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Lorsqu'il s'agit des tribunaux judiciaires, l'interprétation donnée à la loi par la Cour de cassation ne s'impose pas tout de suite au juge de renvoi. « Lorsque, après la cassation d'un premier arrêt ou jugement rendu en dernier ressort, le deuxième arrêt ou jugement, rendu dans la même affaire entre les mêmes parties, procédant en la même qualité, sera attaqué par les mêmes moyens que le premier, la Cour de cassation prononcera, toutes les chambres réunies ». « Si le deuxième arrêt ou jugement est cassé pour les mêmes motifs que le premier, la cour royale ou le tribunal auquel l'affaire est renvoyée se conformera à la décision de la Cour de cassation sur le point de droit jugé par cette Cour ».

Telle est la règle, inscrite expressément dans la loi du 1er avril 1837 (art. 1 et 2). C'est une exception certaine aux principes dictés par la logique juridique et par l'utilité sociale (1). Cette exception s'explique uniquement par des raisons d'histoire politique, à savoir la defunce profonde qu'inspirait aux hommes de la période révolutionnaire l'esprit réactionnaire, contre-révolutionnaire des corps judiciaires : elle a la même origine, la même explication politique que la fameuse règle de la séparation des autorités administrative et judiciaire (2).

à annuler pour interpréter dans un autre, c'est aboutir à l'anarchie, au déni de justice: la possibilité de ce conflit perpétuel est contraire à l'ordre public et au droit des justiciables d'être jugés ».

(1) Ce caractère exceptionnel a été mis en plein relief par M. ROMIEU dans les magistrales conclusions prononcées par lui dans l'affaire Botta précitée (C. d'Et., 8 juillet 1904, Rec., p. 538 et s.): « Si le législateur n'a pas réglé de procédure spéciale et s'est contenté d'instituer une juridiction de cassation..., le droit conféré à cette juridiction d'annuler, pour viola. tion de la loi, les actes des juridictions subordonnées, implique pour elle le droit de fixer à leur égard le sens de cette loi qu'elle est compétente pour interpréter souverainement. Loin donc qu'un texte législatif soit nécessaire pour lui conférer ce pouvoir, il nous paraît que l'intervention du législateur n'est indispensable que pour le restreindre ou lui imposer des modalités... Il faut qu'on sache bien que lorsqu'un acte ou un jugement a été annulé par le Conseil d'Etat pour violation de la loi, cet acte ne peut être reproduit dans l'instance avec les moyens de droit qui ont été condamnés, sous peine d'une annulation qui, cette fois, sera exclusivement fondée sur la violation de la chose jugée en droit ».

(2) Cette défiance des hommes de la Révolution pour les corps judiciaires est bien connue, et elle était alors tout à fait fondée. Ils craignaient que les juges, dont l'esprit réactionnaire était hostile aux réformes, ne fussent un obstacle à l'application des lois édictées par la Révolution sous prétexte d'interprétation, les juges pourraient arrêter ou déformer les lois nouvelles. En conséquence, la loi d'organisation judi ciaire des 16-24 août 1790, titre II, art. 12, réserva au Corps législatif lin

6 cas.

VI

Force de la chose jugée par le juge (judiciaire ou administratif) appelé à statuer sur une question préjudicielle pour le tribunal (judiciaire ou administratif) qui a soulevé cette question.

Le jugement sur question préjudicielle lie le juge administratif ou judiciaire) qui l'a provoqué (1). Cette solution, qui n'est que l'application du principe fondamental, découle, en outre, de la notion mème de question préjudicielle.

Il y a question préjudicielle lorsque le juge, appelé à faire une constatation avec force de vérité légalę, ne peut y procéder sans qu'une autre constatation ait d'abord été faite par un autre juge (2) Prenons des exemples. Le juge des listes électorales est appelé à constater si X est électeur. Or on conteste que X soit national français. Et la

terprétation des lois au cours des litiges. La loi des 27 novembrefer décembre 1790, qui crée le tribunal de cassation, décide (art. 21) que le tribunal de renvoi pourra ne pas adopter l'interprétation du tribunal de cassation et qu'en cas de nouvelle demande en cassation suivie d'une nouvelle cassation, si le troisième tribunal juge en dernier ressort de la même manière que les deux premiers, la question sera soumise au corps législatif « qui, en ce cas, portera un décret déclaratoire de la loi ; et lorsque ce décret aura été sanctionné par le roi, le tribunal de cassation s'y conformera dans son jugement ». Il y a eu des variations dans la législation touchant l'autorité compétente pour donner l'interprétation: Chef de l'Etat en Conseil d'Etat, 1. 16 septembre 1807; Cour saisie par le second renvoi, sauf « référé au roi pour être ultérieurement procédé par ses ordres à l'interprétation de la loi » par les Chambres législatives, loi du 30 juillet 1828, art. 2. Cpr. sur cet historique, les notes du Sirey, Lois annotées, sous les lois de 1790, de 1807, de 1828 et de 1837. Cpr. aussi les conclusions précitées de M. ROMIEU, Rec., 1904, p. 563 à 565. Sur les origines politiques de la règle de la séparation des autorités administrative et judiciaire, voyez supra, p. 154 et s. ; et infra.

(1) Laferrière, Jur. adm. et rec. contentieux, 2e édition, I, p. 500

et s.

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(2) Je laisse de côté la question de savoir dans quels cas le juge est obligé de surseoir à statuer, et où il y a lieu d'écarter la maxime : « le juge de l'action est le juge de l'exception Ce qui est certain, c'est qu'en principe lorsque l'exception est de la compétence d'un tribunal d'un autre ordre, la maxime est écartée, il y a question préjudicielle. La règle de la séparation des autorités administrative et judiciaire a pour conséquence la question préjudicielle. LAFERRIÈRE, op. cit., I, p. 496: << Il est donc vrai de dire que la règle d'après laquelle « le juge de l'action

question est douleuse (1). La constatation de la nationalité de X doit manifestement précéder le jugement sur la question de savoir si X est électeur. Or la constatation de la naturalisation n'est pas de la compétence du juge des listes électorales: elle appartient exclusivement au tribunal civil de première instance. Le juge des listes électorales devra surseoir à statuer sur la constatation de la qualité d'électeur et renvoyer au tribunal civil d'arrondissement la question de nationalité. Une fois résolue par le tribunal civil la difficulté relative à la nationalité, le juge de la liste électorale pourra statuer sur la qualité d'électeur. Il y a là une question préjudicielle.

Il y aurait encore question préjudicielle si, devant le Conseil d'Etat, juge d'une élection contestée, se posait la question de la nationalité ou du domicile du candidat. Le Conseil d'Etat devrait surseoir à statuer, et la question de nationalité ou de domicile devrait être renvoyée au tribunal civil d'arrondissement.

De même enfin, voici un contrat de vente d'un immeuble communal passé par le maire. Le tribunal civil d'arrondissement, juge du contrat, est appelé par le vendeur à constater que la vente est nulle parce que la délibération du conseil municipal autorisant la vente est irrégulière. Supposons que la régularité de la délibération du conseil municipal soit douteuse. Il y a là une question dont la solution est de la compétence exclusive des tribunaux administratifs. Le tribunal civil devra surseoir à statuer, renvoyer au Conseil d'Etat

est le juge de l'exception » s'efface, en principe, devant la règle constitutionnelle de la séparation des pouvoirs. Cette restriction s'impose également aux tribunaux judiciaires et aux tribunaux administratifs... C'est une garantie de leur mutuelle indépendance ». Y a-t-il des exceptions à ce principe? Cpr. LAFERRIÈRE, op. cit., I, p. 496 et 497.

(4) Il n'y a question préjudicielle que s'il y a vraiment doute. C'est un point capital. LAFERRIÈRE, op. cit., I, p. 498 et s. Cass. civ. 13 mai 1824, et Conflits, 20 mai 1882, Rodier, cités par LAFERRIÈRE, op. et loc. cit. « Si, dit l'arrêt de Cass. de 1824, l'acte leur paraît (aux cours et tribunaux) n'offrir ni équivoque, ni obscurité, ni doute sur le fait qu'il déclare ou sur le droit qu'il attribue, ils doivent retenir la cause et la juger ». Et le Tribunal des conflits en 1882 décide aussi : « Si les tribunaux ont le droit et le devoir d'appliquer les actes administratifs dont les dispositions claires et précises s'imposent aux parties et aux juges, il en est autrement quand le sens et la portée de ces actes ont donné lieu à des contestations sérieuses et à des explications diverses manifestées par les conclusions et la plaidoirie... En niant la difficulté d'interpretation qui s'était présentée devant elle avec un caractère litigieux, la Cour n'a pu la faire disparaître ».

la question préjudicielle de la régularité de la délibération du Conseil municipal. Il ne statuera sur le litige porté devant lui que lorsque cette question préjudicielle aura été jugée par le tribunal administratif (1).

Voilà quelques exemples de questions préjudicielles.

Supposons que, sur la question préjudicielle, le juge ait statué. Le tribunal judiciaire ou administratif qui a posé la question préjudicielle a le devoir d'accepter comme vérité légale la constatation faite par l'autre juge, — judiciaire ou administratif (2).

Elle est tellement obligatoire pour lui qu'il ne peut pas suppléer lui-même à la constatation, pour le cas où le juge de renvoi ne l'a pas faite, ni pour le cas où les parties n'ont pas saisi le juge de renvoi de la question préjudicielle (3). Ces solutions s'imposent logiquement (4).

De même, il faut dire que le tribunal à qui la question préjudicielle est posée a le devoir d'y répondre (5), même s'il estime qu'il n'y a

(1) V. supra, p. 75, note 1.

(2) LAFERRIÈRE, Jur. adm., op cit., I, p. 500 : « La question préjudicielle lie le juge qui l'a provoquée ».

(3) LAFERRIÈRE, op. cit., I, p. 500 : « De ce que le juge compétent n'a pas tranché la question préjudicielle, il ne s'ensuit pas que le juge incompétent puisse le faire. Les erreurs d'une juridiction ou des parties qui sont devant elle ne peuvent pas avoir pour effet d'étendre les attributions légales d'une autre juridiction. Il faudrait donc appliquer ici l'adage : factum judicis factum partis, assimiler l'absence de solution imputable au juge à l'absence de diligence imputable à la partie, et décider, dans un cas comme dans l'autre, que la partie doit être déboutée, pour n'avoir pas apporté la justification de son moyen ». C. d'E. 16 mars 1877, El. de Prades, Rec., p. 287 : « Le sieur F. n'a pas satisfait au renvoi ordonné par la décision précitée du C. d'E. . Dans ces circonstances, il n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêté du conseil de préfecture... » ; 43 mai 1881, ch. de fer de Lyon, Rec, p. 512 (et la note) : La Compagnie n'a pas, dans ledit délai, justifié de ses diligences à l'effet de faire interpréter la décision du jury (d'expropriation). Dès lors, elle n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que... » Cass. crim., 11 sept. 1847; 4 déc. 1857, Dalloz, 58-1-94.

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(4) Naturellement, si, après coup, le juge s'apercevait que la question qu'il a posée n'a aucune importance pour la solution du litige, il pourrait laisser de côté le jugement sur question préjudicielle. LAFERRIÈre, I, p. 500.

(5) LAFERRIÈRE, op. cit., I, p. 501 : « On doit poser comme règle générale que ce refus n'est pas permis. La juridiction de renvoi ne saurait décliner le concours qui lui est demandé par le juge du fond, sous prétexte que celui-ci a eu tort de considérer comme préjudicielle une ques

pas, à proprement parler, question préjudicielle (1), pourvu naturellement que la question préjudicielle soit de sa compétence (2).

VII

7 cas. Force de la chose jugée par le Tribunal des conflits.

Le Tribunal des conflits est l'autorité juridictionnelle chargée de régler les difficultés de compétence que soulève l'application de la règle de la séparation des tribunaux administratifs et judiciaires. En d'autres termes, il juge deux séries de cas : 1o le cas où un tribunal judiciaire se déclare compétent pour juger une affaire que

tion qui n'était pas nécessaire au jugement du fond, ou qui était résolue d'avance par tel document de la cause, ou qui pouvait être appréciée par le juge du fond lui-même. De telles fins de non-recevoir ne seraient pas seulement contraires aux rapports qui doivent exister entre des juridictions appelées à se fournir l'une à l'autre un mutuel appui, et non à s'entraver par d'inutiles critiques; elles constitueraient, en outre, un empiètement sur les pouvoirs du juge du fond celui-ci est, en effet, le seul juge de la recevabilité de l'action portée devant lui et de l'intérêt que présentent les vérifications demandées au point de vue du jugement du litige ».

(1) Au temps où existait le recours pour abus, c'est-à-dire avant la loi de 1903 sur la séparation des Eglises et de l'Etat, le Conseil d'Etat. même s'il estimait que le juge de la question principale lui renvoyait à tort une question préjudicielle, y répondait. Sur cette jurisprudence, voyez LaferRIÈRE, op. cit., 2o éd. II, p. 108. Aujourd'hui encore, il arrive que des tribunaux de simple police, appelés à statuer sur la culpabilité d'un contrevenant à un règlement de police, renvoient au Conseil d'Etat la question préjudicielle de la légalité du règlement. En réalité, il n'y a pas question préjudicielle, car, sans aucun doute, la question de la légalité du règlement est de la compétence du tribunal répressif Néanmoins, le Conseil d'Etat répond à la question ainsi posée. Jurisprudence constante. C. d'E. 19 mars 1909, Deguille, Rec., p. 307 et les conclusions du commissaire du gouvernement SAINT-PAUL. Voyez S. 1909-3-99, la note du prof. HAURIOU. C. d'E., 9 février 1912, Petit, p. 186.

(2) LAFERRIÈRE, op. cit., I, p. 502 : « Toute juridiction doit... vérifier elle-même sa compétence; elle n'est soumise, en ce qui touche l'apprécia tion de ses pouvoirs, qu'à ses propres décisions, à celles du juge supérieur du Tribunal des conflits. Si donc elle estime que la question qui lui a été renvoyée n'est pas de son ressort, elle doit en décliner le jugement par une déclaration d'incompétence (C. d'E. 15 février 1884, Jurie, Rec., p. 140 et la note). Si cette déclaration fait naître un conflit négatif risquant de paralyser le cours de la justice, c'est au Tribunal des conflits qu'il appartient de le trancher, à la requête de la partie la、 plus diligente ».

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