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sidérable, renfermé dans la place, et l'on comprendra toute l'importance qu'elle avait pour les rebelles. Moralement parlant, ils y trouvaient encore un grand élément de force dans la présence d'un prince issu d'une famille élevée et dont ils firent aussitôt un Roi de l'Inde. Combien la position allait devenir difficile pour le gouvernement de Calcutta, c'est ce qui résultait de ce seul faft que le Bengale où éclatait ce grand mouvement insurrectionnel était dégarni de troupes anglaises. Cependant on alla au plus pressé : 15 mai, arrivée du général en chef Anson, à Umballah où il réunit quelques régiments ou détachements. Puis il se mit en route pour Delhi. Malheureusement, deux jours plus tard, cet officier général succombait aux atteintes du choléra. La troupe expéditionnaire renforcée par la garnison de Meerut, et placée sous le commandement du général Barnard, rencontra bientôt et battit les insurgés. Marcherait-on à la suite de ce succès sur Delhi? L'occasion était bonne; mais l'artillerie était incomplète et l'avantage obtenu restait stérile. Tant on avait été pris à l'improviste, et tant, comme on le fit remarquer au sein du Parlement, on avait laissé venir les choses! Et l'insurrection de s'agrandir! A Hansi, Hissar, Sirsa, Bareilly (fin mai), nouvelles révoltes des cipayes et nouveaux massacres des Européens. Les détachements d'indigènes qu'on envoyait pour rétablir l'ordre, par exemple dans les districts d'Allyghur et de Mynpouzur, n'avaient rien de plus pressé que de tourner aux insurgés. Les choses allèrent si vite que, bien avant les interpellations faites dans le Parlement de la métropole, les provinces du nord-ouest étaient au pouvoir des rebelles, dont le succès ne s'arrêta que dans le Pundjab où sir John Lawrence disposait de plusieurs régiments européens, et où les Sikhs et les Ghoorkas, ennemis des Hindous, tinrent pour les Anglais. A ce moment survenait le sanglant épisode de Cawnpore (premiers jours de juin). En présence des dispositions hostiles qu'il voyait se manifester dans la garnison indigène de cette place, sir Hugh Wheeler qui y commandait se retrancha dans l'hôpital où il fut bientôt attaqué par les insurgés dirigés par un personnage de sanglante mémoire, Nana-Saïb (Dhoodsho Punt), fils adoptif de Bagy Rao, peshwa ou gouverneur des

Mahrattes. A sa majorité Nana avait réclamé de la Compagnie des Indes les Etats de son père adoptif ou une indemnité équivalente, ce que la compagnie, qui trouvait gênante cette loi de l'adoption, n'avait eu garde d'accorder. Pour le consoler on avait accordé au prétendant le territoire de Bithoor, dans le voisinage de Cawnpore. Mais au fond du cœur de ce prince dépossédé couvait un insatiable désir de vengeance. La rébellion des indigènes de Cawnpore était une occasion que Nana ne laissa point échapper, et c'est alors qu'il entra en scène. Après plusieurs sorties et même des succès sur les insurgés, sir Wheeler, mortellement atteint, mourut le jour même après une tentative moins heureuse que les précédentes. Le lendemaiu, à la suite de l'envoi d'un parlementaire, Nana-Saïb consentit à la retraite de la petite garnison, femmes et enfants compris, qui s'était si bravement défendue dans l'hôpital. Mais à peine les bateaux qui l'emportaient s'étaient-ils éloignés, que le perfide Hindou donna ordre de la canonner. Quelques-uns de ces frèles esquifs coulèrent à fond; les autres, échoués sur le rivage, y étaient attendus par les cavaliers insurgés qui les massacrèrent. Les femmes emmenées par eux furent vendues ou massacrées. Toutefois le féroce Nana en envoya quelques-unes dans son harem. Sur un autre pointļautre catastrophe. Renfermé dans Lucknow, sir Henri Lawrence avait tenté une sortie avec ses Anglais et quelques compagnies indigènes. Imprudence regrettable, car ces dernières firent défection et le prirent en flanc. Sir Lawrence parvint bien à se faire jour à la baïonnette, mais il fut blessé et succomba bientôt après. Conséquences de cette journée : l'abandon de Lucknow, et la nécessité de se renfermer dans la résidence où l'on espérait pouvoir tenir six semaines. Voilà où en étaient les choses, quand enfin l'étoile des insurgés commença à pâlir. Le général Havelock battit d'abord (13 juillet) l'avantgarde des rebelles. Le 15, nouvelle victoire, et cette fois le vaincu, c'est le féroce Nana lui-même. Par suite, entrée du général anglais dans Cawnpore et retraite de Nana sur Bithoor. Représailles cruelles, mais trop compréhensibles: les Anglais massacrent tous les prisonniers qu'ils venaient de faire. Le vainqueur prend ensuite la route de Bithoor, et Nana de fuir à

son approche, tandis que la colonne Havelock s'achemine vers Lucknow. Toutefois l'insurrection était loin de décroitre: à Dinapore révolte de plusieurs régiments de cipayes, qui se dirigèrent en partie sur Arrah. A Segowlie, soulèvement du 12° de cavalerie. L'incendie était dans sa plénitude, et le problème pour le gouvernement de Calcutta, c'était d'arriver à Delhi, et logiquement, après avoir dégagé Lucknow. Une heureuse diversion fut l'arrivée à Calcutta de lord Elgin avec quelques troupes qu'il amenait de Chine. En effet, Calcutta à son tour paraissait menacée. Il en était de même de Bénarès et de Patna. Le royaume d'Oude tout entier, un royaume annexé à la manière indiquée par M. Disraeli, était soulevé. La faible part que prenaient les campagnes à cette conflagration, la nature. même des excès commis par la soldatesque, témoignaient que si ce n'était pas une conspiration uniquement militaire, c'était cependant à l'aide du soldat indigène, du cipaye, qu'elle s'était perpétrée.

Jusqu'au jour de l'explosion, tout cela se trouvait masqué derrière ce flegme asiatique auquel tout le monde s'était trompé, et le conseil de l'Inde eut bien quelque sujet dans une de ses réunions trimestrielles de retrancher à lord Dalhousie (l'auteur 'du rapport optimiste dont il a été parlé) l'allocation extraordinaire de 5,000 liv. que la compagnie lui avait accordée pour ses services : son peu de pénétration, disait le Conseil, ayant amené l'état présent des choses. Au moins eût-on dû soupçonner les desseins de Nana-Saïb, puisqu'on l'avait dépossédé. Quelque temps avant l'insurrection, ce prince donnait un bal à ceuxlà même qu'il devait faire massacrer. « Il me fit mille questions, disait un touriste qui l'avait visité en 1853, sur la Reine, sur la noblesse anglaise. Il était surtout infatigable dans les questions sur l'honorable compagnie des Indes et sur le bureau du Contrôle. Mais ni l'honorable compagnie ni le bureau ne se doutaient de rien. >> En somme, ajoutait le voyageur, l'expression générale de sa physionomie est celle d'un homme gai, jovial et même d'un bon vivant. >> On savait enfin ce que cachait la jovialité de ce bon vivant. Elle cachait 86 officiers, 190 soldats et (ce qui se rencontre rarement dans l'histoire) des femmes et des enfants, 200

en un jour, massacrés par « des brutes, » comme les qualifiait, faute d'expression plus énergique encore, la presse de tous les pays. Et tout cela parce que l'on aurait enduit de saindoux ou de graisse de bœuf, les cartouches des cipayes! C'est au moins ce que l'on prétendait parmi les rebelles, et Nana-Saïb y faisait allusion dans ses proclamations. « On sait parfaitement, disaitil dans une de ces pièces, adressée à tous les officiers' de l'armée maintenant à Delhi et à Meerut, qu'en ces temps-ci tous les Anglais ont conçu l'abominable projet, d'abord de détruire la religion de toute l'armée hindoue, ensuite de forcer le peuple à se faire chrétien. Nous nous sommes donc, uniquement en vue de notre religion, ligués avec le peuple, et nous n'avons pas laissé vivant un seul infidèle; nous avons, à ces conditions, rétabli la dynastie de Delhi, et ainsi obéissez aux ordres et recevez double solde. »

<< Des centaines de canons, ajoutait-il, et d'immenses trésors sont tombés en notre pouvoir. Il convient donc que tous les soldats, et ceux qui ne veulent pas se faire chrétiens s'unissent d'un seul et même cœur, et agissent courageusement, exterminant jusqu'au dernier infidèle. Il faut, en outre, que tous les Hindous et tous les musulmans s'unissent dans cette lutte, et que, fidèles aux instructions de quelques hommes respectables, ils soient pleins de confiance, afin que le bon ordre soit maintenu, que les classes les plus pauvres soient contentes, et qu'eux-mêmes soient élevés en grade et en dignité... 100,000 hommes environ sont prêts. 13,000 drapeaux des régiments anglais, et 14,000 bannières venues de différents points, sont actuellement levés pour notre religion, pour Dieu et le vainqueur, et l'intention de Cawnpore (où il venait de s'établir) est d'extirper cette graine du diable.»> Lemotif allégué par Nana-Saïb était-il le véritable? Peut-être l'organe du Cabinet anglais était-il plutôt dans le vrai, en attribuant aux intrigues du roi d'Oude (ce qui donnait encore raison à M. Disraeli) cette vaste conspiration. On avait aussi accusé les musulmans de l'armée; on avait fait plus, mais cette conjecture n'avait rien de sérieux: on avait mis toute cette conflagration sur le compte de la Russie. Quoi qu'il en fût, Parlement et ministère savaient maintenant à qui l'on avait affaire. Après une pro

longation forcée de la session, en vue d'obtenir des crédits supplémentaires et une augmentation de l'armée enrôlée assez difficilement, puis la déclaration faite par lord Palmerston que l'on enverrait, s'il le fallait, des renforts dans l'Inde par la voie de Suez, une idée qu'il avait d'abord accueillie avec assez de légèreté, la clôture des Chambres, eut lieu par Commission le 27 août. L'allocution prononcée à cette occasion au nom de la Reine ne devait et ne pouvait rien apprendre. Aussi bien était-elle assez brève. Elle portait sur deux points, le traité de Paris, et l'insurrection dans l'Inde. Le premier ne donnait plus lieu à des difficultés désormais aplanies, l'autre serait bientôt comprimée : S. M. n'entendant négliger aucun moyen de nature à amener ce résultat (à ce moment même on apprenait les massacres de Cawnpore). Tel était en résumé le fond du Message royal.

Il s'agissait de reconquérir les vastes possessions de la Compagnie des Indes, et d'asseoir l'avenir dans ces parages sur des bases absolument nouvelles; là était la vérité. Evidemment, et rien n'était plus désirable, la civilisation triompherait de la barbarie, mais quels efforts encore et quelle moisson d'hommes et d'argent! Il n'y avait plus de temps à perdre, et cependant une certaine lenteur présidait aux actes du Gouvernement de la métropole. Il fallait des renforts, de nombreux renforts; mais le système de recrutement est si peu en harmonie avec la grandeur de la nation, que ses enrôlements se faisaient péniblement, si bien que l'on songea, mais un peu tard, à améliorer un régime si défectueux. Bien des projets furent mis en avant en cette occasion, et le Times, d'ordinaire assez grave, conseilla de ne plus permettre aux écoliers en guise d'ébats que des exercices militaires. Si le moyen devait être efficace, il eût été bien malheureux pour la Compagnie des Indes, que l'on attendit l'époque où l'on en recueillerait les fruits. En attendant il fallait recourir aux ressources dont on disposait. Et c'est ce qui eut lieu. Aux capitaines en renom déjà aux prises avec l'ennemi, vint se joindre sir Colin Campbell, qui récemment s'était distingué en Crimée. Quelques-uns de ces braves officiers généraux faisaient des prodiges de valeur. En huit jours, sir Havelock avait parcouru 126 milles avec son armée, livré quatre batailles et pris 24 canons, et

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