Page images
PDF
EPUB

II

Quels sont les effets dans le passé de l'acte qui rapporte une nomination, une révocation régulièrement intervenues?

La nomination, la révocation régulières ont produit leurs effets. En conséquence, l'individu nommé est régulièrement entré au service public: il a été investi de tous les pouvoirs et de tous les devoirs de la fonction les actes qu'il a accomplis en cette qualité sont parfaitement réguliers; il est devenu créancier du traitement au tarif fixé par les lois et règlements; le temps passé au service lui compte pour la pension de retraite, etc. L'acte qui retire la nomination ne peut pas faire que ces effets ne se soient pas produits (1). Pour remettre les choses en l'état, il faudra faire une série d'actes juridiques nouveaux, et il n'est pas certain qu'on arrivera à remettre les choses absolument en l'état en particulier, aucun acte juridique ne pourra, en dehors de la volonté de l'ayant-droit, toucher à la créance du traitement née au profit de l'agent régulièrement nommé.

De même, l'agent révoqué régulièrement est sorti régulièrement du service public; il a cessé d'être investi des pouvoirs et des devoirs de la fonction dès lors, les actes juridiques accomplis par lui après la révocation ont été accomplis par un individu sans pouvoir légal; ils sont irréguliers et peut-être inexistants, sauf application des règles sur les actes des fonctionnaires de fait (2). L'agent révoqué n'a pas pu devenir créancier du traitement; le temps écoulé depuis la révocation ne compte pas pour l'avancement, l'ancienneté, la pension de retraite, etc. Tous ces effets ne peuvent pas être touchés par l'acte qui rapporte, qui retire l'acte de révocation. Tout ce que l'on peut faire, si l'on veut remettre les choses en l'état, c'est d'accomplir une série de nouveaux actes juridiques appropriés pour obtenir les résultats variés qu'exige le dessein poursuivi acte d'allocation d'une somme d'argent pour tenir lieu du traitement non touché (ce ne sera pas une créance de traitement), acte de promotion

remplissait à cette époque les conditions exigées par le décret du 28 juillet 1906 pour être nommé inspecteur, ledit décret n'étant pas applicable lors de son entrée dans les cadres de l'A. P. ». Je persiste à croire qu'il y a là une véritable erreur juridique. Cpr. ma note R. D. P. 1908, p. 230 et s.

(1) Une révocation ne peut pas avoir d'effet rétroactif. C. d'E., 2 février 1912, Lhoste, Rec., p. 152.

(2) V. supra, p. 50 et s.; p. 53, note 1, page 57 et s. Cpr. aussi infra.

Jéze

9

extraordinaire pour tenir compte du temps perdu, etc. Et il se peut que les choses ne puissent pas être tout à fait remises en l'état.

Voici un exemple emprunté à la jurisprudence du Conseil d'Etat. Un trésorier-payeur général, par décret, est admis à faire valoir ses droits à la retraite. Puis le ministre des finances découvre des irrégularités graves de nature à faire perdre à l'agent le droit à pension. Afin de frapper le trésorier-payeur général, le ministre fait prendre un décret rapportant le décret de mise à la retraite; puis croyant avoir effacé dans le passé les effets du décret d'admission à la retraite et avoir fait rentrer le trésorier-payeur général au service public, le ministre fait prendre un décret de révocation de manière à conférer à cet agent le status légal de fonctionnaire révoqué, status qui, d'après la loi de 1853 art. 27, ne comporte pas de pension de retraite. Le Conseil d'Etat, par arrêt du 20 janvier 1911, Bonfante (1), a condamné cette manière de faire : « A partir de ce moment (admission à faire valoir les droits à la retraite), le trésorier-payeur général ne faisait plus partie de l'administration, et ne pouvait être l'objet d'une mesure disciplinaire. Dès lors, s'il appartenait à l'administration, saisie de la demande de pension du sieur B., de rechercher s'il se trouvait dans ceux des cas où le fonctionnaire perd ses droits à pension, le décret du ... 1909 qui, rapportant celui du ... 1908, le relève de ses fonctions, est entaché d'excès de pouvoir ». On remarquera que le Conseil d'Etat indique par quels actes juridiques le résultat poursuivi pouvait être régulièrement obtenu. Il fallait rechercher si l'irrégularité reprochée à l'agent était l'une de celles prévues par la loi pour enlever le pouvoir de réclamer une pension (déficit pour détournement de deniers ou matières, malversation, 1. 1853 art. 27). Si oui, il fallait faire constater le déficit, et puis, prendre la décision de déchéance, le tout dans les formes légales (2).

Dégageons la doctrine impliquée par l'arrêt étudié. Un décret régulier d'admission à la retraite d'un agent public est un acte qui désinvestit l'agent public du status de fonctionnaire en activité, et lui confère le pouvoir légal de réclamer une pension de retraite si les autres conditions sont remplies, ou lui confère le status légal de fonctionnaire révoqué si les conditions de retraite ne sont pas remplies (3). Le retrait de ce décret est, en réalité, une nomination ;

(1) Rec., p. 67. Cpr. ma note dans la R. D. P. 1911, p. 67 ets. (2) Cpr. ma note dans la R. D. P. 1911, p. 67.

(3) Il ne faut pas oublier, en effet, que la décision d'admission d'office à la retraite d'un agent public, alors que cet agent ne remplit pas les

pour produire effet, cet acte suppose donc, s'il s'agit de fonctions non obligatoires, l'acceptation du fonctionnaire nommé; naturellement, dans l'intervalle entre la sortie du service public et la rentrée au service public, l'individu n'est pas au service public, il ne peut donc pas être révoqué. D'autre part, l'individu admis régulièrement à la retraite est investi du pouvoir légal de faire naître à son profit la situation juridique individuelle de créancier d'une pension de retraite. Le chef de service ne peut, pour empêcher la naissance de cette créance ou pour la faire disparaître, qu'accomplir, dans les conditions légales, l'acte juridique de déchéance de la pension.

III

Le Parlement ne peut-il pas remettre les choses absolument en l'état? Pas davantage. Il faut proscrire absolument cette idée que le Parlement peut tout faire (1). Il ne peut pas rajeunir un individu; il ne peut pas davantage décider que des effets juridiques ne se sont pas produits. Le Parlement ne peut pas faire de miracles.

Ce qui est vrai, c'est que le Parlement a de plus larges pouvoirs juridiques que toute autre autorité publique. Il a à sa disposition le pouvoir législatif, par quoi il peut modifier pour l'avenir les situations juridiques générales ; en tant qu'autorité budgétaire, il a entre ses mains le pouvoir discrétionnaire de créer des créances au profit de qui il lui plaît. Ayant à sa disposition le pouvoir d'amnistie, il peut ordonner à tous agents publics de s'abstenir désormais d'exercer leur compétence répressive. Par l'exercice combiné de tous ces pouvoirs, c'est-à-dire par l'accomplissement d'actes juridiques divers (loi, actes créateurs de situations juridiques individuelles, actes conditions), le Parlement, en fait, réalise plus facilement ses intentions parce qu'il a entre ses mains beaucoup de pouvoirs légaux: mais en droit, il ne fera pas autre chose que des actes juridiques pour amener dans l'avenir la réparation des effets produits par un acte régulier; il ne supprimera pas dans le passé ces effets.

Le cas le plus démonstratif est celui du lieutenant-colonel Picquart, mis en réforme par un acte juridique régulier, au cours de l'affaire Dreyfus. Lorsque la Cour de Cassation eut reconnu et pro

conditions pour pouvoir réclamer une pension, est une révocation, et doit, à peine de nullité, être entourée des formalités requises par les lois et règlements pour la révocation (jurisprudence constante).

(1) V. supra, p. 108.

clamé l'innocence du capitaine Dreyfus, on songea aux autres victimes de cette affaire, en particulier au lieutenant-colonel Picquart qui n'avait pas hésité à sacrifier sa carrière militaire à ce que lui dictait sa conscience. On voulut faire rentrer le lieutenant-colonel dans les cadres de l'armée, avec l'avancement qu'il eût pu légitimement espérer s'il n'avait pas été mis en réforme. On ne songea pas à la question d'argent, car la tradition officielle en France répugne à l'allocation d'une somme d'argent. Comment allait-on obtenir les résultats cherchés?

On n'a pas retiré, on n'a pas rapporté l'acte régulier de mise en réforme. On a reconnu que c'était juridiquement impossible. Le Parlement a accompli une série d'actes-conditions (1), calculés de manière à investir le lieutenant-colonel Picquart de situations juridiques générales et impersonnelles avantageuses (2) (1. 13 juillet 1906). En voici le détail.

1o Le lieutenant-colonel Picquart a été « réintégré dans les cadres de l'armée» en d'autres termes, il a été, pour l'avenir, investi du status légal d'officier de l'armée active (or acte condition); 2° il a été « promu général de brigade » ; en d'autres termes, il a été, pour l'avenir, investi du status légal de général (2e acte condition); 3° il a été inscrit

(1) Je laisse de côté la question de savoir si le Parlement avait le pouvoir légal d'accomplir ces actes-conditions, et quels actes il devait accomplir pour agir régulièrement. Cpr. sur ce point DELPECH, op. cit,, R. D. P. 1906, p. 507 et s. Et aussi DUGUIT, Tr. Droit Const., I, p. 135 et s., qui estime qu'en votant la loi de 1906, « le Parlement a commis assurément un excès de pouvoir, contre lequel d'ailleurs il n'y avait aucune voie de

recours ».

(2) Dans l'exposé des motifs du projet de loi présenté par le Gouvernement, il est dit: « La Cour de cassation, toutes chambres réunies, a, par arrêt du 12 juillet 1906, cassé sans renvoi le jugement de condamnation prononcé le 9 septembre 1899 par le Conseil de guerre de Rennes contre le capitaine Alfred Dreyfus... La proclamation de l'innocence de Dreyfus démontre la légitimité des efforts que le lieutenant-colonel Picquart, au risque de briser définitivement sa carrière, tentait loyalement et courageusement dès 1896 pour faire triompher la vérité. Cet officier supérieur, mis en réforme le 26 février 1898, ne peut être réintégré que par la loi dans les cadres de l'activité. Nous vous demandons, en outre, d'effacer définitivement les effets de cette réforme, de lui conférer un grade de général de brigade, auquel sont parvenus 64 officiers moins anciens que lui dans le grade de lieutenant-colonel ou d'une ancienneté égale, et de faire remonter sa nomination au 10 juillet 1903, veille du jour auquel a été promu le plus ancien de ces officiers généraux » (J. O., Sénat, 1re séance du 13 juillet 1906, Déb., p. 836).

sur les contrôles de l'armée « pour prendre rang du 10 juillet 1903 » ; en d'autres termes, il a été investi du status légal d'officier ayant, pour l'avenir, un certain rang sur le tableau (3o acte condition); 4o il a été enfin décidé que « le temps passé par le lieutenant-colonel Picquart dans la position de réforme lui sera compté comme temps d'activité » ; en d'autres termes, le lieutenant-colonel Picquart a été investi, pour l'avenir, du status légal d'officier ayant une certaine ancienneté, ce qui comporte, pour l'avenir, des conséquences au point de vue des pouvoirs légaux de commandement, de pension de retraite, etc. (4e acte condition).

On remarquera que le Parlement n'a pas accompli d'acte juridique pour créer, au profit du lieutenant-colonel Picquart, la situation juridique individuelle de créancier du Trésor public : c'était là pourtant une mesure de réparation pécuniaire logique et possible le lieutenant-colonel, pendant sa mise en réforme, avait touché des sommes inférieures à celles qu'il eût reçues s'il n'avait pas été mis en réforme. Et cette simple observation montre, à l'évidence, qu'il est très difficile, sinon impossible, de remettre absolument les choses en l'état.

Section IV

Dans quelle mesure peut-on toucher à la constatation faite par le juge? Du retrait de l'acte juridictionnel (1).

L'acte juridictionnel est la constatation, avec force de vérité légale, d'une situation juridique (générale ou individuelle), de la légalité ou de l'illégalité d'un acte, ou d'un fait. L'acte juridictionnel doit être distingué des actes juridiques accomplis par le juge comme conséquence logique de la constatation; en particulier, il faut le distinguer de la condamnation (2). De plus, la constatation avec force de vérité légale est la condition nécessaire pour que cet acte juridique (condamnation) et d'autres actes puissent être accomplis; c'est donc, elle aussi, vue d'un certain côté, un acte complexe (3).

Ceci posé, dans quelle mesure peut-on toucher à la constatation

(1) Rapprocher infra le chapitre VII, sur la force de vérité légale attachée par la loi à l'acte juridictionnel.

(2) V. supra, p. 33 et 34.

(3) V. supra, p. 45.

« PreviousContinue »