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animé d'une de ces réunions où l'élite de la société parisienne se rencontrait chez Mme de Rumfort, la veuve de l'illustre Lavoisier. Là se trouvaient Benjamin Constant, Lafayette, de Sismondi, Lemercier, Cuvier, Maine de Biran, Mme de Staël. On écoutait d'une oreille distraite Garat et la comtesse Merlin alors dans tout l'éclat de sa voix et de sa beauté. Les rumeurs du dehors, contradictoires et confuses, ne trompaient personne, dans ce milieu, sur le dénouement qui devait éclater quarante-huit heures après (on était au 18 mars), et que tous, royalistes modérés et constitutionnels, républicains, voyaient avec effroi pour la France.

L'accueil fait à Louis XVIII à la séance royale des deux Chambres, le 16 mars, lui donna l'illusion qu'avec de la fermeté la situation pouvait être sauvée. Le Roi dit : « J'ai revu ma patrie. Pourrai-je, à soixante ans, mieux << terminer ma carrière qu'en mourant pour sa défense? » Monsieur ajouta, au nom de la famille royale : « Nous « jurons sur l'honneur de vivre et de mourir fidèles à <«< notre roi et à la charte constitutionnelle qui assure le << bonheur de la France. » Cet éloge de la Constitution était assez nouveau chez le comte d'Artois. Louis XVIII, comme pour mieux marquer le souci, un peu tardif, qu'il prenait de l'opinion publique, portait pour la première fois, ce jour-là, la plaque de la Légion d'honneur. Les acclamations furent unanimes; la preuve qu'elles ne manquaient pas de sincérité, même en dehors du parti foncièrement royaliste, c'est que l'on vit se grouper ensemble des hommes appartenant aux nuances les plus diverses du parti modéré M. Lainé, M. Benjamin Constant (qui ne devait pas tarder à renier la cause royaliste), M. de Chateaubriand, M. de Lafayette, qui se déclarèrent résolus à soutenir le roi, pourvu qu'il se maintint dans la voie libérale. Ces sentiments se retrouvaient dans l'adresse de la Chambre des députés en réponse au discours du trône, où une politique de modération, de liberté et de justice était recommandée au gouvernement.

Le 17 mars, au soir, on apprit la défection du maréchal Ney, suivie du soulèvement de la vieille garde commandée par le maréchal Oudinot. Ce fut comme un coup de foudre, b

LOUIS XVIII A GAND. T. I.

et le départ du roi fut résolu pour le lendemain. Il eut lieu dans la nuit du 19 au 20, après bien des tergiversations, car le sentiment intime de Louis XVIII était d'attendre les événements à Paris. Obligé de quitter la capitale, son plan fut de se retirer à Lille avec Monsieur et le duc de Berry; il espérait, si la garnison lui restait fidèle, pouvoir s'y maintenir le temps nécessaire pour que les secours lui arrivassent du dehors, en attendant le succès des tentatives du duc de Bourbon, qui partait pour soulever la Vendée, et des efforts du duc et de la duchesse d'Angoulême pour s'assurer la fidélité du Midi.

On trouve dans les Souvenirs du maréchal Macdonald le récit le plus complet de cet exode de Louis XVIII, avec des épisodes tantôt voisins du tragique, tantôt touchant au bouffon, comme c'est presque toujours le cas dans l'odyssée des souverains prenant la route de l'exil. Le Roi s'installa à l'auberge, le 20, à Abbeville, sans avoir été rejoint par sa maison militaire, qui avait quitté Paris. presque en même temps que lui, et que Macdonald avait rencontrée en désarroi à Beaumont. Le maréchal n'obtint point sans peine que le Roi renonçât, avant d'aller plus loin, à voir arriver les troupes de sa maison, et se dirigeât sur Lille par le chemin le plus court, Hesdin et Béthune.

Le duc d'Orléans, nommé au commandement en chef des troupes stationnées dans le département du Nord, par une ordonnance royale du 16 mars, était à Lille depuis le 19, avec le maréchal Mortier. L'exaltation de la population contre Bonaparte s'y manifestait de la manière la plus énergique, suivant les expressions du prince 2. Quant aux dispositions des troupes, elles ne paraissaient

1. «En quittant Paris, on n'avait eu que le temps de faire un portemanteau pour le Roi; il fut volé en route. Sa Majesté y fut d'autant plus sensible, que ce portemanteau contenait son seul rechange six chemises, une robe de chambre et des pantoufles auxquelles le Roi tenait beaucoup, car en me racontant le vol, il me dit : « On m'a pris mes chemises, je n'en avais pas déjà trop; » puis il ajouta tristement : « Ce sont mes pantoufles que je regrette davantage; vous saurez un jour, mon cher Macdonald, ce que c'est que la paire de pantoufles qui ont pris la forme du pied. » (Souvenirs du maréchal Macdonald, p. 376.

2. Mon journal, par Louis-Philippe d'Orléans, I, p. 173.

point mauvaises dans le premier moment, mais les nouvelles qui arrivaient de partout, et ce mouvement instinctif vers l'Empereur qui gagnait de proche en proche, dans l'élément militaire, ne tardèrent pas à rendre ces dispositions contraires, comme Louis XVIII put le constater lorsqu'il entra à Lille le 22, à une heure de l'aprèsmidi. Ainsi que le déclare la relation officielle publiée dans le Moniteur de Gand dans son numéro du 14 avril : « Les soldats, mornes et glacés, gardaient un sombre << silence, présage alarmant de leur prochaine défection. >> Les dernières heures du 22 mars se passèrent en conférences du Roi avec le duc d'Orléans, les maréchaux Berthier, Macdonald et Mortier, et M. de Blacas. L'opinion y prévalut que Louis XVIII n'était pas en sûreté à Lille. Le Roi était lui-même si frappé de l'attitude hostile des troupes qu'il voulut partir la nuit même. Pour le déterminer à retarder son départ jusqu'au matin, il fallut lui faire observer qu'il était indigne d'un roi de France d'avoir l'air de fuir, en partant clandestinement de nuit, ainsi que déjà le fait avait eu lieu au départ de Paris. Cependant il était toujours incertain, comme il avait hésité au moment de quitter les Tuileries, et il parlait de rester à Lille, lorsqu'on sut que les troupes, excitées par le bruit que le duc de Berry allait arriver avec la maison royale et deux régiments suisses, étaient prêtes à se soulever. On disait également, fait qui a été contesté, que des ordres étaient parvenus de Paris au préfet de Lille et aussi au maréchal Mortier, d'arrêter le Roi. Celui-ci ne pouvait prolonger son irrésolution; il partit à trois heures, mais au lieu de se diriger sur Dunkerque, comme le lui conseillaient les maréchaux, pour attendre dans cette ville la tournure des événements, il prit directement le chemin d'Ostende.

L'accueil qui attendait Louis XVIII en Belgique ne pouvait manquer d'être favorable. Le régime impérial y avait laissé des souvenirs qui en faisaient craindre le retour. Les droits réunis, les levées en masse, la censure et la suppression des journaux, les mesures hostiles au

clergé, etc., avaient aliéné à l'Empereur la grande majorité du peuple belge, et il n'avait guère conservé d'adhérents que parmi les militaires qui avaient été associés à la gloire des légions françaises. Louis XVIII pouvait également compter sur toute la sympathie du nouveau souverain des Pays-Bas, qui venait de prendre le titre de roi, avec l'adhésion du congrès de Vienne, et dont la stabilité pouvait être liée au sort de la maison des Bourbons. Déjà, à Lille, le duc d'Orléans avait reçu une lettre du prince d'Orange, offrant au roi de France l'assistance de l'armée alliée 1, s'il la réclamait, mais cette offre fut indirectement déclinée, dans une réponse qui ne parvint pas, d'ailleurs, au prince.

III.

Louis XVIII passa la frontière belge à Menin, où le maréchal Macdonald prit congé de lui. De là il partit pour Ostende; il n'avait pas abandonné complètement l'idée de se rendre, de cette ville, en Angleterre 2; mais tous les avis se réunissaient pour l'en dissuader.

M. de Talleyrand écrivait de Vienne au Roi : « Si << j'osais exprimer au Roi mon opinion, qui est aussi «< celle des plénipotentiaires de toutes les puissances, je << lui dirais que le séjour d'une ville aussi rapprochée de « la mer que l'est Ostende ne peut que nuire beaucoup << à sa cause dans l'opinion publique, parce qu'il peut faire «< croire que Votre Majesté est disposée à quitter le conti<< nent et à mettre la mer entre Elle et ses États. » M. de Talleyrand indiquait sa préférence pour le séjour de Liège; «il paraît, disait-il, que les dispositions des armées « le rendent sûr. >>

Le prince Guillaume d'Orange avait chargé le prince Berthier, qui était à Bruxelles, de se rendre auprès de

1. Les Hollandais faisaient partie du premier corps d'armée, dont le commandant supérieur était le duc de Wellington.

2. « La philosophie du Roi va droit à Hartwell. » (M. de Jaucourt à Talleyrand, du 27 mars 1815.)

Louis XVIII, afin de l'engager à fixer sa résidence dans cette dernière ville. « Votre Majesté, disait le prince au Roi, y sera « beaucoup mieux qu'à Ostende; Elle y sera << au centre de toutes les nouvelles, et bien plus à même « de tenir des relations avec l'intérieur de la France. « Ce sera, en outre, donner aux Français une preuve que « Votre Majesté compte bientôt revenir au milieu d'eux, << tandis que son séjour à Ostende pourrait faire croire à << son intention de se rendre en Angleterre, et cette idée, je crois, ferait bien du tort au parti de Votre Majesté. >> Mais le Roi était peu tenté de s'établir à Bruxelles, par des raisons qui font honneur à sa sagacité. Cette ville était le centre de tout le mouvement qui se préparait contre la France; c'était aussi, selon toute apparence, de ce côté que devait se produire le premier choc entre les armées alliées et les forces de Napoléon; Bruxelles était assez loin des départements du nord, où Louis XVIII comptait toujours trouver un point d'appui pour sa rentrée dans son royaume. Enfin, ce qui n'était pas une circonstance indifférente, le Roi aurait eu son ministère et sa maison relégués à un rang assez effacé, à Bruxelles, à côté du gouvernement et de la cour du nouveau roi des Pays-Bas. Aucune de ces raisons ne s'élevait contre le choix de la ville de Gand, lequel se recommandait par son voisinage immédiat de la région du nord. Un motif particulier signalait, d'ailleurs, cette résidence à la préférence du Roi.

Déjà plusieurs années auparavant, le comte J.-B. d'Hane de Steenhuyse, l'un des habitants notables de la ville, avait mis son hôtel à la disposition du Roi, alors comte de Provence, si jamais les circonstances l'amenaient à Gand. Les d'Hane de Steenhuyse comptaient parmi les anciennes familles patriciennes de cette ville; on rencontre déjà leur nom dans les registres échevinaux du xve siècle; ils avaient occupé d'importantes fonctions publiques. Ils étaient alliés à de grandes familles belges et étrangères, entre autres aux Montmorency. Le chef actuel de la maison avait épousé la comtesse Isabelle Rodriguez d'Evora y Vega, et était intendant (gouverneur) de la province de

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