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2347. La loi du 27 juin 1866 s'applique à la fois aux crimes et aux délits commis par des Français sur le sol étranger; mais elle établit des conditions différentes pour la poursuite des uns et des autres. Examinons d'abord ce qu'elle a statué pour la poursuite des crimes.

Le premier paragraphe de l'article 5 porte : « Tout Français qui, hors du territoire de la France, s'est rendu coupable d'un crime puni par la loi française, peut être poursuivi et jugé`en France. » Le troisième paragraphe ajoute que « toutefois aucune poursuite n'a lieu si l'inculpé prouve qu'il a été jugé définitivement à l'étranger ». Le cinquième paragraphe ajoute encore: « Aucune poursuite n'a lieu avant le retour de l'inculpé en France, si ce n'est pour les crimes mentionnés en l'article 7. »

De là il suit que quatre conditions sont nécessaires pour poursuivre en France un crime commis à l'étranger. Il faut : 1o que l'inculpé ait la qualité de Français, car c'est cette qualité qui donne à la loi dont il est le sujet la puissance de le saisir (voy. no 676); 2° que le crime soit puni par la loi française (voy. no 678), et il importe peu ici que la loi étrangère soit ou ne soit pas identique : cette identité n'est point exigée en matière de crime; 3° qu'il n'ait point été jugé définitivement en pays étranger (voy. no 680 et 1042), car poursuivre un fait déjà réprimé, ce serait violer la maxime non bis in idem. Si la preuve de ce jugement a été mise à sa charge, c'est qu'il constitue l'exception qui fait sa défense; mais il n'est pas douteux que si son allégation paraît sérieuse, quoiqu'il ne puisse la justifier par un acte authentique, le juge devra ordonner, avant faire droit, l'apport des renseignements nécessaires pour la vérifier; 4° enfin, que l'inculpé soit de retour en France (voy. n° 679), car c'est sa présence qui constitue aujourd'hui l'unique base de la compétence; d'où il suit qu'aucune procédure par contumace ne peut être intentée à l'égard des crimes commis par des Français à l'étranger, si ce n'est dans les cas spécialement prévus par l'article 7.

Il résulte à la fois des mêmes textes que deux conditions de cette poursuite, qui avaient été établies par notre Code, ont été effacées la loi n'exige plus que la partie lésée ait la qualité de Français, elle n'exige plus qu'une plainte ait été portée.

La loi n'exige plus que la partie lésée ait la qualité de Français. C'était là, nous l'avions déjà fait remarquer (voy. n° 677),

une étrange condition. La criminalité du fait n'est-elle pas identique, quel que soit le pays auquel appartienne la victime? Est-ce que la loi pénale, pour réprimer le crime, doit se préoccuper de la qualité de la personne qui en a souffert? Nous ne sommes plus à l'époque où les peuples, séparés les uns des autres, ne voyaient par delà les frontières que des ennemis et ne songeaient qu'à venger leurs nationaux rapprochés et animés d'une fraternelle pensée, ils étendent la protection de leurs lois à toute l'humanité. Cette disposition, que nous avons appelée de nos vœux, est un progrès dans la législation. Il ne sera donc plus nécessaire, comme nous l'avions indiqué, que l'instruction constate la nationalité de la partie lésée.

La loi n'exige plus ensuite qu'une plainte ait été portée; et celte innovation, quoiqu'elle ne concerne que les crimes et les délits contre la chose publique, nous paraît regrettable. La plainte avait la propriété de transporter, pour ainsi dire, sur notre territoire le crime commis à l'étranger, de rendre visible et appréciable le trouble causé par la présence de l'inculpé, de fournir à l'action publique un appui nécessaire, d'indiquer à la défense le terrain où elle doit se mouvoir. C'était l'un des éléments de la compétence; elle constatait le droit de la juridiction saisie et l'intérêt de la poursuite. Aussi la suppression de cette formalité a donné lieu à des réclamations sérieusement motivées dans le Corps législatif. Un membre (M. Aymė) a dit : « Est-ce que ce serait trop demander, lorsqu'il s'agira d'un crime commis contre un Français ou un étranger, qu'il y ait au moins de la part des parties intéressées ou de la part du gouvernement où le crime a été commis, une dénonciation qui fasse connaître à l'autorité française l'individu qui est supposé être l'auteur du crime qui a été commis. La commission a ôté cette garantie que j'appelle une garantie d'ordre pour tout le monde. Elle l'a mise de côté sans nous en dire le motif. » Un autre membre (M. Sénéca) a ajouté : Lorsque la personne offensée a porté plainte, est-ce qu'il n'en résulte pas une présomption plus grande de l'existence du corps du délit? Le dommage éprouvé par le plaignant semble attester que le crime a été commis, et alors le corps du délit, qui est la première base de toute information, a une certaine consistance. Si ce n'est pas ainsi que la connaissance du crime arrive au parquet de France, je demande par quel moyen elle y arrivera. Est-ce

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que la France peut entretenir des agents dans les pays étrangers? Comment le gouvernement connaîtra-t-il le crime? Prendra-t-il sur lui la responsabilité de demander la poursuite? Quand il y a une plainte, si cette plainte est calomnieuse, il reste, pour le Français ainsi inquiété, un recours contre son dénonciateur; il saura à qui s'en prendre. C'est cette garantie que vous supprimez. Ce n'est pas tout si la partie offensée porte plainte, celui qui sera poursuivi en France saura d'où cette plainte émane, il saura dans quelle voie il doit chercher ses éléments de défense. Il se rappellera les relations qu'il a pu avoir avec telle ou telle personne. Autrement vous le laisserez dans le vague, dans l'incertiude, et ses moyens de défense se trouvent incomplets et paralysés. Il y a donc un intérêt véritable à maintenir cette garantie dans la loi. » A ces objections il a été répondu que le caractère de l'infraction expliquait l'indépendance laissée au ministère public et que cette condition d'une plainte avait quelquefois gêné l'action publique. Mais on demandait simplement l'application en matière de crime du paragraphe 4 de l'article 5 qui veut, en matière de délit, la plainte de la partie lésée ou la dénonciation officielle de l'autorité du pays où le fait a été commis. Or en supposant que, dans quelques cas, la nécessité d'une plainte ait entravé l'action publique, n'est-il pas facile alors de provoquer une dénonciation du pays étranger, et ne pouvait-on concilier ainsi l'indépendance du ministère public et la garantie nécessaire à la défense?

2348. La loi, après ces premières dispositions, qui ne font que reproduire, sauf la double suppression de la plainte et de la nationalité de la victime, les anciens articles du Code, entre sur un terrain nouveau: elle saisit et traduit devant nos tribunaux, non plus seulement les crimes, mais les simples délits commis par des Français en pays étranger. Le deuxième paragraphe de l'article 5 est ainsi conçu: « Tout Français qui, hors du territoire de France, s'est rendu coupable d'un fait qualifié délit par la loi française peut être poursuivi et jugé en France. »

En thèse générale, il serait peut-être difficile d'admettre la compétence des tribunaux français pour juger les crimes commis à l'étranger par des Français, et de rejeter cette compétence pour juger les délits commis par les mêmes personnes dans la même

situation'. La distinction qui, dans notre Code pénal, sépare les crimes et les délits n'est qu'une règle d'ordre destinée à diviser les attributions des juridictions, et qui ne se fonde nullement sur la nature intrinsèque et la criminalité des faits. Comment cette qualification, quelquefois arbitraire, pourrait-elle elever une barrière à la compétence? Comment en déduire que cette compétence est légitime pour les faits qualifiés de telle manière et illegitime pour les autres? Nous ne dirons pas qu'il y a des délits qui supposent une perversité plus grande que certains crimes, car c'est surtout d'après leurs résultats matériels, d'après les dangers qu'ils présentent à l'ordre, que la justice pénale classé les actes et pèse leur gravité. Mais il faut reconnaître qu'il en est quelques-uns qui, par l'alarme qu'ils jettent dans la société, par le scandale qu'ils produisent, par les intérêts qu'ils froissent, peuvent motiver, non moins que les faits qualifiés crimes, l'intervention de la juridiction française. Or, il nous paraît que cette juridiction, dès que sa compétence extra-territoriale n'est pas contestée, doit trouver ses vraies limites, non point dans une division arbitraire et variable des faits, mais dans leur caractère, dans leurs résultats et dans les moyens d'action de la justice. Elle doit pouvoir saisir tous les faits dont la répression importe à la société entière, et qu'elle peut, quoique commis à l'étranger, complétement apprécier. La difficulté n'est donc pas dans la compétence elle-même, mais seulement dans sa mesure.

Quels sont les délits assez graves pour que, commis en pays étranger, leur perpétration trouble la sécurité du pays de l'agent et lui donne le droit de les réprimer? Trois systèmes existent à cet égard le premier serait de borner la poursuite aux délits contre lesquels nos lois prononcent un emprisonnement soit d'un an au moins en minimum, soit de cinq ans en maximum; le deuxième consisterait à désigner parmi les délits et à énumérer nommément ceux qui sont de nature à être poursuivis en France, quoique commis à l'étranger; le troisième enfin, qui a été consacré par la loi, est simplement d'ouvrir le droit de poursuite à l'égard de tous les délits quelconques, à la condition qu'ils soient également punis dans le pays où ils ont été commis.

Le premier système avait l'avantage de saisir les délits les plus graves, mais l'inconvénient d'envciopper une catégorie confuse 1 Cass. 23 juillet 1863 (Bull., no 203).

de délits qui, à côté de faits dont la répression était légitime, en présentait d'autres où elle était inutile et laissait échapper quelques-uns de ceux qu'on voulait atteindre. Le deuxième, le plus rationnel à nos yeux, exigeait une étude attentive de la mission de la loi pénale et des éléments nécessaires pour constituer la légitimité des poursuites. Un des membres de la commission du Corps législatif a dit : « Il n'a pas été possible d'arriver à un classement. La commission s'est préoccupée de cette question; elle a examiné la plupart des délits avec l'attention la plus scrupuleuse, et après un examen qui a duré plusieurs séances, elle est arrivée à la conviction que cette classification ne pouvait être pratiquée et qu'il fallait recourir à d'autres éléments. » Nous ne comprenons pas les difficultés que ce travail a rencontrées, car il n'y avait lieu d'énumérer qu'un très-petit nombre de délits. Il est regrettable que cette énumération, qui nous semble possible, n'ait pas été faite la plupart des délits, dont les catégories sont si nombreuses, n'ont qu'une criminalité relative et ne blessent que l'État dans lequel ils ont été commis; pourquoi les envelopper dans une faculté indéfinie de poursuites? pourquoi cette menace inutile d'une responsabilité pénale qui ne sera pas appliquée? pourquoi ce défaut absolu de précision et de définition des actes incriminės? Ne pourrait-on pas reprocher ici au législateur d'avoir méconnu et délaissé sa tâche, lorsqu'au lieu de déterminer les délits saisissables, il en abandonne la détermination au magistrat chargé de la poursuite?

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La loi s'est donc bornée à établir une faculté générale de poursuivre en France tous les faits qualifiés délits commis en pays étranger, sans distinguer si ces délits sont graves ou légers, empreints d'une criminalité absolue ou relative, s'ils appartiennent à l'ordre politique ou à l'ordre commun, s'ils sont contraires à l'ordre général ou à la police locale : tous peuvent être saisis, tous peuvent être jugés par nos tribunaux ; tel est le principe de la législation. On a objecté que le plus grand nombre de ces infractions, étrangères à la paix de notre pays aussi bien qu'à son territoire, ne créent aucun intérêt à la poursuite, qu'elles n'ont des résultats dommageables qui causent un danger que dans le lieu où elles se produisent. La réponse a été que la loi n'établissait qu'une compétence facultative et que le ministère 1 Moniteur du 1er juin 1866,

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