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5o En même temps, l'acte d'amnistie individuelle investit le condamné amnistié d'un nouveau status légal, puisqu'il le désinvestit du status légal de condamné. S'il y a eu condamnation à l'amende, l'acte d'amnistie individuelle est une remise de dette, si l'amende n'a pas été payée; et si elle a été payée, c'est un acte créant au profit de l'amnistié une créance en restitution des sommes payées (1). Dans les deux cas, c'est un acte créateur de situation juridique individuelle (2).

En somme, l'acte d'amnistie individuelle a la mème nature juridique que l'acte de grâce : c'est un acte juridique complexe, tantôt un acte-condition, tantôt un acte créateur de situation juridique individuelle.

Quelle que soit l'énergie de l'acte d'amnistie, générale ou individuelle, on ne peut pas dire, en droit français, que l'amnistie supprime, pour l'avenir le fait amnistié : elle ne le supprime pas juridi quement, pas plus qu'elle ne peut le supprimer matériellement. Pour faire apparaître les effets juridiques du fait amnistié, il suffit de supposer que le fait amnistié a causé un préjudice à un tiers. Le tiers pourra, nonobstant l'amnistie, réclamer une indemnité à l'auteur de l'acte. Le fait amnistié continue donc, juridiquement, à être la condition pour que puisse être exercé par la victime le pouvoir légal de créer à son profit, par une manifestation unilatérale de volonté, la

(1) On a hésité sur le point de savoir si l'amnistié était créancier des amendes payées. La loi d'amnistie du 2 avril 1878, art. 3, résout la question dans le sens de l'affirmative.

(2) Touchant l'amnistie individuelle, le professeur DUGUIT estime qu'elle est « un acte arbitraire et ne peut rentrer dans aucune des fonctions juridiques normales de l'Etat ». Ceci me paraît être une appréciation politique de l'amnistie individuelle. Au point de vue de la technique juridique, je ne vois pas en quoi l'amnistie individuelle est un acte arbitraire, du moment que la loi organise le pouvoir d'amnistie individuelle et que ce pouvoir est exercé dans les conditions légales. Du point de vue politique, je ne vois pas davantage en quoi elle est un acte arbitraire. Les besoins de la vie sociale et politique sont très complexes. Pour donner satisfaction au besoin de paix sociale, l'amnistie - même individuelle est parfois nécessaire: on peut imaginer facilement telle et telle circonstance où l'amnistie individuelle est le seul moyen pour ramener dans un pays, à un moment donné, la paix publique. Dans ces circonstances, politiquement l'amnistie individuelle se trouve justifiée. Ce qui est critiquable politiquement, c'est l'abus de l'amnistie individuelle ; mais il en est alors de l'amnistie comme de tous les procédés juridiques. On peut en abuser. Cela suffit-il pour les condamner politiquement ? Dans ce cas, il n'est pas une seule institution qui résiste à la critique.

situation juridique individuelle de créancière de l'indemnité (1). D'ailleurs, cet effet juridique possible est toujours réservé expressément par les actes d'amnistie (2). S'il ne l'était pas, le silence de l'acte d'amnistie devrait être interprété dans le même sens (3).

De même, au point de vue disciplinaire, on ne peut pas dire que l'amnistie supprime le fait la situation sera celle qui aurait été si le fait n'était pas puni par la loi pénale. C'est tout. En conséquence, sauf disposition expresse de la loi d'amnistie, l'amnistié pourra être frappé disciplinairement (4) à raison des faits amnistiés (5).

III. Dans le passé, il est impossible, par un acte juridique quelconque, de supprimer les effets d'une condamnation régulièrement prononcée avec force de vérité légale. On peut seulement essayer, par une série d'actes juridiques variés et de nature juridique diverse, de créer ou d'amener, pour l'avenir, des situations juridiques qui remettront les choses en l'état. D'ailleurs, cela ne sera pas toujours possible. Il est bien évident que si, à la suite de la constatation du fait d'assassinat, un individu a été condamné à mort et guillotiné,

(1) V. supra, p. 48 et 49.

(2) Exemples loi d'amnistie du 2 novembre 1905, art 3: « Dans aucun cas, l'amnistie ne pourra être opposée au droit des tiers... » Même formule dans les lois d'amnistie du 12 juillet 1906, art. 3; du 10 avril 1908, art. 3; du 18 juin 1909, art. 3.

(3) Cass. 20 juillet 1878, S. 80-1-301.

(4) Il faut, à mon avis, appliquer ici l'argumentation faite par la Cour de cassation, dans un arrêt du 9 novembre 1852, rendu toutes chambres réunies « L'action en discipline, pouvant s'exercer pour des faits qui ne sont ni qualifiés ni prévus par les lois pénales, diffère essentiellement de l'action publique et ne peut être restreinte par des règles qui lui sont étrangères; les mesures qui en sont la suite ne sont pas de véritables peines, mais des moyens institués pour maintenir, pour des raisons d'ordre et d'intérêt publics, l'autorité morale et le respect du corps auquel appartient le fonctionnaire poursuivi disciplinairement; elles s'attachent moins aux faits eux-mêmes qu'aux conséquences de ces faits sur la considération du fonctionnaire et sur la dignité du corps dont il est membre, c'est-à-dire à cet effet moral qui, à la différence du fait dont il découle, a un caractère successif et permanent... ».

(5) De la matière disciplinaire, il faut rapprocher les effets de l'amnistie touchant l'inscription au tableau de l'ordre des avocats. Malgré l'amnistie, le fait peut servir de base à une exclusion de l'ordre ou à un refus d'inscription au tableau de l'ordre. Pour écarter cette conséquence, il faut une disposition législative expresse. Ex. : loi du 12 juillet 1906, art. 2 « Les faits visés par la présente loi ne peuvent servir de base à l'exclusion ou au refus d'inscription au barreau d'un citoyen remplissant les conditions légales de cette inscription ».

Jèze.

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aucun acte juridique ne pourra remettre les choses en l'état et ressusciter le supplicié. Ce qui est vrai des faits matériels est vrai des effets juridiques régulièrement produits. L'allocation d'une somme d'argent à la famille de la victime n'est qu'une réparation (acte créateur de situation juridique individuelle).

En étudiant les effets de l'amnistie, j'ai montré par quels actes. on peut obtenir, dans la mesure du possible, la remise des choses en l'état (1). Je n'insisterai pas davantage.

(1) V. supra, p. 142. Cpr. aussi p. 129, 137 et s.

CHAPITRE VII

DE LA FORCE DE VÉRITÉ LÉGALE ATTACHÉE PAR LA LOI
A L'ACTE JURIDICTIONNEL (1)

L'acte juridictionnel est une constatation faite par le juge avec force de vérité légale (2). Quel est au juste le degré de cette force? Jusqu'à quel point la présomption de vérité légale est-elle irréfragable? Dans quelle mesure et vis-à-vis de qui la chose jugée est-elle la vérité légale ? Les agents publics de tout ordre sont-ils obligés de tenir la chose jugée pour la vérité légale et d'agir en conséquence? Délimitons le champ du problème (3).

Un juge civil, - judiciaire ou administratif - a régulièrement accompli un acte juridictionnel; il a constaté, dans les formes légales, une situation juridique, un fait, la légalité ou l'illégalité d'un acte. Un juge répressif — judiciaire ou administratif — a régulièrement constaté la culpabilité ou la non culpabilité d'un individu. Cette constatation est-elle absolument, pour tout le monde, à tout jamais, la vérité légale? La chose régulièrement jugée est-elle irrefragablement la vérité légale ? La force de chose jugée est-elle absolue ou n'est-elle que relative?

(1) Cpr. supra, p. 32 et s. ; p. 133 et s.

(2) Je suppose résolue la question très difficile de savoir quels sont les actes juridictionnels, c'est-à-dire les constatations auxquelles s'attache la force de vérité légale. Il y a là surtout une question de commentaire de textes ou d'interprétation de la volonté exprimée ou présumée du législateur. En effet, il dépend du législateur de conférer ou non à une constatation la force de vérité légale et, par suite, le caractère d'acte juridictionnel. L'auteur, les formes, l'objet de la constatation sont d'importance secondaire. V. supra, p. 32 et s.

(3) P. LACOSTE, De la chose jugée en matière civile, criminelle, disciplinaire et administrative, 2e édition, 1904.

Dans quelle mesure et à qui la vérité légale s'impose-t-elle ?

D'une manière plus précise, il y a trois catégories d'individus ou d'autorités pour lesquels la question se pose:

1° Quels sont les individus à qui la chose jugée peut ou doit être opposée comme la vérité légale? Quels individus peuvent ou doivent s'en prévaloir?

2o Dans quelle mesure la chose jugée s'impose-t-elle comme vérité légale aux agents publics, en particulier aux agents de l'administration active?

3o Quels sont les tribunaux à qui la chose jugée s'impose comme la vérité légale? Les tribunaux devant lesquels la chose jugée pourra être invoquée doivent-ils l'opposer d'office?

Section I

Idées générales dominantes.

La solution de ces problèmes multiples est dominée par des idées générales d'ordre très divers, souvent contradictoires, dont la combinaison donne l'explication ou la justification de la diversité des solutions adoptées soit dans un même pays à une même époque, soit à des époques différentes, soit dans des pays voisins, même de culture et de civilisation égales. La variété et l'opposition des intérêts en cause sont en effet très grandes. Ceci explique les nombreuses distinctions faites partout, les hésitations des juristes, les controverses délicates qui, en cette matière, se rencontrent plus qu'en aucune autre. L'importance relative et comparative des intérêts en jeu peut être appréciée différemment suivant les époques, les milieux, la tournure d'esprit des juges et des juristes.

Voici les principales idées générales à mettre en relief et qu'il faut, à mon avis, combiner.

I.

Il y a d'abord des idées générales qui militent en faveur d'une grande force à donner à la chose jugée, d'une autorité absolue, erga omnes.

1re idée génerale. Pour maintenir la paix sociale entre les hommes, il faut que les procès aient une fin il importe que les constatations régulièrement faites par le juge soient tenues pour exactes et ne puissent être remises en question.

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