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On comprend que de telles conjonctures et un pareil gouvernement devaient être peu favorables à la régularité. La plus grande part de la responsabilité des désordres qui s'introduisirent à Gembloux est attribuée par Guibert à l'abbé simoniaque. « Quelle est la cause du relâchement des monastères, se demande-t-il, sinon l'esprit du siècle qui s'y introduit, grâce à l'insouciance, la maladresse, l'incapacité, la négligence et la dissolution de prélats ineptes, qui vitiosi a vitiosis vitiose constituuntur1? On s'était promis l'abondance de toutes choses sous le régime du coupable abbé; loin de là, les frères restent dispersés, on vit dans la pénurie, les âmes se perdent . « Au lieu de forcer mon abbé à me rappeler à Gembloux, écrit Guibert de sa solitude du Bingen, ils feraient mieux de le pousser à relever les ruines de nos murs en même temps que la discipline, et à envoyer dans des maisons bien régulières plusieurs des vôtres, qui, je le sais, ne savent pas encore ce que c'est que la règle 2. » Guibert revient fréquemment sur cette déplorable décadence. Rien ne la fait mieux ressortir que sa fameuse peinture de la vie régulière des moines de Marmoutier 3.

Non content de vanter leur ferveur et leur austérité, il fait ressortir leur mérite par l'opposition avec des religieux moins édifiants. Cette contre-partie n'est autre que la vie menée à Gembloux. A Marmoutier, dit-il, point de disputes, point de scandales, point de mépris de la règle. La correction des délits y est sévère. Jamais on n'y a vu d'abbés intrus ou simoniaques. Il n'est point permis à l'abbé de prendre ses repas en dehors du réfectoire commun, de faire de splendides festins avec ses amis et ses flatteurs, de manger avec eux les biens de l'Eglise pendant que les autres sont dans la pénurie et se livrent aux murmures. Là, point de conversations en dehors des heures permises. On n'y connaît pas même de nom les réunions et les parties de table; on n'y prend aucune nourriture ni aucune boisson en dehors du réfectoire. Tout cela nous éclaire suffisamment sur

comme nous le verrons, c'est-à-dire environ vingt ans après l'élévation de l'abbé Jean.

1 Ep. ad Herveum, ms. II, 17; Migne, col, 1291, ep. V.

2 Ep. ad fratres Gemblac., ms. II,39. Inédite en grande partie. Fragment dans Migne, col. 1299.

3 Ep. ad Philipp. Colon., ms. I, 24; ms II, 13: Martène et Durand, Thesaurus anecdot., t. I, p. 606 et suiv.

4 Martène et Durand, 1. c. p. 614.

la nature des désordres qui régnaient à Gembloux. Guibert en éprouvait la plus profonde douleur. Plus d'une fois, il reprocha aux coupables leur conduite peu religieuse. Il fut bientot regardé comme un censeur incommode et devint l'objet de petites persécutions, de calomnies ou d'interprétations malignes de la part des prévaricateurs. Rien ne lui était plus sensible. Il se plaint constamment de leurs procédés et emprunte les expressions les plus énergiques de l'Écriture pour flétrir les méchantes langues 2.

D'autres, qui du reste partageaient ses sentiments, trouvaient son zèle intempestif; de sorte qu'à certains moments il se trouva comme isolé et abandonné de tous. « Dans cette extrémité, ditil, mon âme devint comme une terre sans eau; impossible de m'appliquer à la lecture, de me livrer à la méditation, de trouver la moindre distraction. »

Guibert exhale ces plaintes dans une longue lettre, en grande partie inédite 3, adressée à un ami qui, après avoir mené une vie peu réglée, s'était converti dans une maladie grave et avait embrassé la vie monastique à Gembloux. Tout en le félicitant de sa détermination, il lui conseille de passer, avec l'agrément des supérieurs, à une abbaye plus fervente, pour y faire son noviciat, et revenir ensuite au berceau de sa vie religieuse, bien armé et bien exercé. Si sa proposition n'est point agréée, il recommande le jeune novice à la pieuse sollicitude, aux bons exemples et aux prières de ses frères.

Dans le tableau que Guibert trace de son abbaye, les couleurs sombres sont peut-être un peu forcées; son âme sensible s'attachait surtout aux mauvais côtés des choses. Dans les circonstances critiques où l'on se trouvait, beaucoup de moines

1 Ep. ad Radulph., ms. I, 20, ms. II, 36; Migne, col. 1295, ep. VIII. 2 Par exemple, Ep. ad quendam amicum, ms. Il, 38; Cat. hag. Brux., P. 541. 3 Ep. ad quendam amicum., ms. II, 38. Fragments dans Migne, col. 1297, ep. X, et dans Cat. hag. Brux., 541-52. Cette lettre est de l'année 1179 car Hildegarde est encore en vie: Cum qua et nunc degens, 1. c. p. 542; d'autre part, il se trouvait à Bingen depuis bientôt deux ans. Ibid. Voir notre § IV.

:

ms.

Nous croyons que cet ami est le jeune homme que Guibert recommanda souvent à sainte Hildegarde, Ep. ad Hild., ms, 11, 23; Ep. ad Hild., I, 17; ms. II, 33; citations dans Pitra, Analecta Sacra, t. VIII, p. 575 et p. 398.

étaient restés fidèles à leurs devoirs et avaient gardé à Guibert toute la sympathie qu'il méritait. Ils le montreront bien en portant sur lui leurs suffrages à la mort de l'abbé Jean. Plusieurs des coupables revinrent à résipiscence: d'autres, nous dit Guibert, encoururent la vengeance divine 1. Il est bon d'ajouter cependant que les Notae Gemblacenses font honneur à l'abbé Jean de plusieurs mesures importantes: il ne dédaignait point d'écouter Guibert ; nous verrons plus loin qu'il le prit même pour compagnon de voyage. Mais le séjour de Gembloux était trop pénible à Guibert pour qu'il ne saisît point avec empressement l'occasion de s'éloigner momentanément. L'appel de sainte Hildegarde allait bientôt lui offrir cette occasion tant désirée.

3

III

PREMIÈRES RELATIONS AVEC SAINTE HILDEGARDE

Les Analecta S. Hildegardis opera, publiés par le cardinal Pitra, jettent un nouveau jour sur la célèbre voyante de Bingen qui, au XIIe siècle, remplit le monde chrétien du bruit de ses révélations et de ses vertus. Mais ce recueil prépare une lourde tâche à l'historien qui entreprendra d'élever à la gloire d'Hildegarde un monument à la hauteur du progrès scientifique de notre siècle. C'est l'impression que nous a laissée la lecture de cette publication, dans laquelle le dossier de Guibert a naturellement attiré surtout notre attention. Admirateur et correspondant d'Hildegarde, honoré de sa confiance jusqu'à être choisi par elle comme directeur et pris pour confident de ses révélations, témoin des deux dernières années de sa vie et de sa bienheureuse mort, Guibert a conservé dans sa correspondance des renseignements que l'on chercherait en vain ailleurs. Les lettres qui concernent Hildegarde méritent donc d'être étudiées avec un soin tout particulier. Comme l'interprétation de plu

1 Ad Radulph., ms. 1, 20; ms II, 36; Migne, col. 1295, ep. VIII.* 2 Monum. Germ. SS., t. XV, p. 594.

3 Ibid.

4 Pitra, Analecta Sacra, tome VIII, p. 390.

sieurs d'entre elles dépend en grande partie de l'ordre chronologique qu'on leur assigne, nous insisterons avant tout sur ce point.

La date fondamentale de notre système chronologique est celle de la mort d'Hildegarde, 17 septembre 1179. Le Bollandiste Stilting l'a établie sur des synchronismes certains et des données contemporaines irrécusables; les nouveaux Bollandistes se sont ralliés à son sentiment, et son hypothèse est la seule qui rende raison de l'enchaînement des faits. Ne nous arrêtons pas à la discuter de nouveau sans profit. Le cardinal Pitra semble incliner davantage vers l'année 1181, date indiquée par l'office de sainte Hildegarde en usage à Gembloux au XIIIe siècle 3. Mais outre que le chiffre MLXXXI au lieu de MLXXIX s'expliquerait aisément par une faute de copiste, quelle est l'autorité de cet office dont on ignore l'auteur, aussi bien que l'époque précise de sa rédaction? On ne nous objectera pas que Guibert a placé la naissance d'Hildegarde en 1100, et non en 1098 ou 1099, dates qui s'accordent bien mieux avec celle des Bollandistes. Il se contente de dire: Circa annum dominicae Incarnationis millesimum centesimum... orta est; et nous prouverons plus loin que la lettre à Bovon, d'où ce texte est tiré, fut écrite par Guibert au commencement de son séjour à Bingen, lorsqu'il n'avait probablement pas encore recueilli d'informations précises. Il n'y a donc là aucune difficulté sérieuse pour l'adoption de la date, certaine d'ailleurs, de 1179 5.

Dans l'intérêt de la clarté, nous anticiperons encore quelque peu sur la suite de la discussion, pour fixer l'époque du dernier

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2 Analecta Bolland., t. I, p. 598.

3 Pitra, Anal. Sacra, t. VIII, p. 438. Nous citerons désormais: Hild. opp. 4 Ep. ad Bovonem., ms. II, 48; Hild. opp., p. 407. L'office de Gembloux adopte aussi l'année 1100. Son auteur a probablement travaillé sur cette lettre, et négligé la particule circa, essentielle ici.

5 Schmelzeis, Die Hl. Hildegardis, p. 610, publie l'office de sainte Hildegarde que récitent les Pères de Solesmes, le 18 septembre. La date de 1179 y est indiquée en toutes lettres. Nous ne voulons tirer de ce fait aucun argument; cet office est probablement de composition récente. L'ancien office en usage dans le diocèse de Mayence contient une erreur grossière. L'année 1100 y est donnée comme date de la mort d'Hildegarde. V. Schmelzeis, loc. cit. M. Wauters, Biographie nationale, t. VIII, p. 408, fait mourir Hildegarde en 1178.

voyage de Guibert à Bingen, et celle de son retour à Gembloux, après la mort de la sainte. Voici ce qu'il rapporte lui-même. Depuis son arrivée jusqu'à la mort d'Hildegarde, il s'écoula deux années entières c'est donc en 1177, probablement au mois de septembre, qu'il alla se fixer au mont Saint-Robert. Quand Hildegarde, passant à une vie meilleure, laissa ses filles sans appui sur la terre, Guibert continua auprès d'elles son ministère pendant une année à peu près 2. Ce dernier renseignement nous autorise à le faire revenir de Bingen dans sa patrie au mois d'août ou de juillet 1180; des considérations ultérieures confirmeront cette date.

Les grandes lignes chronologiques déterminées, abordons en détail l'histoire des relations de Guibert avec Hildegarde. Il l'a esquissée lui-même à grands traits dans sa lettre à Raoul, moine de Villers 3; quelques détails de plus nous auraient été d'un grand secours, car, nous allons le voir, il n'est pas aisé de grouper autour de son récit tous les faits que nous recueillerons dans ses autres lettres.

Le bruit des grâces spirituelles dont Hildegarde était favorisée, l'immense concours de peuple qui affluait à Bingen avaient fait sur Guibert une impression profonde, mêlée pourtant d'un peu de défiance: fama crescit eundo, se disait-il. De là son désir d'aller constater par lui-même les faits que l'on racontait, et de jouir de l'entretien de la sainte. Un noble chevalier, Siger de Wavre, lui fournit l'occasion de nouer des relations avec la célèbre voyante. Ce Siger, homme d'une grande piété, qui plus tard se fit moine à Villers, visitait souvent Hildegarde 4.; il se chargea d'une lettre de Guibert pour la sainte. Guibert communique à Raoul le résumé de cette première missive: si j'ai bon souvenir, dit-il, après avoir remercié Dieu des bienfaits dont il la comble, je l'exhortai à l'humilité et à la reconnaissance. Puis je lui demandai la vérité sur ce que les bruits populaires m'avaient appris. La lettre fut bien reçue, ajoute-t-il, comme le montre la réponse.

1 Ep. ad Philipp. Colon., ms. I, 24 ; ms. II, 2 Ibid.

12; Hild.

opp., p. 582.

3 Ep. ad Radulph., ms. I, 20, ms. II, 36; éditée dans Hild. opp., 575581; compléments dans Cat. hag. Brux., p. 496-99.

Histoire littéraire de la France, t. XVII, p. 391 et suiv.

Sur ce Raoul,

Epist ad Radulph., 1. c. ; Cat. hag. Brux., p. 496; Hild. opp., p. 576, 5 Lettre citée, Hild. opp., p. 577.

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