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Pour que l'une quelconque de ces conséquences soit écartée, il faut que le législateur le dise (1). Il le dira soit expressément, soit implicitement, peu importe. Il se peut qu'il y ait des difficultés d'interprétation des intentions du législateur, de commentaire des textes (2); il n'y a aucune difficulté quant au principe applicable, pour le cas où le législateur n'aurait rien dit sur ce point.

On le voit, la loi nouvelle qui retire, rapporte la loi ancienne, remet bien les choses en l'état, mais uniquement pour l'avenir. Il serait inexact de dire que la loi rétroagit; elle ne rétroagit pas; elle modifie un status pour l'avenir. C'est tout.

C. Considérons le régime de la propriété privée.

1o A un certain moment, étant donné les circonstances économiques, sociales, politiques, il se peut que le législateur estime qu'il convient, pour telle catégorie de choses, de réduire les attributs du pouvoir de propriété : par exemple, il interdit de défricher les terrains en

le Ministre de la guerre avait porté atteinte au principe de la propriété des grades en rayant le requérant des contrôles de l'armée. Cette argumentation est sans valeur juridique. Toute situation militaire, le grade est un status légal, donc modifiable. Il n'est pas contestable que la loi du 11 avril 1910 qui décide que les individus ayant subi une condamnation d'une certaine nature seront exclus de l'armée métropolitaine, s'applique immédiatement aux individus de cette catégorie déjà incorporés. La loi de 1910 art. 7 le dit expressément : « Par mesure transitoire, le Ministre de la guerre pourra, dès la promulgation de la présente loi..., prononcer l'envoi aux bataillons d'infanterie légère d'Àfrique des hommes actuellement incorporés qui se trouvent dans l'un des cas visés par l'art. 2... ». C'est la même solution qu'il fallait appliquer aux princes, pour les mêmes motifs juridiques (mais non politiques, bien entendu). Encore une fois, la situation militaire n'est qu'un status légal. Cpr. sur l'affaire Aumale les conclusions assez faibles - de M. MARGUERIE, Rec., 1887, p. 414. Plus délicate est la question de savoir si la loi de 1886 a le caractère de généralité essentiel à l'acte législatif. Pour la négative, voyez DUGUIT, l'Etat, I, p. 533 et 534.

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(1) Exemple: Loi du 21 mars 1905, art. 99: « Les jeunes gens qui, avant la mise en vigueur de la présente loi, auront été ajournés conformément à l'art. 27 de la loi du 15 juillet 1889, ou dispensés conditionnellement du service actif après un an de présence sous les drapeaux conformément aux art. 21, 22, 23 et 50 de la même loi, ainsi que les engagés volontaires visés à l'avant dernier paragraphe de l'article 50 de la même loi, conserveront la situation qui leur est faite par ladite loi au point de vue des obligations du service militaire dans l'armée active ».

(2) C'est ainsi, à mon avis, que s'expliquent un certain nombre d'arrêts du C. d'Et. Cpr. sur cette jurisprudence, GUILLOIS, op. cit., p. 30 et s.

montagne (1). Puis, cette interdiction paraît inutile, et les restrictions au pouvoir de propriété sont supprimées. Enfin, les circonstances ayant changé ou l'appréciation des circonstances s'étant modifiée, le législateur rapporte la dernière loi et remet en vigueur la loi ancienne. L'effet juridique produit est facile à déterminer. Le pouvoir de propriété est un status légal; il peut donc être modifié à tout instant par la loi. Le jour où, pour la première fois, il a été interdit de défricher les terrains en montagne, les propriétaires de terrains n'ont plus pu défricher. Les défrichements accomplis depuis la mise en vigueur de la loi sont irréguliers: les sanctions légales sont encourues. Du jour où la loi nouvelle a permis les défrichements, les propriétaires de terrains ont pu défricher; les défrichements effectués à partir du moment où cette loi a été mise en vigueur ont été réguliers. Du jour enfin où la loi nouvelle a rétabli l'interdiction de défricher, les défrichements deviennent irréguliers et les sanctions légales sont encourues; mais les défrichements régulièrement opérés sous l'empire de la loi qui ne les prohibait pas sont licites. Pour remettre les choses en l'état, c'est-à-dire pour reboiser, il faudra édicter une règle nouvelle, modifier le régime de la propriété des terrains en montagne, prescrire, établir pour les propriétaires de terrains en montagne le devoir de planter dans un certain délai.

En somme, le législateur peut bien, pour l'avenir, par des actes variés, essayer de remettre les choses en l'état; il ne peut pas régir le passé, déclarer irrégulier ce qui a été régulièrement fait

2o La loi du 15 avril 1829, art. 24 sur la pêche fluviale interdit de placer sur tous cours d'eau « aucun barrage, appareil ou établissement quelconque de pêcherie ayant pour objet d'empêcher entièrement le passage du poisson ». Incontestablement, pour l'avenir, les propriétaires de cours d'eau non navigables ni flottables ne pourront pas construire de barrage. Mais peuvent-ils maintenir les barrages existants? La négative est certaine. Sans doute, les barrages établis avant 1829 ont été régulièrement construits. On ne pourrait donc

(1) Cpr. la loi du 4 avril 1882 relative à la restauration et à la conservation des terrains en montagne. Pour la simplicité du raisonnement, j'ai supposé, au texte, que la loi interdisait purement et simplement les défrichements. Ce n'est pas le régime de la loi de 1882, lequel est beaucoup plus compliqué. Mais l'argumentation présentée au texte s'applique, mot pour mot, au régime général organisé par la loi du 4 avril 1882.

pas appliquer à ceux qui ont construit des barrages avant 1829 les peines d'amende prévues par la loi de 1829 (art. 4). Mais, à partir de 1829, le régime des cours d'eau s'est trouvé modifié, en ce sens que désormais il ne peut plus y avoir de barrage; done, il faut supprimer les barrages existants, même ceux construits avant 1829. En décidant cela, le législateur ne fait que régir l'avenir (1).

3o La loi du 15 février 1902, relative à la protection de la santé publique, décide que les habitations doivent être salubres et, par conséquent, remplir certaines conditions d'hygiène. Il y a là une modification du régime juridique de la propriété des maisons d'habitation. Cela veut dire certainement que, désormais, aucune maison d'habitation ne pourra être construite, sous les sanctions prévues par la loi, que si elle remplit les conditions hygiéniques prescrites par la loi. Mais le nouveau régime juridique s'applique aussi aux maisons d'habitation existantes. La loi ne peut pas dire que les sanctions prévues par elle seront applicables aux propriétaires de maisons insalubres existantes avant la mise en vigueur de la nouvelle loi, à raison de la construction de ces maisons insalubres : la construction d'une maison insalubre ne peut pas être déclarée rétroactivement illicite : l'individu qui a construit a régulièrement construit : il n'est donc pas punissable. Mais pour l'avenir, il ne pourra pas maintenir sa maison dans les conditions d'insalubrité prohibées par la loi; si donc, il ne fait pas les travaux de salubrité nécessaires, il exerce son pouvoir de propriété d'une manière illégale: il tombe sous le coup des sanctions légales, non pas pour avoir construit, mais pour n'avoir pas modifié ses constructions (2). Naturellement, il se peut que le législateur, pour des raisons d'opportunité politique, économique, sociale, écarte cette

(1) Cass. 14 décembre 1837, d'Espeuilles, Sirey 38-1-933 (3 et 4o moyens).

(2) La question a été jugée par le C. d'E. 5 juin 1908, Marc, Garignot et Verny, Rec., p. 611. Voyez R. D. P. 1908, p. 423 et s. avec les conclusions de M. TEISSIER. On lit dans l'arrêt Marc : « Les requérants soutiennent que les dispositions attaquées (règlement sanitaire pris en exécution de la loi de 1902) sont entachées de nullité... comme édictant des mesures applicables à des immeubles déjà construits... Sur le moyen tiré de ce que le règlement sanitaire ne pourrait prescrire des mesures applicables aux immeubles construits avant sa publication: Les dispositions de l'art. fer § 2 de la loi du 15 février 1902 sont générales et concernent toutes les propriétés de la commune, quelle qu'en soit la nature, sans distinguer entre les immeubles à construire et les immeubles déjà construits. Le règlement sanitaire s'applique donc aux uns comme aux autres. >>

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solution ou décide qu'elle ne vaudra que dans certaines conditions. Il faut un texte (1).

Il y a encore de nombreuses applications faites par la jurisprudence de l'idée que, le régime juridique de la propriété pouvant être à tout instant modifié pour l'avenir par la loi, les pouvoirs des propriétaires actuels sont touchés par la législation nouvelle (2), en ce sens que, dans l'avenir, ils ne pourront plus être exercés qu'avec les modifications légales.

D. —

Propriété des noms et des titres de noblesse (3). Le législateur peut, à tout instant, modifier ou supprimer complètement, par voie générale, pour l'avenir, les titres de noblesse et les noms nobiliaires. C'est d'ailleurs ce qu'il a fait à diverses reprises, notamment par le décret-loi des 29 février et 2 mars 1848 et par la Constitution de 1848 (art. 10). Il y a là un status légal. Mais le législateur ne pour

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(1) Ainsi, la loi de 1902, qui confère à l'autorité municipale des pouvoirs très larges en ce qui concerne les immeubles à construire, ne lui accorde que des pouvoirs moins étendus pour les immeubles déjà construits. C'est ce que, dans les arrêts précités du 5 juin 1908, le C. d'E., relève avec soin : Toutefois, les pouvoirs de l'autorité municipale, à l'égard des immeubles déjà construits, ne sont pas les mêmes qu'à l'égard des immeubles à construire, et il appartient au juge de vérifier séparément, pour chacune de ces deux catégories d'immeubles, si l'administration n'a pas excédé la limite des charges qu'elle est en droit de leur imposer dans l'intérêt de la santé publique ».

(2) Exemples: C. d'E. 5 juillet 1907, Humblot, Rec., p. 637 et ma note dans R. D. P. 1907, p. 440 et s., en particulier pages 449 et s. Un décret du 21 avril 1905 réglementant le régime de la propriété forestière aux Comores s'applique à une compagnie concessionnaire, nonobstant l'acte de concession stipulant que les terres sont concédées en toute propriété. Le concessionnaire a obtenu la propriété sur certaines terres, non pas le pouvoir de propriété tel qu'il était régi au jour de l'acte de concession, mais le pouvoir de propriété avec les modifications qui pourront y être apportées dans l'avenir. L'acte de concession ne crée pas le pouvoir de propriété il investit un individu, un patrimoine d'un ensemble de pouvoirs et de devoirs légaux que l'on désigne sous le nom de « droit de propriété ». Cpr. sur cette jurisprudence GUILLOIS, op. cit., p. 54 et s. - Il faut considérer comme faisant partie du régime de la propriété privée et, par suite, comme soumises aux règles exposées au texte, les charges publiques qui pèsent sur les propriétaires riverains du domaine public. Cpr. sur ce point mon étude, Régime juridique des charges qui pèsent sur les riverains des voies publiques, dans R. D. P. 1912, p. 727 et s.

(3) Cpr. sur ce point mon étude Régime juridique des titres de noblesse, dans R. D. P., 1940, p. 476 et s.

Jéze

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rait pas rétroactirement décider que les effets régulièrement produits dans le passé par la possession d'un titre de noblesse ne se sont pas produits. Tout ce qu'il pourrait essayer de faire, et cela ne serait sans doute pas facile, ce serait, par des actes juridiques nouveaux, de créer ou d'amener des situations juridiques nouvelles pour remettre, autant que possible, les choses en l'état.

E. Avantages attachés par les lois et règlements à une fonction publique par exemple, pouvoir de réclamer un certain traitement, des avantages pécuniaires, des avantages honorifiques. Il est incontestable que ce sont là des status légaux, réglementaires. Le législateur peut les modifier pour l'avenir : il peut réduire les tarifs (1), les avantages; il peut même les supprimer complètement; désormais, les agents publics investis de ce status ne pourront plus réclamer que des avantages réduits ou ne pourront plus les réclamer du tout (2). Mais la loi, le règlement ne peuvent pas régulièrement décider que les nouveaux tarifs réduits s'appliquent à partir d'une époque antérieure à la promulgation de la loi ou du règlement (3).

(1) S'il s'agissait de tarifs supérieurs, il y aurait là organisation d'un nouveau pouvoir légal au profit des agents publics; cela serait juridi quement régulier.

(2) C d'E. 17 mars 1911, Blanchet, Rec., p. 333: « Pour demander l'annulation pour excès de pouvoir des décrets de. . 1908, portant règlement de la solde des marins des équipages de la flotte et réorganisation de ce corps.., les sieurs B. et autres n'invoquent pas une violation de la loi ou un vice de forme, mais se fondent exclusivement sur l'atteinte qui aurait été portée aux droits résultant pour eux de la reglementation antérieurement en vigueur. En modifiant par les décrets attaqués, pour l'avenir, cette réglementation antérieure telle qu'elle résultait des décrets de..., le chef de l'Etat n'a fait qu'user, dans un but d'intérêt général et en vue d'assurer le bon fonctionnement d'un service public, des pouvoirs qui lui sont conférés et a agi dans la plénitude de ses attributions. Les sieurs B. et autres ne sont pas recevables à demander au Conseil d'E. d'ordonner un ensemble de mesures administratives en vue d'assurer, à leur égard, le maintien du régime antérieur ».

(3) C. d'E. 10 mai 1889, Pierrard, Rec., p. 556. Un règlement diminue le tarif des remises allouées aux receveurs des contributions diverses en Algérie, et un article du règlement porte que ce règlement s'applique dans le passé. Le C. d'E. a annulé cet article: « En reportant au 1er janvier 1885 la mise en vigueur de l'arrêté rendu le 15 avril suivant, le gouverneur général a excédé la limite de ses pouvoirs et il y a lieu d'annuler de ce chef l'arrêté attaqué. »

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