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Cette institution, l'une des plus utiles innovations de notre procédure moderne, est le complément de l'instruction écrite, puisqu'elle contrôle tous les actes qu'elle a prescrits et toutes les mesures qu'elle a prises, puisqu'elle en apprécie les éléments et en règle le cours. Les citoyens y trouvent une efficace protection, soit contre les entreprises des officiers de la police judiciaire, soit contre les prétentions excessives des parties elles-mêmes, puisque c'est par son intervention que les poursuites oppressives peuvent être arrêtées à leurs premiers actes; puisque, si elle n'existait pas, les, plaintes téméraires, quelque basardées qu'elles fussent, devraient aboutir infailliblement à un débat judiciaire. Les officiers de justice y puisent eux-mêmes l'autorité qui leur est nécessaire pour l'accomplissement de leurs difficiles attributions; car leurs actes, soumis à un examen immédiat, témoignent par là même de leur légalité, et leurs fonctions, contenues par ce perpétuel contrôle dans les limites qui leur sont propres, revêtent une puissance qui ne peut leur être contestée. La juridiction qui prononce sur l'instruction écrite est donc à la fois le plus solide fondement de la justice, puisqu'elle régularise son action et communique à ses actes la force qui est dans la stricte application de la loi, et la plus forte garantie de la liberté civile, puisqu'elle prévient ou réprime les abus et les excès que les attributions mal définies de la police judiciaire et de l'instruction. rendent toujours faciles.

Ce principe admis, et nous devons dire que depuis 1789 personne ne l'a contesté, la difficulté ne porte plus que sur son application. Quels doivent être les éléments de la juridiction appelée à contrôler l'instruction et à lui indiquer la voie qu'elle doit suivre? Notre législation moderne a successivement appliqué deux solutions de cette question: depuis 1791 jusqu'à 1811, elle a confié cette mission à des jurés; depuis 1811, aux tribunaux de première instance et aux cours d'appel. Laquelle de ces deux juridictions, du jury ou des juges permanents, est la plus apte à remplir la fonction préliminaire de prononcer la mise en accusation?

2027. Au point de vue de la liberté civile, il semble que les avantages du jury d'accusation sont faciles à apprécier.

Les citoyens qui le composent, plus libres des exigences de

l'ordre social, plus accessibles aux inquiétudes que peut soulever toute atteinte aux droits de la cité, doivent être naturellement disposés à demander à chaque poursuite une cause grave, à exiger que chaque accusation se fonde sur une forte présomption. En défendant les droits du prévenu, ils défendent leurs propres droits. Il est évident que si la liberté individuelle ne trouvait pas d'appui dans les citoyens, elle n'en trouverait nulle part, puisqu'ils ont un égal intérêt à la maintenir; ils doivent se montrer, en conséquence, les juges les plus scrupuleux de la nécessité de la suspension de cette liberté et de la gravité des causes de cette

mesure.

D'un autre côté, on peut penser que les juges permanents, quelle que soit leur indépendance, forment une partie intégrante du pouvoir social; que, placés au même point de vue, ils participent à ses préoccupations habituelles, ils partagent toutes ses sollicitudes; qu'ainsi ils se trouvent naturellement plus disposés à considérer la distribution de la justice au point de vue du maintien de l'ordre dans la société, qu'au point de vue de la justice absolue, plus enclins à assurer l'exécution de la justice qu'à la contenir, plus inquiets des atteintes portées à la paix publique que des souffrances et des atteintes portées aux droits des individus.

On peut ajouter encore qu'il y a quelque chose de tutélaire dans cette convocation des pairs d'un citoyen au début même des poursuites dont il est l'objet, pour examiner s'il est légalement poursuivi; que ces médiateurs désintéressés qui viennent se placer entre l'accusation et la défense, entre la force sociale, qui peut être oppressive parce qu'elle est immense, et la faiblesse de l'individu, isolé et livré à lui-même, n'ont d'autre mission que la protection du droit; que s'ils adhèrent à l'accusation, ce n'est plus un magistrat, c'est la société elle-même qui accuse et qui traduit le prévenu devant les juges. N'est-ce pas là la garantie la plus efficace contre tous les actes arbitraires, contre tous les abus de l'instruction?

Mais à ces hypothèses posées par la théorie, la pratique a-t-elle répondu? L'institution du jury d'accusation a-t-elle tenu en général les promesses qui ont été faites en son nom?

2028. Nous avons vu, en retraçant les traits principaux du grand jury anglais, que cette institution, à la fois judiciaire et

administrative, est intimement liée à la constitution politique de ce pays; et néanmoins la nécessité des choses lui a déjà fait subir quelques modifications, et d'autres changements l'attendent peutêtre encore. A son origine, l'assemblée des grands jurés dans chaque comté, considérée comme une sauvegarde contre l'oppression des pouvoirs publics, avait pour principale mission la surveillance de l'administration, la dénonciation des actes arbitraires, la protection des citoyens contre d'illégales poursuites. Mais à mesure que le gouvernement s'appliquait à faire strictement exécuter les lois et à maintenir les droits de chaque citoyen, cette mission, devenue moins nécessaire, pouvait devenir un obstacle à la poursuite des crimes ses séances devinrent secrètes, il n'eut plus que le droit d'entendre le plaignant et les témoins produits par celuici, de sorte qu'il fut amené à ne prononcer que sur le vu des charges; enfin, l'instruction écrite commença peu à peu à se développer dans les mains des magistrats pour prévenir les fréquentes erreurs qu'il commettait. A côté de ce premier péril un autre s'est bientôt révélé placé sous l'influence exclusive de la partie qui accuse et des charges qu'elle produit, il a failli à sa première mission, et trop souvent il est devenu lui-même un instrument aveugle ou suborné de la haine, de la vengeance ou de la cupidité des particuliers.

Nous trouvons à cet égard quelques renseignements curieux insérés dans une enquête faite en Angleterre sur les vices de la procédure criminelle. Ces renseignements, fournis par un légiste distingué, ont été considérés par les commissaires coume dignes de la plus sérieuse attention'.

Ce légiste commence par rappeler que, dans la pratique anglaise, des poursuites peuvent avoir lieu soit en portant contre l'inculpé une accusation publique devant un magistrat, soit en portant directement devant le grand jury une accusation privée. Dans le premier cas, le plaignant et les témoins qu'il produit sont appelés devant le magistrat, et là, en présence de l'inculpé, ils établissent, sous la foi du serment, les faits qui fondent la plainte. Les témoignages peuvent donc être contredits, la défense peut se produire, et ce n'est qu'après que la cause a été sommai

1 London Law's Magazine, n. 64. Cet article, écrit en réponse à une circulaire des commissaires chargés de l'enquête, est inséré dans leur 8e rapport, p. 357-369.

rement instruite de part et d'autre et toute l'instruction consignée par écrit que le magistrat décide s'il y a lieu ou non de la renvoyer devant le jury. Dans le second cas, au contraire, c'est-àdire lorsque le plaignant saisit directement le grand jury de sa plainte, aucune instruction préliminaire n'est faite; la partie et les témoins sont successivement et secrètement entendus par les grands jurés, en l'absence et même à l'insu de l'inculpé, et c'est immédiatement après cette instruction partielle que le bill d'accusation est déclaré fondé ou rejeté. Il se demande, en examinant cette procédure du grand jury, si elle présenté des garanties suffisantes à la justice, si l'examen préliminaire qu'un magistrat expérimenté ferait des charges ne sauvegarderait pas avec plus d'efficacité les intérêts de toutes les parties. Il démontre en outre que des fraudes sont journellement pratiquées, soit le par plaignant qui corrompt les témoins qu'il produit, soit par l'inculpé qui, dans le cas où une instruction préalable lui a fait connaître. les témoins qui sont opposés, n'épargne aucun moyen de les suborner à son tour; que le secret absolu qui couvre les séances du grand jury facilite les faux témoignages en leur assurant une complète impunité; que, d'ailleurs, les déclarations des témoins étant reçues isolément et sans contradiction et n'étant point consignées par écrit, il serait difficile d'en vérifier la fausseté. L'auteur du rapport, après avoir constaté cette pratique vicieuse qui revêt la partie poursuivante d'un pouvoir dont elle abuse, qui abandonne l'inculpé sans aucun moyen de défense contre la mise en accusation et qui laisse les témoins en proie soit à l'influence exclusive d'une seule partie, soit aux moyens de corruption employés par le plaignant et le prévenu, conclut soit à la réforme du grand jury, soit même, si cela était possible, à sa suppression '. Lors même que ces reproches, officiellement consignés dans une enquête, seraient empreints de quelque exagération, il est impossible de ne pas admettre qu'ils doivent être, au moins en partie, fondés; car ils ne font que constater les conséquences logiques de l'institution du grand jury. Les formes de sa procédure et le secret de ses délibérations conduisent par une pente naturelle à la collusion des témoins et aux manœuvres fraudu

1. When we find, as we presently shall do, that this useless machinery is productive alike of a large expense to the country, and of serious inconvenience to witnesses, are we not justified in avocating its immediate abolition? »

leuses des parties; l'absence du prévenu et la suppression de toute contradiction, de tout débat, doivent avoir pour résultat nécessaire l'oubli non-seulement des droits de la défense, mais aussi des droits de la justice. Il y a lieu de penser qu'une réforme essayera de faire disparaître ces vices, soit en rendant les séances du grand jury publiques, en soumettant ses délibérations à la direction d'un magistrat, en lui permettant, par la contradiction des témoignages, de constater les parjures, soit, comme la voie ouverte par la pratique semble l'indiquer, en soumettant toutes les plaintes à une information préalable, dont les éléments seraient produits devant les jurés.

2029. Les États-Unis d'Amérique ont reçu de l'Angleterre l'institution du grand jury et l'ont jusqu'à présent maintenue. Leur constitution déclare que nul ne peut être jugé pour crime, si ce n'est sur une accusation admise par un grand jury '. Cependant cette institution, diversement appréciée par les légistes américains, vient d'être, dans plusieurs États, profondément remaniée. Nous trouvons sur ce point des détails très-intéressants dans un rapport du 31 décembre 1849, adressé à la législature de l'Etat de New-York par des commissaires qu'elle avait chargés de la rédaction du nouveau Code de procédure criminelle *.

Les commissaires constatent, au début de leur rapport, les opinions contraires que le jury d'accusation rencontre dans l'Union américaine. « La valeur de cette institution est aujourd'hui diversement jugée. Les uns la considèrent comme d'une très-haute importance parce qu'elle fournit, à raison de sa forme secrète, le plus solide appui à la découverte et à la répression des crimes; les autres, au contraire, la regardent, à raison même du secret qui l'entrave, comme subversive des droits et des libertés des citoyens. >> Les commissaires rappellent que les motifs de résistance à l'oppression qui la firent établir en Angleterre n'existent point aux Etats-Unis, mais qu'elle y a été considérée comme un moyen de protection pour les citoyens soit contre les dangers d'une fausse accusation, soit contre les dangers plus grands encore d'une concession faite à la clameur populaire; et comme,

1 No person shall be held to answer for a capital or otherwise infamous crime, unless on presentment or indictment of a grand jury. Sec. 6, art. 1.

2 Reported complete by the commissionners on practice and pleadings, 1850.

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