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public ne poursuivrait que les délits dont la gravité justifierait la poursuite et dont la preuve serait possible. Il a été répliqué qu'une telle solution ne réglait pas la difficulté et ne faisait que la transporter entre les mains du magistrat, et qu'elle constituait, dans une matière qui intéresse si vivement la liberté des citoyens, un véritable arbitraire. Mais à cette dernière objection, la commission a opposé qu'en général le ministère public n'est pas tenu de poursuivre tous les délits qui viennent à sa connaissance; qu'en ce qui concerne les délits commis à l'étranger, il y avait lieu d'apprécier plus particulièrement l'utilité de la poursuite et la difficulté de rassembler les preuves, d'où devait naître une certaine hésitation et par conséquent la nécessité de n'établir qu'une simple faculté; enfin, que cette faculté serait tempérée et contenue par les conditions qui étaient apportées à son exercice et qui la restreindraient dans la pratique aux délits les plus graves.

2349. Quelles sont ces conditions de la poursuite? Quelquesunes sont générales et s'appliquent à tous les faits commis à l'étranger; d'autres sont spéciales et ne s'appliquent qu'aux faits qualifiés délits. Les conditions générales sont les mêmes que celles que nous avons indiquées relativement aux crimes il faut que l'inculpé ait la qualité de Français, que le délit soit puni par la loi française, qu'il n'ait point été jugé définitivement à l'étranger, enfin qu'il soit de retour en France. (Voy. n° 2347.) Mais à ces premières conditions viennent s'en joindre d'autres qui sont destinées à circonscrire les poursuites dans un cercle assez restreint. Il faut 1° qu'il y ait une plainte; 2° que le ministère public donne son adhésion à la poursuite et l'exerce lui-même; 3o enfin, que le délit soit puni par la législation du pays où il a été commis.

Il faut qu'il y ait une plainte. Le quatrième paragraphe de l'article 5 dispose que la poursuite « doit être précédée d'une plainte de la partie offensée ou d'une dénonciation officielle à l'autorité française par l'autorité du pays où le délit a été commis ». Il y a lieu de remarquer: 1° que la condition de cette plainte ou dénonciation n'existe qu'en cas de délit commis contre un particulier français ou étranger: les délits contre la chose publique, par exemple, les délits de la presse et les délits politiques, n'y sont point assujettis; 2° que, tandis que cette plainte ou dénonciation

est une condition essentielle de la poursuite qui, à son défaut, ne peut être exercée, le ministère public demeure le maître, après qu'elle lui a été remise, d'agir ou de ne pas agir, d'y donner ou de ne pas y donner suite. Mais, malgré cette double restriction, la nécessité de la plainte ou d'une dénonciation officielle en ce qui concerne les délits a une importance réelle, car ce n'est point. pour des délits sans gravité qu'un gouvernement étranger se décidera à adresser une dénonciation officielle au gouvernement français, ou que l'habitant d'un pays étranger viendra porter plainte devant nos tribunaux.

Il faut, en second lieu, que le ministère public donne son adhésion à la poursuite et l'exerce lui-même. Le quatrième paragraphe de l'article 5 porte encore, en effet : « En cas de délit commis contre un particulier français ou étranger, la poursuite ne peut être intentée qu'à la requête du ministère public. » Ainsi, la loi supprime ici le droit de citation directe de la partie lésée. Il a paru qu'avant d'entamer une poursuite sur des faits accomplis en pays étranger, un examen préalable était nécessaire, et la loi a voulu que le ministère public, avant de laisser l'action s'engager, pût peser mûrement et la gravité du fait qui lui a été dénoncé par la partie lésée, et la difficulté d'en administrer la preuve, et les frais que le procès pourrait entrainer à la charge de l'État. On conçoit, en effet, que dans ce cas la suprême garantie que la citation directe apporte aux justiciables soit suspendue; mais la seule cause de cette suspension est la nécessité d'une instruction préalable. Car « s'il y a une simple citation et si on cite deux ou trois témoins à décharge, comment le Français pourra-t-il aller chercher à l'étranger des témoins à sa décharge, n'ayant pas d'autres documents à sa disposition que la citation? Comment pourra-t-il, s'il les trouve, les faire entendre dans leur pays ou les faire venir en France? Si, au contraire, vous avez une instruction à charge et à décharge, comme cela doit être, le Français poursuivi pourra trouver des moyens de défense, ce qu'il ne pourra pas faire autrement'. » La loi, en supprimant d'une part la citation directe de la partie, en déclarant d'une autre part « que la poursuite ne peut être intentée qu'à la requête du ministère public », indique suffisamment que telle est aussi sa pénsée. Il eût été étrange que la citation directe enlevée aux par1 Discours de M. Sénéca (Moniteur du 1er juin 1866).

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ties civiles fût conservée au ministère public: dans tous les cas, la nécessité des choses impose une instruction préalable, car il a lieu de vérifier non-seulement l'existence et le caractère des faits accomplis au loin, mais les actes de la justice et la législation du pays; il y a lieu de provoquer l'apport des preuves et des textes. Or, cette indispensable instruction se concilierait difficilement avec une citation directe.

2350. Il faut enfin, en troisième lieu, « que le fait soit puni par la législation du pays où il a été commis ». Le législateur, ne s'étant pas arrêté à la proposition d'énumérer les délits qui avaient pu être poursuivis en France, a pensé que le but de cette proposition, qui était de ne saisir que les délits les plus graves, serait atteint par cette condition un peu insolite que le délit soit considéré comme punissable par deux législations différentes. « Il a semblé à notre commission, dit le rapport, qu'il fallait tenir compte à l'homme du milieu dans lequel il avait vécu, des habitudes, des mœurs qui l'environnaient au moment du fait commis, de cette sécurité que lui donnait la législation étrangère à laquelle il s'était passagèrement soumis. Il lui a semblé qu'on ne pouvait, sans dépasser la mesure d'une humanité raisonnable, punir en France le fait extérieur qui n'est pas également puni à l'étranger. D'ailleurs, le retentissement, le scandale, le danger d'un fait de ce genre, puni ici, impuni là-bas, ne saurait se manifester en France avec la gravité nécessaire pour entraîner la répression. La commission a donc pensé qu'il ne fallait punir en France le délit extérieur qu'autant qu'il serait identiquement prévu et puni par la législation du pays où il aurait été commis ».

Les embarras que cette condition occasionnera sont visibles. Il faudra dans chaque poursuite mettre sous les yeux des juges les textes de la loi étrangère, il faudra produire non-seulement les textes, mais l'interprétation que la jurisprudence leur donne; il faudra prouver que le délit, avec le même caractère et les mêmes circonstances, est un délit dans cette législation. « Il faudra, a dit un membre (M. Martel), que le magistrat français ait la connaissance des textes des lois des pays étrangers. Toutes les lois étrangères ne sont pas rédigées en français, elles sont rédigées dans la langue du pays, et lorsqu'il s'agira de savoir si un texte de la loi anglaise, par exemple, est applicable, il faudra bien s'assurer si

dans l'interprétation donnée à ce texte il n'y a pas d'erreur commise par le tribunal français. La loi anglaise, vous savez comment elle est faite c'est un assemblage de dispositions trèsnombreuses qui remontent à des siècles éloignés, qui n'ont jamais été abrogées, qu'on ne déclare pas tombées en désuétude, mais qui ne sont pas appliquées. Eh bien, si on vient, à propos d'un texte de la loi anglaise, dire ce texte est tombé en désuétude, ou ce texte prévoit ou ne prévoit pas le cas qu'on veut poursuivre en France, voyez quelles difficultés immenses! Déjà l'interprétation de nos lois est une œuvre difficile; que sera-ce donc quand il faudra interpréter les lois étrangères, dans un texte écrit en langue étrangère ! Ainsi vous serez en présence d'un texte allemand, anglais ou russe, que nos magistrats ne connaissent pas, et il faudra interpréter ce texte pour voir s'il correspond ou non à une disposition de nos lois. Il y a là tout un ordre de dangers'. »

Toutefois ces inconvénients, il faut bien le remarquer, le législateur les a prévus et il n'a pas voulu les éviter; ils témoignent en conséquence de la réserve prudente qui anime la loi. Ce sont des entraves qu'elle a elle-même établies pour contenir les mouvements de l'action publique. « On a pensé, a dit l'un des rapporteurs (M. Bonjean), que cette condition suffit pour exempter de la poursuite les délits les moins graves, ceux qui ont un caractère local, relatif et en quelque sorte conventionnel. » Elle ne pèse, en effet, que sur la poursuite qu'elle retient, elle n'impose qu'au ministère public la double charge de produire le texte de la loi étrangère et de démontrer l'identité des deux législations.

C'est au ministère public qu'il appartient de produire le texte de la loi étrangère. En effet, le deuxième paragraphe de l'article 5 ne permet la poursuite du délit que « si le fait est puni par la législation du pays où il a été commis ». C'est donc là une condition qui est mise à la poursuite et que le ministère public doit remplir avant d'entamer cette poursuite. Telle a été aussi l'interprétation de la commission. « La commission, a dit l'un de ses membres, a fait ici quelque chose de profondément libéral. Le projet de 1852 mettait à la charge de l'accusé l'obligation de prouver que le fait n'était pas punissable dans le pays qu'il habitait. Jamais ce n'est à l'accusé de prouver que le crime n'est pas 1 Moniteur du 1er juin 1866.

punissable, c'est à celui qui accuse à prouver que ce crime est puni par la loi étrangère. Revenant aux principes libéraux protecteurs de tout accusé, nous avons voulu que ce fût le ministère public qui apportât la preuve que le fait incriminé par le Code pénal français l'est également par le Code pénal étranger'. »

Il faut enfin apporter la preuve, non pas que les deux délits, que les deux législations sont analogues, mais qu'elles sont identiques. C'est le mot dont s'est servi le rapporteur de la commission, et c'est celui qui a été définitivement consacré par la discussion. Or cette condition acquiert une grande importance en ce qui concerne spécialement les délits politiques. Un membre de la commission (M. Mėge) a dit : « Il faut, pour que le fait soit puni en France, que le même fait, que le fait identique, et non pas seulement similaire, soit puni à l'étranger. Il faut notamment, relativement aux délits de la presse, que la législation étrangère prévoie, non pas d'une manière générale, des délits de presse qui attaquent le gouvernement du pays, mais qu'elle prévoie d'une manière spéciale les délits de presse qui portent atteinte aux gouvernements étrangers, et, en ce qui nous concerne, au gouvernement français. Eh bien, examinez avec la plus scrupuleuse attention les différentes législations, et vous n'y trouverez pas de semblables dispositions. Un fait unique, isolé, pourra être atteint par la nouvelle loi : c'est le délit d'outrage au souverain. Dans la législation de différents pays, comme dans la nôtre, ce fait est spécialement prévu; mais, je le répète, il est seul, isolé; tous les autres délits politiques et notamment l'excitation à la haine et au mépris du gouvernement français restent impunis, parce qu'ils ne sont pas spécialement prévus par les lois étrangères. » M. Jules Favre a voulu constater cette interprétation : « L'honorable préopinant vient de dire, en ce qui concerne la disposition de la loi qui punit les délits lorsqu'ils sont atteints par la législation du pays, qu'en matière de presse la loi ne punirait que les délits identiques et non pas similaires; c'est l'expression dont il s'est servi et que je trouve pour ma part très-satisfaisante, car elle rend très-bien sa pensée. Il faudra dès lors, pour que le délit soit punissable, qu'on rencontre dans la législation étrangère une disposition qui soit taxativement applicable au délit en question, et par exemple, en ce qui concerne les délits de presse, que le 1 Moniteur du 1er juin 1866.

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