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commission, donnèrent-ils leur assentiment à cette transaction si loyale; les dissidents persistèrent. On passa au vote. Le nombre des votants était de 624 le résultat proclamé du scrutin sur l'urgence donna 312 voix pour et 312 contre. Or le partage égal des voix équivaut au rejet. Mais, après vérification, le résultat se trouva ainsi modifié : 308 voix pour l'urgence et 307 contre. L'urgence était adoptée à la majorité d'une voix (2 janvier).

Ce vote déplorable trahissait un danger sérieux. Cette Assemblée, dont le pays attendait son salut, était-elle donc divisée en deux parties égales ? Et sur quelle question? Sur une question dans laquelle étaient engagés les intérêts généraux du pays. C'est quand il s'agissait de défendre la société qu'une partie de ses défenseurs abandonnait le grand drapeau de l'ordre. Croyaiton par là travailler au rétablissement de la confiance et de la sécurité publique ? Et que fallait-il espérer désormais du projet. plus large sur l'instruction publique ? Telles étaient les craintes excitées par ce vote dans le sein de la majorité. Le président de l'Assemblée lui-même avait constaté le péril, et, à quelques plaisanteries peu convenables en pareille occurrence, M. Dupin avait répondu « Il n'y a pas de quoi rire de voir une Assemblée unique ainsi divisée en deux parties égales; réfléchissez-y. »

Ce qu'il y avait de plus étrange dans cette situation du pouvoir exécutif en face d'une majorité en dissolution, c'était la permanence légale du ministère que des votes hostiles pouvaient inquiéter mais non renverser. A ceux qui, arguant des habitudes du passé, voyaient dans les votes récents une injonction de se retirer adressée au ministère, on répondait : « Ignorez-vous donc la situation nouvelle faite au chef responsable du pouvoir exécutif? Aujourd'hui, tant que les ministres ont la confiance du président, ils n'éprouvent pas d'échec. >>

Le lendemain, la majorité avait réfléchi. De nouvelles erreurs signalées par plusieurs membres dans la constatation de leurs votes de la veille étant venues augmenter l'incertitude sur le résultat définitif du scrutin, MM. Amable Dubois et Taschereau firent adopter par 371 voix contre 248 la proposition d'annuler le scrutin contesté, et de procéder à un nouveau scrutin sur la

question d'urgence. Il fut donc procédé à nouveau et, sur 629 votants, 329 voix se prononcèrent pour la déclaration d'urgence; l'opinion contraire réunit 300 voix (3 janvier.)

Ce scrutin si difficilement obtenu constatait encore la présence de plus de cent membres de la droite dans les rangs de l'opposition.

Le renouvellement trimestriel du bureau, accusa plus nettement encore cette situation. Le nombre des votants pour la nomination du président était de 470; majorité absolue, 256. M. Dupin aîné obtint 288 suffrages; M. Michel (de Bourges), 115; M. Odilon Barrot, 46; M. Dufaure, 7; M. Daru, 5. Pour la vice-présidence, M. Daru avec 585 voix, M. Baroche avec 337, M. Benoist d'Azy avec 292 purent seuls réunir la majorité absolue au premier tour de scrutin (4 janvier). Le lendemain, M. Bedeau manquait encore l'élection d'une voix.

Il ne s'agissait plus cependant d'une question spéciale, d'une défiance limitée à certaines idées théoriques. La majorité, ordinairement si compacte pour le choix de son président, oscillait aujourd'hui et se fractionnait sur des noms divers. Un avertissement énergique la rappela à elle-même. Par une lettre dont M. Baroche donna lecture à l'Assemblée (5 janvier), M. Dupin déclara que le nombre des voix qui venaient de le porter de nouveau à la présidence ne lui semblait pas suffisant pour l'investir d'une puissance morale capable de lui permettre la lutte contre les orages soulevés à tout instant par une minorité indisciplinable. Cette force d'adhésion qui l'avait soutenu jusqu'alors, lui manquait aujourd'hui, il priait ses collègues de porter leurs suffrages sur un autre candidat. Cette susceptibilité que quelques-uns trouvèrent exagérée fut comme un conseil salutaire donné à la majorité. Le 7 janvier, M. Dupin fut réélu à une majorité considérable. Le nombre des votants était de 595, majorité absolue, 298. M. Dupin obtint 377 suffrages, M. Michel (de Bourges), 156, M. Odilon Barrot, 21, M. Dufaure, 17, M. Daru, 6. Quarantequatre membres seulement du parti modéré avaient persisté à disséminer leurs votes. C'était la journée des réparations. M. le général Bedeau obtint enfin 382 suffrages, contre 66 donnés à M. Léon Faucher, et fut proclamé quatrième vice-président.

La scission était circonscrite: mais elle existait encore. Un

autre vote le démontra, et, cette fois, il s'agissait d'une question extérieure, des affaires de la Plata. Les discussions confuses qui s'engagèrent à cette occasion, et le vote significatif qui les termina, sont liés trop étroitement à l'histoire des oscillations de la majorité, pour que nous les reportions à l'histoire générale des relations extérieures de la France.

Nous nous sommes étendus trop souvent sur la situation faite à la France entre les prétentions rivales de Buénos-Ayres et de Montévideo, pour que nous reproduisions ici les faits si connus qui, depuis tantôt dix ans, paralysent l'influence et le commerce français sur les rives de la Plata. L'année précédente, on se le rappelle, l'amiral Le Prédour avait cru enfin terminer les longues et inutiles négociations de ses devanciers avec Rosas par un traité honorable pour la France, et qui sauvegardait les intérêts et la sécurité de Montévideo, sans toutefois consacrer les prétentions inadmissibles de cette bande de prétoriens dénationalisés auxquels le budget de la France payait un subside annuel avec le seul résultat de perpétuer une lutte onéreuse. (Voyez l'Annuaire pour 1849, p. 671.) Le traité Le Prédour, sur lequel nous aurons à revenir ailleurs (voyez plus loin, Amérique du Sud, République argentine), n'était presque que la contre-partie d'un traité négocié en même temps entre la Grande-Bretagne et Rosas par M. Southern. Le seul parti qui parût sérieux était celui qu'adoptait le Foreign-Office : essayer la sincérité du gouvernement argentin, en acceptant les termes consentis par Rosas. Sans doute on pouvait se défier du dictateur; mais les termes des traités assurant d'une manière pratique l'indépendance de la Banda orientale, il était sage d'attendre et d'essayer. Mais ce qui était possible en Angleterre, l'était-il en France? Assurément, si la Constitution de 1848 n'avait pas remis la ratification des traités et la résolution des questions de paix et de guerre, non dans les mains du gouvernement exécutif responsable, mais dans celles d'une Assemblée irresponsable. C'est-à-dire que les actes qui exigent le plus de fermeté, de suite, de réserve, de discrétion, de résolution, de promptitude étaient abandonnés aux discussions lentes, bruyantes, compromettantes, aux appréciations ignorantes des uns, passionnées des autres, aux

hésitations de ceux-ci, aux imprudences de ceux-là, aux accès de mauvaise humeur des partis et de la majorité elle-même. Placé en face d'une question extérieure dans des conditions semblables, un gouvernement a cent fois plus à se préoccuper des critiques parlementaires et des émotions de l'opinion publique, réelle ou factice, que de la question elle-même. C'est ce qui se produisit dans cette affaire du traité Le Prédour.

Le 21 décembre, une commission nommée par l'Assemblée déclarait le traité Le Prédour inacceptable, et formulait ainsi ses conclusions:

« La commission déclare :

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Que l'état actuel des choses ne peut pas être maintenu, que notre situation dans la Plata est onéreuse, sans dignité, et ne saurait conduire à aucun résultat ;

>> Que le projet de traité de M. l'amiral Le Prédour renferme des clauses inacceptables;

>> Qu'il y a peu d'espoir d'en obtenir la modification par l'emploi pur et simple des négociations;

>> Que de nouveaux attermoiements ne contribueront pas à relever notre autorité morale et notre influence;

>> Qu'il faut savoir prendre un parti : ou pour abandonner, ou remplacer le mode actuel d'intervention, le paiement des subsides, par un mode d'intervention plus efficace et différent;

>> Qu'il appartient au Gouvernement d'examiner et d'arrêter les mesures les plus conformes à l'intérêt public, et d'en référer à l'Assemblée. »

Le Gouvernement, de son côté, s'était hâté de déclarer qu'il ne pouvait pas proposer la ratification du traité. Que restait-il donc à faire? répondait la commission, sinon appuyer des négociations nouvelles par des forces propres à en assurer le succès. Ainsi on avait cet étrange spectacle d'une commission discutant un traité qu'on ne connaissait même pas, puisqu'il n'avait été communiqué que d'une manière officieuse et qu'il n'était pas en

cause.

Le 29 décembre la discussion s'ouvrit. Après un discours de M. Larochejaquelein qui, au nom des intérêts et de l'honneur de la France, mais sans donner aucune raison pratique, poussait à une expédition décisive, M. le ministre des Affaires étrangères monta à la tribune. Il commença par déclarer qu'il regrettait, comme soldat, d'être plus pacifique que le précédent orateur; mais que, puisque l'Angleterre avait bien pu faire modifier par

Rosas, un traité dont elle n'était pas satisfaite, il n'était sans doute pas impossible d'obtenir des modifications au traité Le Prédour. Si on se décidait pour la guerre, on se trouverait placé dans l'alternative, ou de faire une petite expédition qui pourrait être insuffisante, ou d'en faire une grande qui entraînerait des frais considérables et pourrait susciter de graves difficultés politiques en Angleterre et en Amérique. L'une et l'autre conduite présentant des chances de complications sérieuses, M. de Lahitte concluait que, sans reculer devant elles, il serait peut-être plus sensé de ne les courir qu'après avoir tenté encore une fois l'épreuve des moyens diplomatiques.

La réponse de M. Daru fut une évolution tout à fait inattendue. La commission avait déclaré qu'elle fondait peu d'espérances sur de nouvelles négociations. M. Daru vint donner à ces paroles une interprétation absolue. Ce qu'avait voulu dire la commission, c'est qu'elle rejetait péremptoirement tout moyen terme et qu'elle ne laissait au gouvernement que le choix entre deux partis: l'abandon de Montévideo ou l'action. Tout en se gardant de prendre formellement un parti, l'organe de la commission indiquait suffisamment ses sympathies personnelles. I! s'élevait avec éloquence contre la politique d'abandon qu'il flétrissait comme contraire à l'honneur national, contraire à l'humanité, contraire aux intérêts du commerce français et de la civilisation dans toute l'étendue du continent américain.

Ainsi, la question était posée d'une manière absolue : la commission voulait la guerre et flétrissait la paix. Si on eût voté ce jour-là même, la France était engagée dans une expédition lointaine, difficile, coûteuse. A l'armée de l'Algérie, à l'armée de Rome, il fallait ajouter l'armée de Montévideo. Et cependant c'est avec peine si la société française se sentait assez de forces pour combattre l'anarchie du dedans. Deux jours de réflexion modifièrent ces idées guerrières assez peu opportunes. Le 31 décembre, la physionomie du débat n'était déjà plus la même.

M. Rouher soutint qu'il y avait place encore pour les négociations; que la médiation armée de 1844 avait été déterminée par trois motifs les intérêts du commerce français, la protection due à nos nationaux, et la coopération du Brésil. Or, aujourd'hui,

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