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n'a pas empêché les monarchies universelles de l'antiquité, nous répondrons que c'était faute de relations entre les peuples. Ils vivaient isolés, ignorant presque leur existence; cet isolement légitimait en quelque sorte la conquête, la guerre était le seul moyen d'unir les hommes; en tout cas, il facilita la monarchie universelle. C'est parce que dans les temps modernes l'isolement a fait place à un mouvement international de plus en plus actif, que la monarchie par voie de la conquête est devenue impossible.

<< Il est vrai que les admirateurs de l'équilibre lui attribuent l'activité qui règne dans les relations internationales; un historien français va jusqu'à dire que cette idée se confond avec celle de la solidarité du genre humain (Sismondi, Histoire des Français, ch. 3, p. 371). C'est une singulière méprise. L'un des vices du système est au contraire de développer jusqu'à l'excès l'indépendance des Etats. La solidarité des peuples suppose qu'ils forment un tout organique, vivant d'une même vie, qui se répand dans tous ses membres. Dans la théorie de l'équilibre, au contraire, tous les Etats ont leur existence à part; s'il y a un lien entre eux, ce n'est pas celui d'une vie commune, c'est l'intérêt de leur conservation; c'est l'intérêt qui, loin d'unir les peuples, les sépare, en ce sens que chacun est toujours sur ses gardes, comme un soldat en faction. Il y a plus la doctrine de l'équilibre suppose qu'il y a des Etats qui sont ennemis naturels, comme il y en a d'autres qui sont alliés naturels. Ils sont ennemis naturels,

en tant qu'ils ont la même ambition et poursuivent le même but; telles sont la France et l'Angleterre ; leur rivalité est aussi ancienne que leur histoire et ne cessera jamais, puisqu'elle est dans la nature des choses. Quant aux alliances naturelles, elles résultent d'une haine commune; l'Autriche est l'ennemie née de la France, donc elle est l'alliée nécessaire de l'Angleterre. Nous voilà bien loin de la solidarité humaine! Peut-il y avoir quelque chose de plus contraire à l'idée d'une vie harmonique que la division du genre humain en éléments fatalement hostiles? Que tel soit le fait, nous ne le nions pas ; mais de ce qu'il y a des haines nationales, faut-il conclure que la haine est une loi naturelle pour les nations? Dieu aurait donc créé les hommes pour qu'ils se haïssent! Si Satan créait un monde, il ne donnerait pas une autre loi à ses créatures.

« Le système d'équilibre, loin de procéder de la solidarité des peuples, est au contraire la négation de l'unité humaine. On dira que c'est en cela que consiste son mérite et que telle est sa mission, puisqu'il est une garantie de l'indépendance des nations contre des tentatives de monarchie universelle. Les défenseurs du système feraient bien de s'entendre et de ne pas vanter l'équilibre tout ensemble, comme le lien de la solidarité humaine et comme la garantie d'une indépendance exclusive, qui nie cette solidarité. Est-il bien vrai que l'équilibre garantit le développement des nations? Il n'a pas empêché le partage de la Pologne, ce meurtre d'une nation, il n'empêchera pas d'autres attentats de

même nature; il suffit pour cela que les forts s'entendent aux dépens des faibles. Mais laissons de côté les crimes, et supposons que l'équilibre prévienne ces brigandages en grand: en résulterait-il que les nations. se développeront librement? Encore une fois, le système garantit tout au plus des faits; tant pis pour le droit, s'il n'est pas en harmonie avec le fait ! L'Italie, la patrie des idées d'équilibre, en a fait une triste expérience. Elle équilibra si bien la puissance des divers Etats que la conquête, l'usurpation ou l'hérédité, avaient fondés dans son sein, que la nation fut étouffée sous ces créations artificielles ; à force de respecter le fait, le droit ne parvint pas à se faire jour. » (1)

(1) V. Laurent, Etudes sur l'Histoire de l'Humanité, tome X, 2e édition, Paris, 1880, p. 46-50.

CHAPITRE III

CRITIQUE DE LA THÉORIE DE L'ÉQUILIBRE POLITIQUE

En commençant l'analyse critique du principe de l'équilibre politique, nous remarquerons tout d'abord que sans l'équilibre international, l'existence du principe de l'association juridique des peuples ou principe objectif du droit international serait impossible. (1)

Si les États, sujets du droit international, et membres de l'union internationale des peuples dans ces relations, reconnaissent leur solidarité réciproque et générale, c'est-à-dire celle de leur vie psycho-physique, cette reconnaissance doit alors exciter à la lutte contre tout ce qui est hostile à la solidarité internationale, contre tous les faits complètement opposés à la reconnaissance de la communauté des intérêts et des buts civilisateurs des Etats policés. Mais si en temps opportun nous refusons de lutter avec le mal, celui-ci augmentera intensivement et extensivement, il sera de plus en plus difficile et finalement impossible de le

(1). V. l'exposé détaillé des principes subjectif et objectif du droit international dans notre Étude sur l'extradition. Paris, Pedone-Lauriel, 1883, Ch. III.

vaincre. Il en est de même avec le principe de l'équilibre politique ou avec celui de la balance internationale des forces politiques ou des forces des Etats. La négation de ce principe et celle du principe objectif du droit international, et les actes attentatoires à ce principe, sont suivis de la prépondérance du principe subjectif du droit international sur le principe objectif.

Qu'appelle-t-on équilibre politique? C'est un principe d'après lequel un certain groupe d'Etats civilisés forment un seul organisme proportionné dans toutes ses parties. Quand la prépondérance ou le renforcement démesuré d'un des membres de ce groupe d'Etats a lieu, l'organisme devient difforme, il souffre et se désorganise complètement. Le même phénomène se produirait en cas de croissance anormale d'un des membres du corps humain au détriment des autres. Figurez-vous un homme ayant une tête immense et de dimensions anormales, quand le reste du corps est suffisamment proportionné, et imaginez-vous que cet individu se trouve dans la période de développement physique: évidemment, l'énormité de la tête aura une influence défavorable sur l'organisme.

Dans les organismes des êtres collectifs des Etats, il est bien évident que chaque phénomène aura une importance infiniment plus grande que le phénomène analogue dans la vie d'une personne physique. C'est pourquoi nous avons dit plus haut que lorsqu'a lieu la prépondérance d'un des membres du groupe des Etats civilisés, tout l'organisme qui les compose en

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