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délivrée par l'administration de la poste, non pas à l'individu dont le nom est porté sur l'enveloppe, mais à tel autre in lividu créancier du destinataire. L'administration postale doit-elle obéir au jugement et faire la remise de la lettre contenant la valeur à l'individu créancier désigné par le tribunal?

La jurisprudence du Conseil d'Etat répond négativement. Le chef du service postal a le droit et le devoir, sous le contrôle juridictionnel du Conseil d'Etat, de ne pas faire cette délivrance au créancier. L'interprétation donnée par le tribunal judiciaire à la loi sur l'inviolabilité des correspondances n'est pas, pour les agents administratifs, la vérité légale ; elle ne s'impose pas à l'autorité administrative. Le chef du service postal, sous le contrôle juridictionnel du Conseil d'Etat, n'est pas obligé d'accepter l'interprétation donnée par le tribunal judiciaire aux lois de 1790 (1). Il faut, à mon avis, critiquer cette solution, inspirée par la règle, d'origine politique, de la séparation des autorités. Si, seul, le Conseil d'Etat est capable d'interpréter les lois

(1) C. d'E. 13 mars 1874, Talfer, Rec., p. 263: « La demande... a pour objet de faire décider que l'administration des postes, en réexpédiant en Italie au sieur C. destinataire, une lettre chargée, originairement adressée à Paris, et ce, nonobstant opposition formée... à la requête du sieur T., a commis une faute dont elle doit être déclarée responsable... Le jugement .. rendu... par le tribunal... de la Seine et signifié à l'administration des postes ... postérieurement à la réexpédition de la lettre chargée, constate, à la vérité, que le sieur T. est créancier du sieur C.; mais ledit jugement est étranger à l'administration ci-dessus désignée et ne statue nullement sur la question de savoir si le directeur général des postes, tiers saisi, pouvait être contraint à la remise de la lettre dont le transport lui avait été confié. La fante que le sieur T. impute à l'administration des postes et qui aurait engagé la responsabi lité de l'Etat, consisterait uniquement dans le dessaisissement, de la part du directeur général des postes, de la lettre chargée frappée d'opposition. Mais, d'une part, la loi des 26-29 août 1790 interdit aux tribunaux, aussi bien qu'aux municipalités et directions de département ou de district, d'ordonner aucun changement dans le travail. la marche et Torganisation du service de la poste aux lettres. D'autre part, il a été déclaré par la loi des 10-14 août 1790 que le secret des lettres est inviolable et que, sous aucun prétexte il ne peut y être porté atteinte, ni par les individus, ni par les corps; il ne peut être dérogé à ces règles que dans un intérêt d'ordre public, et en vertu d'actes d'instruction accomplis par le magistrat en vue de constater les crimes ou les délits. Il suit de là que l'opposition signifiée à l'administration des postes à la requête du sieur T. ne pouvait faire obstacle à ce que la remise de la lettre adressée par le sieur C. à lui-même fût opérée par l'administration suivant les règles établies pour le service de la poste aux lettres... »

sur le secret des correspondances, il faut lui réserver compétence en cette matière et obliger les tribunaux judiciaires à lui renvoyer, comme question préjudicielle, les difficultés d'interprétation de cette loi. Mais si les tribunaux judiciaires ont compétence pour interpréter cette loi, il est aujourd'hui anarchique d'affirmer que les agents administratifs n'auront pas le devoir de tenir l'interprétation pour la vérité légale.

Encore ici, la solution serait différente si le tribunal n'avait fait que régler la question de savoir à qui la lettre est vraiment destinée: homonymes, cessionnaire d'un fonds de commerce, etc. Le principe fondamental de l'autorité absolue de la chose jugée ne rencontrant plus d'obstacle, l'administration postale devrait s'incliner: sa décision de refus serait entachée d'excès de pouvoir, annulable par le Conseil d'Etat au contentieux.

Toutefois, dans les deux cas étudiés, la jurisprudence du Conseil d'Etat semble admettre que si l'administration avait été mise en cause dans le procès soumis au tribunal judiciaire et si le jugement avait été rendu sans que les agents administratifs aient opposé la règle de la séparation des autorités administrative et judiciaire, ils ne pourraient pas, après coup, refuser d'exécuter le jugement devenu définitif. Dans ce cas, l'autorité de la chose jugée s'imposerait à l'administration mise en cause et l'emporterait sur la règle de l'indépendance des agents administratifs vis-à-vis des tribunaux judiciaires (1).

(4) La superstition de l'indépendance de l'autorité administrative vis-à-vis des tribunaux judiciaires est tellement forte en France que LAFERRIÈRE, Jur, adm. et rec cont, 2e édition, I p 512, après avoir exposé la solution donnée au texte, ajoute : « Faut-il conclure de là que toute décision de l'autorité judiciaire devenue définitive a une puissance illimitée à l'égard de l'administration? N'existe-t-il pas de cas auxquels puisse s'appliquer cette disposition si énergique de l'instruction légis lative du 8 janvier 1790: « Tout acte des tribunaux ou des cours de justice tendant à contrarier ou à suspendre le mouvement de l'adminis tration étant inconstitutionnel demeurera sans effet et ne devra pas arrêter les corps administratifs dans l'exécution de leurs opérations ». Nous pensons que cette disposition serait applicable si un tribunal procédait par voie d'injonctions ou d'interdictions adressées à la puissance publique, s'il sortait de sa fonction juridictionnelle pour entreprendre sur la fonction exécutive. Quand même une telle usurpation prendrait la forme d'un jugement, elle ne pourrait pas revendiquer l'obéissance due à la chose jugée. Il ne peut y avoir chose jugée que si le juge a exercé des pouvoirs de juridiction, non s'il s'est immiscé dans le pouvoir exécu tif ou dans le pouvoir législatif qui lui sont rigoureusement interdits. Ces

Section IV

Force de la chose jugée pour les tribunaux.

Dans quelle mesure le principe fondamental de l'autorité absolue de la chose jugée s'applique-t-il aux tribunaux ? Jusqu'à quel point faut-il dire que la chose jugée par un tribunal est, pour ce tribunal lui-même et pour les autres tribunaux, la vérité légale ?

Le problème, en France, est extrêmement compliqué. Il faut tenir compte 1o de la division des tribunaux en tribunaux répressifs et tribunaux non répressifs et 2o de la séparation des tribunaux en judiciaires et administratifs. Dès lors, il y a lieu d'étudier les sept cas principaux suivants :

avenu

sortes d'empiètements, que l'article 127 du Code pénal qualifie de forfaiture, ne peuvent imposer d'obligations légales à l'autorité publique ; celle-ci s'en rendrait complice si elle consentait à s'y soumettre. Aussi n'hésitons-nous pas à penser qu'un jugement qui, par impossible édicterait ou annulerait un acte de puissance publique, serait non pour l'administration, par application de la loi du 8 janvier 1790 ». Les cas visés par LAFERRIÈRE manquent de précision. Dès lors, il est difficile de savoir exactement ce qu'il veut dire. Cela vise t-il un jugement tel que le jugement du tribunal civil de la Seine du 8 avril 1914. Pavy (supra, p. 168 note 1) « ordonnant » à l'administration des postes de supprimer dans l'annuaire des téléphones une annonce critiquée ; « faisant à l'avenir défense » à l'administration de faire aucune insertion de la nature de celle critiquée? Dans ce cas, le raisonnement qui précède me paraît inadmissible. Il est socialement très dangereux de permettre à qui que ce soit de tenir pour non avenue la chose jugée. Qu'on mette le langage de LAFERRIÈRE dans la bouche d'un particulier, et l'on verra s'il y a un ordre social possible! Les tribunaux - même les tribunaux judiciaires sont des autorités publiques chargées par la loi de faire des constalations avec force de vérité légale. Si ces tribunaux se trompent, il y a des recours. Mais lorsque la chose jugée est devenue définitive, il faut qu'elle soit obéie par tout le monde. Tous les agents publics d'un même pays sont des collaborateurs et non des rivaux! Les circonstances politiques qui ont fait édicter l'instruction législative de 1790 ont depuis longtemps disparu. D'autre part, le temps est passé où l'on reconnaissait à l'autorité administrative une indépendance absolue Nous ne pouvons plus traiter les tribunaux judiciaires en autorités suspectes, en réactionnaires cherchant à arrêter, à entraver les réformes, à gêner systématiquement l'administration.

1° Force de la chose jugée au civil par un tribunal pour un autre tribunal du même ordre, administratif ou judiciaire.

2o Force de la chose jugée au civil par un tribunal (judiciaire ou administratif) pour un autre tribunal d'un ordre different (administratif ou judiciaire).

3o Force de la chose jugée par un tribunal non répressif (judiciaire ou administratif) pour un tribunal répressif (judiciaire ou administratif).

4o Force de la chose jugée par un tribunal répressif (judiciaire ou administratif) pour un tribunal répressif ou pour un tribunal non répressif (judiciaire ou administratif).

5o Force de la chose jugée par le tribunal de cassation pour le tribunal de renvoi (judiciaire ou administratif).

6o Force de la chose jugée par le tribunal judiciaire ou administratif) appelé à statuer sur une question préjudicielle pour le tribunal (judiciaire ou administratif) qui a soulevé cette question.

7° Force de la chose jugée par le tribunal des Conflits.

Pour la solution de ces problèmes, il y a lieu de rappeler que le principe fondamental est l'autorité absolue de la chose jugée; mais il faut combiner ce principe avec toutes les idées générales exposées plus haut. Aussi les solutions sont-elles non seulement très diverses, mais encore parfois très incertaines.

Voici quelques indications générales (1).

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I

Force de la chose jugée par un juge civil pour un autre juge civil du même ordre (administratif ou judiciaire).

Ici les chances d'erreur sont ordinairement très grandes. Le juge n'a entendu que certains arguments et certains individus. En conséquence, on écarte le principe fondamental de l'autorité absolue de la chose jugée; on décide que la chose jugée n'a qu'une autorité relative. Les autres juges civils et le juge même qui a fait la constation ne doivent la tenir pour la vérité légale que dans une mesure réduite. Le Code civil, art 1351, détermine cette mesure : « L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui fait l'objet du

(1) Le cadre de cette étude générale ne permet pas d'entrer dans le détail.

jugement. Il faut que la chose demandée soit la même, que la demande soit fondée sur la même cause, que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité ». En d'autres termes, il faut qu'il y ait: 1° identité d'objet, c'est-à-dire identité de la chose demandée; 2o identité de cause, c'est-a-dire identité du fondement juridique sur lequel l'individu fait reposer sa demande; 3° identité des parties; en d'autres termes, le nouveau procès doit s'engager entre les mêmes personnes, en la même qualité, que le premier (1).

Telle est la règle exceptionnelle. Elle s'applique aux jugements civils rendus soit par les juridictions judiciaires, soit par les juridictions administratives.

Il faut observer que cette règle est une exception au principe fondamental. Même en matière civile, comme je l'ai déjà signalé, il est des jugements auxquels s'applique le principe fondamental, et qui ont force absolue jugement de nullité d'un brevet d'invention sur la requête du ministère public, annulation d'un acte administratif par le Conseil d'Etat sur le recours pour excès de pouvoir, etc. (2).

2e cas.

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Force de la chose jugée au civil par un tribunal (judiciaire ou` administratif) pour un autre tribunal d'un ordre différent (administratif ou judiciaire).

Non seulement il ne peut être question d'appliquer ici le principe fondamental de l'autorité absolue de la chose jugée, mais encore la règle exceptionnelle de la relativité de la chose jugée, posée par l'art. 1351 du code civil, semble devoir encore être aggravée par la règle de la séparation des autorités administrative et judiciaire. On déclare volontiers que le principe formulé par la loi des 16-24 août 1790 entraine« l'indépendance réciproque des juridictions administrative et judiciaire» (3). Dès lors, en principe, dit-on, la chose jugée an civil en premier lieu par le tribunal d'un certain ordre ne s'im

(1) L'objet de cet ouvrage étant de formuler les principes genéraux du droit public administratif français, il n'y a pas lieu de développer ces trois propositions. Voyez LACOSTE, op. cit., p. 86 el s.

(2) V. supra, p. 158.

(3) V. supra, p. 154 et ́s., 165.

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