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trêmes dépourvus d'esprit national, et maintenu par la main d'un seul homme, le comte de Thomar, on aura une vue assez complète de l'Europe. Mais il manque à cet ensemble un dernier trait. Un peuple, isolé par sa position, par ses intérêts, favorisant la Révolution parce qu'il ne la craint pas et qu'elle porte la mort chez les autres, développant incessamment son industrie et son commerce sur les ruines des commerces et des industries, mais emporté par les nécessités même de sa tâche, forcé tous les jours à faire plus que la veille, entraîné par une conquête à une autre conquête; ce peuple, c'est celui de la Grande-Bretagne que pousse vers le développement le plus monstrueux, vers la production la plus insensée, un besoin chaque jour plus invincible de se développer et se produire. De là cette magnifique et audacieuse expérience du libre échange, expérience non encore jugée : de là cette politique qui abandonne les questions de personnes et de principes et qui se résumejaujourd'hui en deux mots, protection et libre échange; de là cette diplomatie souvent immorale et perfide qui n'a pour pivot que l'intérêt personnel. Mais au fond de cette prospérité sans exemple, s'accroît sans cesse la détresse agricole, et, plus dangereuse encore, la misère des instruments dégradés de la richesse industrielle. Nul autre pays peut-être ne renferme pour l'avenir plus d'éléments inflammables, plus de germes pour une de ces révolutions que la Grande-Bretagne recueille après la défaite ou qu'elle subventionne pendant la lutte.

En dehors de l'Europe, mais chaque jour plus saisie par l'attraction européenne, l'Union américaine commence à prendre place dans la politique générale : mais, il faut le dire, c'est par des tentatives injustifiables contre les nations voisines, c'est par un mépris singulier du droit des gens, c'est par un scandaleux patronage accordé à toutes les insurrections européennes. Au dedans, l'Union recèle déjà, dans la question de l'esclavage et dans la démoralisation progressive de ses populations le germe de divisions et de ruines futures. Mais le champ accordé à ce peuple nouveau formé des débris de l'Europe est si vaste, ses qualités sont si pratiques, son énergie et son bon sens sont encore si remarquables, que chaque jour lui apporte un progrès. Déjà l'Union presse la Grande-Bretagne au Nord, déjà elle prend

la route des Indes et sa marine ne tardera pas à dominer sur les

mers.

L'histoire intérieure de la France n'est autre chose que l'histoire d'un grand pays qui se défend contre ses institutions: spectacle nouveau qui tend à se généraliser en Europe. Après les agitations et les souffrances nées de la révolution nouvelle, la France avait soif de repos, d'autorité, de sécurité : elle n'avait trouvé dans ses institutions que la possibilité d'un calme provisoire. Rapidement lancée sur une pente sans fin, elle avait roulé de la monarchie de Juillet à la République inattendue du 24 février elle s'était cramponnée à la République légale du 4 mai, et avait interprété ses désirs confus par l'élection du 10 décembre. Dans cette marche involontaire, éclairée de lueurs sinistres par les insurrections du 15 mai, du 23 juin, du 29 janvier, du 13 juin, elle avait peu à peu oublié ces convictions tenaces, cette conscience de la foi politique qui distinguaient si nettement les partis aux époques de prospérité publique. La forme républicaine avait été peu à peu acceptée comme le terrain commun d'espérances ajournées et de craintes présentes. Ce qui avait pu ajouter à cette indifférence nouvelle de la France pour les formes du gouvernement, c'était le spectacle étrange, immoral, de ce parti peu nombreux qui avait un moment réclamé la République comme son œuvre et sa propriété, et qui, aujourd'hui, dépossédé du pouvoir, se jetait entre les bras d'un parti extrême son implacable ennemi de la veille.

Pour le parti modéré, c'est-à-dire pour la grande majorité de la nation, la République était donc comme le point de rencontre, comme le terrain neutre. « C'est ce qui nous divise le moins >>> avait dit un homme d'État illustre. Mais qu'arriverait-il le jour où l'une des fractions du parti modéré voudrait sortir de cette place commune et s'ouvrir une route vers son propre principe? Déjà on pouvait le prévoir : chacun avait interprété à sa manière et selon ses vœux le mouvement d'opinion du 10 décembre: mais nul n'avait eu le droit de le faire avec plus d'autorité personnelle que le président lui-même. Et cependant, dès la première heure, il s'était trouvé isolé au milieu des éléments divers qu'il ne connaissait pas bien encore, et qu'il lui fallait ménager. Aussi,

la première administration présidentielle avait-elle été choisie avec une impartialité nécessaire dans le sein de toutes les opinions conservatrices. Mais, à mesure que chacun se rassurait, les principes divers s'affirmaient eux-mêmes avec plus de netteté. Quoi d'étonnant que l'élu de plus de cinq millions de suffrages se crût aussi le droit de s'affirmer lui-même. De là, après quelques boutades sans portée, après quelques velléités transparentes de gouvernement personnel, le message du 31 octobre, qui avait révélé tout à coup, par une certaine âpreté de langage, quelque impatience de la situation effacée faite au pouvoir exécutif.

C'est qu'en effet, malgré le mot de République, les habitudes constitutionnelles avaient survécu à la Révolution et à la Constitution républicaines. Jusqu'alors le Président y avait obéi; au 31 octobre, il avait dévoilé sa personnalité : c'était son droit. Le message fut la fin d'une tutelle. Mais le Président ne s'était pas contenté de faire sentir sa main et d'invoquer ses droits : il avait encore infligé un blâme aux anciens partis, blâme imprudent puisque ces anciens partis le soutenaient et l'entouraient depuis le premier jour de son élection. De là, sinon des rancunes, au moins des réserves.

Le message du 51 octobre avait proclamé la politique d'ac tion et, par une opposition peu flatteuse, avait semblé reprocher aux alliés de la veille des habitudes de discussion oiseuse et stérile. L'Assemblée prit pour elle ce procès fait à la rhétorique gouvernementale, et on attendit, avec une incrédulité mal déguisée, les premiers effets de cette politique d'action si hautement annoncée. Les chefs de la majorité savaient trop bien quelles conditions précaires la constitution de 1848 avait faites au pouvoir exécutif, pour s'abuser sur la valeur de cette énergie promise par le message. Des épurations administratives vainement réclamées jusque-là, une vigilance toute nouvelle sur les menées sourdes des partis extrêmes, tous ces moyens heureusement et énergiquement employés parurent le fait d'une bonne police mais était-ce là du gouvernement? dans toutes les questions graves, le pouvoir exécutif s'arrêtait impuissant devant l'obstacle de la légalité! d'ailleurs, eût-il eu les mains

plus libres, l'absence de traditions gouvernementales, la mobilité des institutions et, par-dessus tout, la détresse financière du pays l'enfonçaient de plus en plus dans son impuissance. De là, ces hésitations continuelles, cette impatience stérile d'un mieux impossible, cette marche aventureuse du pouvoir.

C'est qu'en effet, en France comme dans le reste de l'Europe, la Révolution faite au nom des souffrances populaires s'était résolue en définitive par un surcroît de charges imposées à ceux-là même que les révolutionnaires avaient la prétention de soulager. L'avénement de la République avait été signalé par une addition de 52 millions et demi de rentes au grand-livre de la dette publique, et, selon les estimations officielles de la fin de l'année 1849, l'exercice 1850 se solderait encore malgré l'aggravation des impôts, par un découvert de 150 millions. Et, cependant, en dépit de tous les sacrifices, on aurait vu réduire les dépenses productives, ralentir tous ces grands travaux qui fécondent l'avenir, et cela pour amener le pays dans une situation sans issue, où il semblait qu'on ne pût toucher à rien sans courir le risque de faire crouler tout l'édifice.

Depuis la Révolution de Février, les capitaux avaient successivement abandonné leurs auciens modes de placement. Ceux qui n'avaient pas été tenus en réserve avaient d'abord été se réfugier à l'étranger, puis ils s'étaient portés sur les fonds français dont ils avaient élevé les cours. Malgré ces signes extérieurs de pros-périté, le pays éprouvait une trop réelle souffrance: la circulation s'y trouvait paralysée; l'industrie, la propriété y étaient livrées à de sérieux embarras. Ainsi, tandis que la rente montait et que les capitaux français allaient alimenter les emprunts contractés par les diverses puissances de l'Europe; tandis que la banque entassait dans ses caves des trésors chaque jour plus considérables, toutes les valeurs industrielles étaient délaissées; les actions des chemins de fer se dépréciaient chaque jour davantage; le nombre des effets de commerce diminuait considérablement et le portefeuille de la Banque se vidait. Ce portefeuille, mesure fidèle des transactions faites à crédit, oscillait entre 40 et 45 millions; avant le 24 février, il allait à 200 millions. Si la Banque regorgeait d'écus, elle reculait pourtant devant la reprise

officielle des payements en espèces. Elle s'abritait derrière le décret du Gouvernement Provisoire, qui avait donné un cours forcé à ses billets. Le crédit semblait suspendu ; on ne se livrait qu'aux travaux indispensables à l'entretien de la vie, à la consommation journalière; mais on ne fondait rien pour l'avenir. L'abondance des récoltes était devenue une calamité pour le fermier et pour le propriétaire; car les produits de la terrre ne pouvaient se vendre qu'à vil prix; les fermages rentraient difficilement. C'était l'interrègne du travail.

Il serait pourtant injuste de ne pas reconnaître que, depuis le 10 décembre 1848, la situation s'était sensiblement améliorée : la sécurité était plus grande; la propriété était mieux garantie; ceux qui la menaçaient étaient mieux surveillés, plus contenus. Mais que de chemin à faire encore pour retrouver une situation normale! La Révolution de Juillet avait occasionné, en 1831, dans les recettes indirectes, un abaissement de 59 millions. Pendant les dix derniers mois de 1848, la révolution de Février avait fait perdre au Trésor, sur les revenus indirects, 158 millions. En 1849, le produit des impôts s'était relevé visiblement. Ce qui avait même été digne de remarque, ç'avait été de voir l'amélioration du revenu public suivre pendant l'année une progression de plus en plus rapide à mesure qu'on s'éloignait davantage de l'époque révolutionnaire, à mesure que s'affermissait le triomphe de l'ordre. Ainsi, dans les 25 millions d'augmentation que présentait l'année 1849 sur l'année précédente, malgré les pertes provenant de la réduction de l'impôt du sel et de la taxe des lettres, le premier semestre entrait pour 2 millions et demi seulement, tandis que la part du troisième trimestre montait à 10 millions et celle du quatrième à 11 millions et demi.

Ces résultats concordaient avec la situation des esprits dans les grandes villes à Paris et dans la plupart des cités populeuses, les idées anarchiques s'étaient affaiblies sous la double influence des épreuves les plus désastreuses et des mesures législatives qui avaient donné à des droits poussés jusqu'à l'abus la limite indiquée par la Constitution, celle de la sécurité publique. L'ordre avait ramené le travail, le travail avait ramené le bien-être, les idées sages et les habitudes d'économie. L'esprit d'entreprise se

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