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dessus de la République, ce qui n'est autre chose que de dire: Il n'y a de loi que la loi du plus fort. On dit que le suffrage universel a tué le droit d'insurrection: mais n'est-ce pas au nom du suffrage universel que l'Assemblée des représentants du peuple a été envahie? N'est-ce pas au nom de la Constitution qu'ont été faites les deux insurrections de juin? Qu'on laisse donc, ajoutait l'orateur, ces accusations hypocrites. L'hypocrisie est le masque des partis violents.

Parmi ces partis, celui que M. Jules de Lasteyrie stigmatisa comme révolutionnaire par excellence, comme plus coupable que les partis extrêmes, c'était celui de « ces hommes qui, lorsqu'ils sont au pouvoir, votent la transportation, et qui, lorsqu'ils ne sont plus au pouvoir, votent pour les transportés; ces hommes qui, lorsqu'ils sont au pouvoir, approuvent les mesures rigoureuses contre la presse, et qui, lorsqu'ils ne sont plus au pouvoir, s'indignent de l'application des lois sur la presse.»

L'honorable orateur termina en avouant l'existence d'un complot dans le parti de l'ordre, mais d'un complot des honnêtes gens contre le socialisme, « qui n'est pas le parti des honnêtes gens. >>

Après quelques explications de M. des Rotours de Chaulieu, en faveur du projet, et un discours de M. Pascal Duprat, assez mal écouté par l'Assemblée (21 mai), un représentant légitimiste, M. Béchard, monta à la tribune.

Partisan très-convaincu de la nouvelle loi, l'honorable orateur examina successivement les différentes constitutions que la France s'était données, et il chercha à établir que celles qui proclamaient en principe le suffrage universel avaient imposé à son exercice des garanties de travail, de moralité et de résidence. Ces garanties, la Constitution de 1848 les a omises, et la loi électorale ne les avait réglées que très-imparfaitement. La loi actuelle avait pour objet de combler ces lacunes. Violait-elle la Constitution en exigeant pour l'électorat trois ans de domicile? Suivant l'honorable membre, c'était là une exagération inspirée par l'esprit de parti. D'après toutes les constitutions, le droit de suffrage n'est reconnu qu'au citoyen seul, et le titre de citoyen appartient à la qualité de domicilié. Il faut donc régler le domicile. M. Béchard aurait été d'avis

de laisser ce soin aux conseils municipaux, mais la loi municipale n'était pas encore prête : ce qu'il y avait de mieux à faire actuellement, dans son opinion, c'était d'accepter la nouvelle loi réglementaire, car le temps pressait. Sans doute, cette loi n'était pas parfaite. S'emparant, par exemple, de la statistique des condamnés correctionnels, l'orateur montrait le nombre effrayant de ces condamnés qu'introduisait dans les colléges électoraux le suffrage universel mal organisé. Aussi, à ses yeux, la loi proposée n'étendait pas encore assez le cercle des incapacités résultant de condamnations. Mais enfin, telle qu'elle était, l'honorable membre pensait qu'elle répondait aux nécessités de la situation et il adjurait ses amis de la voter en laissant de côté leurs préférences politiques, pour ne songer qu'au salut de la société.

Après une apologie du suffrage universel absolu, faite par M. Canet, démocrate de la nuance modérée, M. de Montalembert prit la parole.

M. Victor Hugo avait défendu le suffrage universel M. de Montalembert défendit la société. Mais cette défense fut énergique et hardie comme une déclaration de guerre. L'éloquent orateur ne se borna pas à défendre la loi comme bonne en soi, mais parce qu'étant le terrain sur lequel la majorité se ralliait pour la défense de la société, il la considérait comme un point de départ, comme la première étape d'une campagne entreprise dans un but de salut public. C'est qu'en effet le socialisme montait sans cesse, absorbant dans son sein tous les timides, tous les modérés des partis limitrophes. Et, à ce propos, M. de Montalembert comme M. de Lasteyrie, prit à partie les républicains de la veille, devenus l'appoint du socialisme depuis que le pouvoir leur avait glissé des mains. L'orateur se moqua fort spirituellement de leurs incessantes clameurs contre de prétendues violations du pacte constitutionnel, violations qui n'existent, dit-il, que dans leur imagination troublée par la défaite. Vous, membres de la minorité, ajoutait-il, vous rendez la vie bien dure à la Constitution, en la représentant comme toujours violée ou sur le point de l'être, comme une vestale pour rire. Si quelqu'un songeait sérieusement à renverser la Constitution, il ne s'y prendrait pas autrement que vous, il la placerait, comme vous, en travers de toutes les lois destinées

à assurer le maintien de l'ordre public; il en ferait, comme vous, le prétexte quotidien de ces odieuses discussions sur le droit d'insurrection qui remplissent depuis un mois les colonnes des journaux de l'opposition extrême, et qui jettent dans le pays de si déplorables ferments de perturbations et de désordre.

La Constitution telle qu'elle n'était pas réellement, mais telle que l'entendaient les révolutionnaires, M. de Montalembert la regardait comme en désaccord flagrant avec les mœurs de la nation, comme devant amener en 1852 le triomphe du socialisme, c'està-dire la mort de la société actuelle ; aussi appuyait-il la loi comme une mesure de salut. Le moment était venu, pour la majorité, de se décider et d'agir vigoureusement, il fallait « refaire une expédition de Rome à l'intérieur; » il fallait prendre l'offensive contre les ennemis de l'ordre social et reconquérir les positions dans lesquelles on les avait laissés s'établir. La majorité avait pour elle le droit et le nombre; elle avait certainement le courage; mais il n'y avait pas de temps à perdre, car dans six mois l'Assemblée aurait atteint sa période d'accroissement: dans six mois elle entrerait dans sa période de décroissance; et alors, si rien n'était fait on commencerait à escompter son agonie morale. A tout prendre, si la société devait mourir en 1852, mieux valait quelle mourût aujourd'hui. « On a dit dans un journal démocratique qui n'a pas été démenti, s'écria en terminant M. de Montalembert que nous avons, nous, membres de la commission des dix-sept, dévoué nos têtes aux dieux infernaux. Nous savons que par les dieux infernaux, on entend l'échafaud de la terreur ou le poignard qui a tué Rossi. Eh bien, soit, nous l'acceptons; nous le préférons à l'infamie qui rejaillirait sur nous, si nous trahissions le mandat qui nous a été donné de sauver la société. »

On s'étonna de voir M. le général Cavaignac remplacer, à la tribune M. de Montalembert pour un motif personnel. L'honorable général s'était mépris sur le sens d'une interpellation que lui avait adressée M. de Montalembert; il avait cru voir une allusion blessante à son passé là où l'orateur de la droite n'avait voulu exprimer que le regret de le rencontrer parmi les adversaires de la loi. Croyant à une attaque contre son caractère, l'honorable général demanda ce qu'on se proposait. Voulait-on le rattacher sans cesse au souvenir

des pénibles devoirs qu'il avait accomplis, ou espérait-on lui faire abandonner, sous l'influence d'un sentiment de crainte, les devoirs nouveaux qu'il avait acceptés? il se glorifiait des premiers, en restant fidèle aux seconds, parce que, selon lui, aujourd'hui comme en juin, c'était le suffrage universel qu'il défendait. La majorité, et M. de Montalembert lui-même, s'empressèrent de protester contre cette interprétation dictée par un excès de susceptibilité. Ce ne fut pas là le seul incident né du discours de M. de Montalembert. Un orateur de la gauche, M. Emmanuel Arago, vit dans ce discours une excitation à la guerre civile, à la guerre sainte d'extermination. Le sens de ces mots : une expédition de Rome à l'intérieur, avait cependant paru clair à l'Assemblée, et il était bien entendu que cette expédition ne menaçait que le socialisme, la barbarie. M. Dupin fit justice de l'interprétation. M. Emmanuel Arago dut abandonner son accusation de provocation et se rabattre sur une ironique allusion aux tentatives de fusion entre les partis monarchiques, « arrangements de famille dont le pays s'inquiète peu.» ( 22 mai).

Tout n'était pas fini pour les personnalités. M. Jules de Lastey. rie, et après lui MM. Béchard et de Montalembert avaient reproché à M. Hugo la mobilité de ses opinions : « Il a flatté toutes les causes et les a toutes reniées» avait dit le dernier orateur. M. Victor Hugo somma fièrement tous ses adversaires et particulièrement M. de Montalembert d'apporter à la tribune les preuves de ses palinodies. « Si l'on fait allusion, s'écria-t-il, à des vers monarchiques, inspirés par le sentiment le plus pur et le plus candide, dans mon adolescence ou plutôt dans mon enfance, c'est une puérilité. Ce n'est pas aux opinions de l'enfant, mais à celles de l'homme fait qu'il faut s'adresser. Eh bien! je livre ma vie entière, depuis 1827, je livre tous mes écrits, tous mes discours, et je défie d'y trouver rien qui contredise ma conduite, mes actes et mon langage actuel. Quelles causes ai-je donc flattées et abandonnées? Est-ce Charles X, dont j'ai honoré l'exil en 1831 et la tombe en 1837? Est-ce madame la duchesse de Berry, dont j'ai flétri le vendeur et condamné l'acheteur? Est-ce Napoléon pour la famille de qui j'ai demandé à la Chambre des pairs la rentrée sur le sol de la patrie, tandis que les amis de M. de Montalem

bert, tout couverts des bienfaits de l'empereur, levaient la main contre l'empereur? Est-ce madame la duchesse d'Orléans, dont, le 24 février à deux heures, j'ai proclamé la régence sur la place de la Bastille, en présence de 30,000 hommes, voulant rester fidèle au seul serment que j'aie prêté? Non, continua l'orateur, je n'ai pas plus l'habitude de me soustraire au service des causes vaincues qu'aux représailles dont me menacent mes adversaires. Si je n'ai pas parlé à la séance d'hier, ce n'était pas pour les éviter. Mon épuisement était la seule cause de mon absence. Il ne s'agissait d'ailleurs que d'une lutte entre M. de Montalembert et moi, et j'avais le droit de me reposer pendant qu'il me foudroyait de son éloquence. Mais qu'il le sache bien, lorsqu'il viendra attaquer la liberté italienne par l'expédition de Rome, le génie de la France par la loi d'enseignement, le suffrage universel par le projet de loi en discussion, ces jours-là, je le promets, je ne serai pas absent. >>

C'est qu'en effet, l'année précédente, après un discours sur l'expédition de Rome, et la veille encore, après son discours sur la loi électorale, M. Hugo avait disparu, ne laissant plus à ses adversaires qu'un absent à attaquer. Ces absences volontaires, répondit M. de Montalembert, ces absences après lesquelles on revient avec un discours laborieusement étudié contre Escobar et Loyola, ces absences ne peuvent être un bouclier : la tactique serait trop commode. Aujourd'hui enfin, c'était au poëte, en sa présence, qu'on pouvait répéter ces accusations dont il se défendait en vain : « Il a d'abord chanté, pour ne pas dire flatté la Restauration; il a chanté la naissance et le baptême de M. le duc de Bordeaux; il a chanté le sacre de Charles X, mais par candeur et par jeunesse; aussitôt après la révolution de Juillet, comme pour racheter cette faute, il a chanté les obsèques des héros de Juillet, et cela le lendemain de la chute du roi Charles X. Mais laissons là sa poésie et ne nous occupons que de sa prose politique. Je l'ai entendu moi-même, et je n'ai pu me défendre d'un mouvement d'indignation, je l'ai entendu en pleine Cour des pairs, adresser au roi Louis-Philippe les paroles les plus adulatrices qui aient jamais frappé mes oreilles, et, deux ans après, à cette même tribune où je parle, il est venu à l'Assemblée constituante féliciter

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