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même temps, Essad-Pacha, homme modéré et intelligent, était remplacé par Nedgi-Pacha, homme violent, qui reprit la poursuite du système turc, l'affaiblissement, sinon l'extermination des deux races l'une par l'autre.

Aux ardentes réclamations de la diplomatie européenne, la Porte répondit par l'envoi dans le Liban de son représentant vis-à-vis de la diplomatie européenne, de son ministre des affaires étrangères, Chekib-Effendi, chargé d'étudier sur les lieux la possibilité de la transaction. En même temps, ce ministre avait à poursuivre le redressement des griefs particuliers de la France à raison de certains faits, tels que le ravage de deux couvents latins placés spécialement sous la protection française, et du massacre de l'un de leurs supérieurs, le Père Charles.

Comment Chekib-Effendi remplit-il cette double mission? I fit opérer le désarmement de la population avec violence, iniquité, partialité. D'un autre côté, les indemnités dues aux couvents chrétiens ne furent pas payées, et l'un des meurtriers du Père Charles fut acquitté après un jugement fait, il faut le dire, dans toutes les règles.

Alors l'ambassadeur du Roi à Constantinople s'adressa à la Porte, de manière à ne laisser aucun refuge à la mauvaise foi; il demanda le redressement des griefs français que ChekibEffendi n'avait pas réparés, et le rappel d'une mesure que ce ministre avait prise et qui avait été d'ordonner à tous les étrangers établis dans le Liban de quitter leurs établissements religieux ou industriels et de venir à Beyrouth, déclarant qu'il ne pouvait leur garantir sur les lieux la protection dont ils avaient besoin. L'ultimatum français fut accepté, et les satisfactions promises, indemnités et punitions, furent données. De plus, un drogman français attaché au consulat de Beyrouth ayant été arrêté et battu, le consul de France demanda justice. On la lui refusa, et le drogman fut envoyé loin de là, au petit village de Djouni. De concert avec le consul, M. Cuneo d'Ornano, commandant la Belle-Poule, se rendit alors avec sa frégate devant

ce village, et le drogman ayant été refusé à ses réclamations, il fit mettre ses embarcations à la mer avec l'ordre de débarquer et d'enlever de force le drogman, qui fut rendu. C'était là un acte grave, mais nécessaire.

Pour ce qui regardait les griefs de la France, le redressement avait donc été complet, éclatant. En ce qui concernait les populations chrétiennes, la diplomatie française n'avait pas perdu l'occasion de mettre en avant le principe de l'administration unique et chrétienne, de faire ressortir les vices de la transaction de 1842, son impartialité, d'indiquer même la famille, le nom propre qui lui paraissait devoir fournir l'administration chrétienne qu'elle demandait. Et pourtant, cette dernière démarche avait peut-être quelque chose d'un peu hasardé, l'autorité du vieil émir Béchir ayant été toute personnelle et lui ayant été acquise seulement par son énergie et son habileté, par ses qualités et même par ses défauts.

Tel était le récit simple et exact des faits depuis leur origine: au lieu de perdre du terrain, ou en avait regagné chaque jour, et le principe de l'administration chrétienne était près d'ètre reconnu. Donner plus de détails, ajoutait M. le ministre, ce serait compromettre le succès de l'affaire.

On avait parlé de rivalités politiques qui entravaient l'action de la France M. le ministre ajoutait que si de misérables querelles d'amour - propre entre des agents inférieurs placés sur les lieux mêmes avaient pu prendre place dans les plus grandes affaires du monde, il ne fallait pas y voir la vraie politique des gouvernements, ni leur imputer, comme intention et dessein prémédité, les petites passions qu'ils ne réprimaient pas. M. Guizot terminait par ces paroles, empreintes d'un haut sentiment de dignité politique :

Il faut connaître ces misères, il faut les combattre là où elles existent, il faut les signaler à ceux qui peuvent les réprimer ; mais si vous allez incorporer vous-mêmes ces fautes, ces petites passions, avec la politique du grand gouvernement qui ne les réprime peut-être pas suffisamment, prenez-y garde, vous le compromettez, vous l'engagez lui-même dans les fautes, daus les erreurs de ses agents. Si vous avez à cœur, non pas le plaisir d'ex

baler vos plaintes, mais vraiment le succès de la cause, le résultat définitif, n'accordez pas à ces erreurs, à ces fautes locales, plus d'importance qu'elles n'en ont réellement; ne les amplifiez pas, ne les grandissez pas jusqu'à en faire les fautes volontaires d'un grand gouvernement. A ces conditions, vous pouvez espérer de faire prévaloir une grande et bonne politique générale par-dessus ces méprises dispersées sur la face du globe. Mais si vous voulez sérieusement atteindre ce but, ménagez, respectez les grands gouvernements avec lesquels vous êtes en rapport; éclairez-les sur la réalité des choses, amenez-les à voir les choses comme elles sont, demandez-leur la justice après leur avoir montré la vérité : c'est ce que nous avons essayé de faire dans le cours de cette difficile affaire, et je ne désespère pas que nous ne finissions par

réussir.»

Après quelques mots de M. le comte de Montalembert, qui exprimait le doute qu'une communauté d'action de la France avec les autres puissances pût réussir dans des questions qui sont principalement de son ressort, M. le comte de Sainte-Aulaire protesta avec une noble chaleur contre les accusations de criminelle indifférence qui avaient été portées contre la diplomatie en matière d'humanité. N'oublions pas, dit l'illustre diplomate, que des ménagements ne sont ni l'indifférence, ni la faiblesse, et qu'un catholicisme sans charité pour les personnnes est la pire des bérésies.

Une autre question, celle du Texas, fut soulevée par M. le comte Pelet (de la Lozère). Après avoir fait l'historique de ce pays depuis 1815, l'honorable pair critiqua le système suivi par le ministère, et soutint que la France avait le droit de s'immiscer dans la question, au point de vue de son intérêt commercial et de ses relations maritimes. Il y avait, selon lui, des choses qu'il ne faut pas faire en commun, et, malgré l'entente cordiale, chacun devait agir dans sa sphère d'action. M. le comte Pelet (de la Lozère) acceptait, comme s'appliquant à ses observations, le vœu exprimé dans le projet d'Adresse, de voir les deux gouvernements de France et d'Angleterre agir d'intelligence quand les circonstances le comporteraient, en se réservant leur liberté d'action dans la sphère politique qui leur est propre.

C'était là, répondit M. le ministre des affaires étrangères, la seule politique honorable que la France et son gouvernement

pussent professer, la seule qu'elle pratiquât tous les jours. Ainsi, dans l'affaire du droit de visite, sur les rives de la Plata, l'Angleterre et la France avaient des intérêts communs, des intentions communes : aussi avaient-elles concerté une action commune. Mais, dans d'autres questions, celles, par exemple, de Tunis, c'est-à-dire de la Porte, celle du Maroc, la France ne poursuivait-elle pas sa politique propre, sans se préoccuper de l'action de l'Angleterre, sans rechercher son concours actif? Bien plus, il y avait des lieux où les deux politiques différaient, en Grèce, par exemple: là le gouvernement français suivait ses idées, ses sympathies, sans s'inquiéter d'idées ou de sympathies contraires.

Au Texas, qu'avait voulu la France? Elle avait désiré, conseillé l'indépendance de cet État, indépendance reconnue par les États-Unis en 1837, par la France en 1838, et par la GrandeBretagne en 1840. En conseillant à cet État de maintenir son indépendance, en engageant le Mexique à la reconnaître, la France n'avait fait qu'user d'un droit incontestable. Elle avait, de plus, au Texas, des intérêts commerciaux devenus l'objet d'un traité, intérêts qui eussent pu prendre plus tard une grande importance. En outre, son intérêt politique était dans l'interposition d'un Etat indépendant entre les États-Unis et le Mexique. Il avait paru au gouvernement français que son avantage était à ce qu'aucune des deux races anglaise et espagnole ne fût détruite et absorbée par l'autre, à ce que la race méridionale catholique conservât dans le Nouveau Monde un certain degré d'importance, d'action, de population. Il lui avait semblé qu'il n'y aurait rien de plus profitable à cet intérêt que l'établissement d'un certain nombre d'États indépendants en Amérique, et, par conséquent, le maintien d'un certain équilibre entre ces États.

La crainte constante, en Europe, avait toujours été celle de la prépondérance d'une monarchie unique, universelle, et toutes les fois qu'on avait vu apparaître cette perspective, sous le nom de Charles-Quint, de Louis XIV, de Napoléon, tous les amis éclairés de la civilisation et de la liberté s'étaient alarmés

à bon droit. Ce qui n'était pas bon, en Europe, sous la forme de la monarchie universelle, serait-il meilleur, en Amérique, sous la forme de la république universelle? Il y avait donc là un intérêt d'équilibre général, et cette idée avait dirigé la politique française dans la question du Texas.

Lorsque la question était encore diversement jugée au Texas et dans les États-Unis, la France avait pu donner son opinion, sans prétendre gèner en rien la liberté d'action de l'État auquel elle adressait ses conseils. Elle avait apporté dans cette affaire la plus grande réserve, s'empressant de déclarer que son rôle serait fini le jour où le Texas renoncerait à son indépendance, refusant de se porter garante lorsqu'il fut question de la reconnaissance par le Mexique, et ménageant enfin la susceptibilité des États-Unis jusqu'au point de ne leur faire, à cet égard, aucune communication qui pût compromettre leur nom.

A cette occasion, M. le ministre se trouvait amené à parler de la politique générale des Etats-Unis, politique hautement professée l'année dernière dans le message du président (voyez l'Annuaire précédent, p. 489). Cette politique reposait sur deux bases principales: d'abord, à l'égard de l'Europe, une politique isolée, une neutralité indépendante; en second lieu, une théorie contraire à la théorie européenne de la balance des pouvoirs, et cette maxime qu'aucune action européenne ne doit être exercée sur le continent du nord de l'Amérique. Quant à l'isolement, la politique américaine était sans doute parfaitement légitime, et puisque le président déclarait cette neutralité absolue la règle d'avenir des États-Unis, la France n'avait, à l'égard des États-Unis, d'autre position à prendre que celle d'une indépendance aussi absolue, d'une politique uniquement dirigée par intérêt national, complétement dégagée de toute tradition, de tout souvenir, de toute vue d'alliance.

Mais, ajoutait M. Guizot, la seconde maxime est étrange. Les États-Unis ne sont pas la seule nation du nord de l'Amérique; il y a là d'autres nations indépendantes, d'autres États constitués, le Mexique, par exemple; ces États ont les mêmes

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