Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE III

CRITIQUE DE LA THÉORIE DU LÉGITIMISME.

Le légitimisme de Talleyrand est une théorie båtarde, sans vigueur : c'est le légitimisme constitutionnel. Ce fut cette théorie qui inspira les décisions du congrès de Vienne. Mais elle n'eut rien à voir avec les interventions des puissances qui voulaient étouffer les mouvements révolutionnaires. C'est le légitimisme pur, absolu, la théorie qui donnait un caractère divin au pouvoir souverain, c'est ce légitimisme qui provoqua les interventions des puissances.

Cette théorie existait dans les temps les plus reculés. Les peuples qui sont au début de leur développement intellectuel, bien que connaissant déjà la forme de communauté qu'on nomme Etat, se distinguent par une religion aux manifestations grossières, ou plutôt par une superstition universelle qui pénètre tout, superstition revêtue de certaines formes strictement définies. Partout ces peuples voient les signes extérieurs des forces divines ou les personnifications d'êtres surnaturels. Si toute la nature était, aux yeux de ces peuples, pénétrée complètement par l'élément divin, si les phénomènes, même secondaires, de la vie étaient attri

bués à l'action des éléments divins, il est tout naturel qu'une chose aussi importante que l'institution, l'établissement du pouvoir souverain, ne pouvait être pour eux le résultat de la volonté de simples mortels. Dans les Etats les plus anciens, en effet, nous trouvons la croyance à l'origine divine du pouvoir souverain. D'abord ce sont les dieux qui gouvernent eux-mêmes les Etats, et les prêtres ne sont que les intermédiaires entre les gouvernants et les gouvernés. Les prêtres interprétaient et annonçaient la volonté des dieux et gouvernaient les peuples au nom de ces souverains invisibles et divins. C'est la théocratie pure. Mais cette forme dégénère peu à peu et cède la place à une théocratie moins absolue, où il y a un souverain laïque, mais qui agit toujours sous la pression des prêtres. Ce chef laïque est considéré comme l'élu du ciel; il est nommé par les prêtres ou bien indépendamment des prêtres et même contre leur volonté.

Nous indiquerons comme exemple d'une théocratie pure l'antique Etat d'Ethiopie, qui existait à Méroë. Des théocraties moins absolues se trouvent dans l'ancienne Egypte et dans l'Inde.

Avec l'apparition du christianisme on pouvait s'attendre à voir disparaître la théorie de l'établissement divin du pouvoir souverain. Le divin fondateur de la religion chrétienne a déclaré, en effet, que: «< Son royaume n'était pas de ce monde, » et il a ajouté : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Se soumettant à la doctrine du Christ, les pre45

s. 1.

miers siècles du christianisme rejettent entièrement la théorie de la source divine du pouvoir souverain. Pour eux l'Etat laïque, gouverné par un mortel, est la source de tous les maux; c'est une création de Satan. Saint Augustin dans son livre : « De civitate Dei, » développe cette idée que l'Etat divin, c'est-à-dire l'Eglise, tient son origine d'Abel; Caïn, lui, est le fondateur de l'Etat laïque Caïn construisit la première ville; Abel, lui, resta pèlerin nomade, sans demeure fixe sur la terre. Un changement d'opinion se produisit sur la nature du pouvoir politique après la conversion des empereurs romains au christianisme. Le pouvoir politique, bien que laïque, ayant été sanctionné et consacré par l'Eglise, ne fut plus regardé comme une production infernale mais comme une institution divine. Il y eut cependant de grandes discussions sur la question de savoir si le pouvoir de l'empereur provenait directement de Dieu ou bien par l'entremise du pape. Parmi les pontifes romains qui soutenaient cette dernière opinion, Grégoire VII et Innocent III sont surtout célèbres.

Le principe d'une institution directement divine du pouvoir souverain est catégoriquement reconnu dans la constitution de Louis de Bavière de 1338 où il est dit : «Declaramus quod imperialis dignitas et potestas est immediate a solo Deo. »>

L'opinion des empereurs allemands du moyen-âge sur le pouvoir impérial ne donnait pas aux souverains une puissance absolue et supérieure aux lois. Ils ne déclaraient qu'une chose : c'est que le pouvoir de l'em

pereur avait été institué directement, immédiatement par Dieu lui-même, tandis que les partisans de l'absolutisme, du régime absolu, affirmaient que chaque représentant du pouvoir souverain était l'élu de la Providence. Telle fut la théorie des rois d'Angleterre Jacques I et Charles I. En France, son premier promoteur fut Louis XIV. Au XIX siècle, la théorie du légitimisme pur et absolu qui reconnaît l'institution divine du pouvoir souverain réagit contre l'idée d'une convention, d'un contrat (J.-J. Rousseau), acceptée par la Révolution française. Le roi n'était plus un élu de Dieu; il ne tenait son pouvoir que d'un pacte passé avec la nation.

Le principe du légitimisme dans sa forme pure et absolue, considérant comme légitime le pouvoir établi par Dieu lui-même s'explique plus rationnellement que le légitimisme de Talleyrand. Talleyrand, comme nous l'avons vu, s'appuie sur la prescription historique. Or, la prescription, comme nous nous sommes efforcés de le prouver, ne peut être un titre juridique servant de base au pouvoir politique. Le légitimisme absolu s'appuie sur cette idée que l'Être qui a la plus haute sagesse, le Dieu chrétien, a lui-même personnifié le principe du pouvoir politique et lui a donné la vie. La volonté de Dieu, de l'Être le plus sage, le plus intelligent, de l'Être qui sait tout, tel est le fondement du pouvoir politique suprême. Il semble, au premier abord, que les sujets n'ont qu'à s'incliner devant une puissance qui a une telle origine et à obéir en silence; il semble qu'il n'y ait rien de mieux à désirer que d'avoir pour chef une per

sonne choisie par Dieu lui-même. Cette personne n'est que le lieutenant, le réprésentant de Dieu sur terre, elle gouverne le pays temporairement et le véritable roi est Celui auquel seul appartient la puissance, Notre Seigneur Jésus-Christ (V. l'acte de la Sainte-Alliance). Tous les peuples chrétiens sont réunis entre eux par des liens fraternels: ce sont les enfants de leurs souverains. Ce système a un côté brillant, attrayant, mais si on l'examine de près, on voit bien vite que l'on est dupe d'un effet de mirage. Et en effet; sur quoi s'appuie donc la théorie de l'institution divine du pouvoir politique? Est-ce sur les paroles de Saint Paul (Epitre aux Romains, ch. 13)? Nous ferons observer que, bien que Saint Paul nous dise que les pouvoirs existants sont établis par Dieu et qu'en résistant au pouvoir, on résiste aux envoyés de Dieu, il ajoute que les souverains sont terribles, quand il s'agit d'actions criminelles, mais non d'actions morales et bonnes; et que le souverain est le serviteur de Dieu. Ces mots : les pouvoirs existants sont établis par Dieu, ne peuvent en aucun cas signifier que chaque représentant du pouvoir souverain est personnellement choisi par Dieu. Rappelonsnous l'époque où Saint Paul écrivait son épitre aux Romains. Il ne pouvait certes pas reconnaître le tyran païen qui occupait alors le trône impérial comme l'élu du Dieu chrétien.

Les paroles de Saint Paul ne peuvent, il nous semble, être comprises que dans le sens suivant : les pouvoirs existants sont établis par Dieu, comme tout ce qui

« PreviousContinue »