purè allégorie, que leurs Héros ne font que des emblêmes; penfer & écrire que l'Iliade eft l'image de la vie civile, l'Odyffée celle de la vie contemplative, & l'Enéïde un mélange dé l'une & de l'autre : foutenir gravement que l'homme contemplatif étant folitaire, & l'hom me actif vivant dans la Société civile, c'est pour cela qu'Ulyffe, à fon départ de chez Calipfo, eft feul, & non pas accompagné d'une armée ou d'une multitude de fuivans; qu'A gamemnon & Achille, au contraire, font repréfentés, l'un comme Général de l'armée des Grecs, l'autre comme Chef de toutes les troupes des Mirmidons; qu'Enée enfin eft accompagné lorfqu'il combat, ou qu'il fait d'autres actions civiles; mais que pour defcendre aux Champs-Elyfées, il faiffe tous fes compagnons, même fon fidèle Achate ajouter que ce n'eft pas au hafard que le Foëte le fait

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ainfi aller feul, parce que ce voyage fignifie une contemplation des peines & des récompenfes qui font réfervées dans l'autre vie aux ames des bons & à celles des méchans; qu'en outre, l'opération de l'intelligence fpeculative, qui eft l'opération d'une feule puillance, eft très-bien figurée par l'action d'un feul; mais que l'opération politique, qui procède de l'intelligence & en même temps des autres puiffances de l'ame, lefquelles font, pour ainfi dire, des Citoyens réunis dans une Républi que ne peut être bien représentée par une action, où plufieurs ne concourent pas enfemble à une feule fin: établir en principe toutes Les rêveries, & les prendre pour règle comme le fit Le Taffe (1), n'eft-ce pas prouver affez qu'avec une imagination très riche, & plu

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(1) Voyez fon Difcours intitulé Allegoria del ·Poëma, vous y apprendrez que l'armée des Croisés, étant compofée de différens Princes, & d'autres foldats Chrétiens, repréfente l'homme qui est un compofé d'ame & de corps, & d'une ame non pas fimple, mais partagée en différentes puiffances: que Jérufalem, ville forte, & placée dans un terrein apre & montueux, vers laquelle font dirigées toutes les entreprifes de l'armée Fidelle, défigne la félicité civile, convenable au bon Chrétien, félcité difficile à acquérir, placée fur la cime escarpée où habite la vertu, mais où doivent tendre toutes les actions de l'homme politique. Vous y apprendrez encore que Godefroi est l'image de l'intelligence; que Renaud, Tan-rède & les autres Princes, figurent les autres qualités de l'ame, & que le corps humain eft repréfenté par les foldats; que J'amour qui fait déraifonner Tancrède, Renaud & d'autres Guerriers, & qui les éloigne de Godefroi,

fieurs autres qualités poétiques, portées même au plus haut degré, on n'a pas toujours ce bon fens dont la véritable & faine poéfie ne doit s'écarter jamais ?

Je me fuis un peu étendu fur ce premier grief, parce qu'il donne la clef de tous les autres, & que tous les défauts que Boileau reproche enfuite au Taffe, peuvent être regardés comme l'effet & la fuite néceffaire de celui-ci.

2o. Dans la plupart de fes narrations, il s'attache bien moins au néceffaire qu'à l'agréable. L'agréable. oppofé au néceffaire dans les narrations, eft toute circonftance inutile, & qui ne fert que d'un yain ornement; tout détail minutieux, tout effet exagéré, toute circonf tance purement & inutilement acceffoire.

Un Vieillard, ami des Chrétiens, inftruit les deux Chevaliers, qui vont chercher Renaud, de la manière dont ce jeune Guerrier avoit été furpris & enlevé par Armide. Il leur dit, qu'étant arrivé au bord du fleuve Oronte, Renaud apperçut une ifle, formée par un des bras du fleuve; qu'il lut fur une colonne de marbre une infcription en lettres d'or, qui linvitoit à y venir voir ce que la terre a de plus admirable; & qu'ayant laiffé fur le rivage fes deux Ecuyers, il fe fervir d'un petit bateau pour paffer dans cette ifle, où Armide cachée l'attendoit pour le poignarder. Il n'apperçoit, en y dibarquant, que des grottes, des eaux, des fleurs, des arbres, des gazons. Ce beau lieu l'invite à fe repofer. Il quitte fon cafque pour fe rafraîchir au doux fouffle d'un

défigne les combats que livrent à la puissance raifonnable, la concupifcible & l'irafcible, &c. &c.

vent paifible. En s'arrêtant ici, le Poëte auroit joint ensemble l'agréable & le néceffaire: mais ce n'étoit pas de quoi contenter fon imagination romanesque. Renaud entend le fleuve murmurer & rendre de nouveaux fons ; il regarde; il voit au milieu de fon cours une onde qui fe tourne & fe retourne fur elle-méme, & de là fort une blonde chevelure, & de là s'élève la figure d'une femme, & de là fa poitrine & fes mamelles, & tout le refte de fon corps, jus qu'aux endroits que cache la pudeur. Il ne faut pas perdre de vue que ce n'eft point ici une defcription faite par le Poëte, mais une narration faite par un Vieillard. Il fe plait fort dans la peinture de ce joli fantôme: il le compare aux Nymphes & aux Dieffes qu'on voit dans un fpectacle nocturne s'élever lentement du milien du théatre. Ce n'eft pas, dit-il enfuite, une Sirene véritable; mais elle semble une de celles qui habitoient une mer dangereufe, au près du rivage de Tyrrhène : elle fe met à chanter une chanfon galante de vingt-quatre vers; & le bon Vieillard, qui l'a retenue à merveille, la répète toute entière aux Chevaliers. Renaud s'endort à ces doux chants, continue le vieil Ermite. La Magicienne fort de fon embufcade, & court à lui, ne refpirant que la vengeance. Mais quand elle fixe fur lui fes » regards; qu'elle le voit refpirer fi paifible»ment; qu'elle voit dans fes yeux, quoiqu'ils » foient fermés, une expreflion douce & » riante; (qu'eft ce donc lorfqu'il peut les » mouvoir?) d'abord elle s'arrête en fufpens; » enfuite elle s'affied près de lui: elle fent, » en le regardant, s'appaifer toute fa' colère. n (1) Elle reste déformais tellement penchée fur ce

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E'n sù la vaga fronte

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front plein de charmes, qu'elle reffemble à Narciffe auprès de fa fontaine a. De fon voile elle effuie la fueur qu'on y voyoit couler; elle en fait enfuite un éventail pour tempérer les ardeurs du foleil.» (1) Ainfi, qui le croiroit? » ( Il faut ici traduire mot à mot.) les ardeurs affoupies de ces yeux cachés fondirent cette glace qui s'endurciffoit plus que le diamant dans le cœur d'Armide a. On conviendra que cette manière de narrer ne reffemble guère à celle de Virgile.

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J'ai choifi cet exemple à caufe de fon étendue, & parce que je n'en pouvois guère citer où la convenance fût plus complertement blef-c fée. Dans des narrations plus courtes, le même défaut tient moins de place, & peut paroître moins choquant; mais il eft le même en proportion, & le bon goût ne s'en accommode pas davantage, foit que le Poëte raconte luimême, foit qu'il mette la narration dans la bouche de quelqu'un de ses perfonnages.

Dans le récit du premier combat de Tancrède & d'Argant, leurs lances fe rompent fur leurs cafques; (2) & l'on voit voler par mil

liers les tronçons, les éclats, & les brillantes » étincelles le feul retentiffement des coups • émeut à l'entour la terre immobile, & fäit

Pende homai si, che par Narcifo al fonte. (1) Cosi (chil crederia?) fopiti ardori D'occhi nafcofi diflemprar quel gelo, Che s'indurava al cor più che diamante, E volar mille E tronchi, e fcheggie, e lucide faville. Sol de' colpi il rimbombo intorno moffe L'immobil terra, e rifonarne i monti, » réfonner

(2)

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