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cette puissance, par cela même qu'elle constitue une exception dans l'ordre des juridictions, ne peut, en aucun cas, être étendue au delà du mandat qui lui a été conféré par la loi proroger sa juridiction, ce serait donc non pas l'étendre, mais la créer pour des cas pour lesquels elle n'a pas été faite. De là la conséquence que, lorsque des prévenus du même délit appartiennent les uns aux juges ordinaires, les autres à des juges exceptionnels, c'est aux juges ordinaires que l'affaire doit être déférée, puisque l'instruction ne peut être divisée.

Cette règle a été consacrée par des arrêts nombreux de la Cour de cassation qui sont intervenus soit en ce qui concerne les cours prévôtales des douanes', soit les tribunaux spéciaux établis par les lois des 18 pluviôse an IX et 13 floréal an XI', soit les conseils de guerre de l'armée 3, soit les conseils de guerre maritimes, soit enfin les tribunaux maritimes spéciaux 5. Tous ces arrêts s'appuient sur ce qu'il est de principe que, si parmi les crimes qui sont, par la simple qualité des personnes, attribués à des juridictions extraordinaires et d'exception, il s'en trouve qui ne sont point, par ladite qualité, justiciables de ces juridictions, le procès et les parties doivent être renvoyés devant les juridictions ordinaires "».

2379. Cette règle est tellement absolue que, lors même que le délit commis de complicité par plusieurs personnes serait, non point un délit commun, mais un délit purement spécial, comme, par exemple, une infraction militaire, il suffit que parmi les prévenus se trouve un individu non militaire pour que la juridiction ordinaire doive en être saisie. La Cour de cassation a jugé ce point en déclarant que l'article 1 de la loi du 22 messidor an IV dit, d'une manière formelle et générale, qu'aucun individu non militaire ne peut jamais être traduit comme prévenu devant la juridiction militaire; qu'il s'ensuit nécessairement qu'un pareil

1 Cass. 11 août et 4 déc. 1812 (J. P., tom. X, p. 633 et 862; 19 févr. et 4 juin 1813 (Bull., p. 73 et 304).

2 Cass. 27 vend. et 27 brum. an X (Bull., p. 46 et 77).

3 Cass. 18 avril et 6 sept. 1811 (J. P., tom. IX, p. 266 et 628).

4 Cass. 18 juillet 1811 (J. P., tom. IX, p. 475).

5 Cass. 3 août 1827 (J. P., tom. XXI, p. 697); 4 févr. 1832 (J. P., tom. XXIV, p. 665).

6 Cass. 11 août 1812, cité suprà.

individu ne peut être traduit devant la juridiction militaire, alors même qu'il serait prévenu d'avoir participé à un délit purement militaire; que l'article 2 de la même loi ne contenant non plus aucun terme restrictif, il s'ensuit également que les dispositions de ce second article sont applicables tant au cas où il s'agit d'un délit militaire qu'à celui où il s'agit d'un délit commun; que ces conséquences sont d'autant plus légitimes, que la loi précitée ne porte aucune dérogation aux dispositions de celle du 30 septembre 1791', qui, dans les mêmes circonstances, attribuent aux tribunaux ordinaires la connaissance des délits militaires 2. »

2380. Il faut toutefois prendre garde que cette règle n'est applicable qu'autant que les prévenus du délit, qui sont justiciables les uns de la juridiction ordinaire, les autres de la juridiction exceptionnelle, sont à la fois poursuivis : c'est la simultanéité de cette poursuite indivisible qui les conduit devant les juges ordinaires. Mais si, par un événement quelconque, elle est scindée, si le complice privilégié ou le complice commun n'a pu être retrouvé, ou si la complicité de l'un ou de l'autre ne se révèle qu'aux débats, les règles de la compétence ordinaire ne sont plus modifiées. En effet, il ne reste plus de fondement ni d'intérêt à un tribunal de saisir les complices qui lui sont étrangers, lorsqu'il a épuisé sa propre juridiction en jugeant ceux qui rentraient dans sa compétence: l'indivisibilité de l'instruction et du jugement ne peut être invoquée que lorsque tous les prévenus du même délit peuvent être poursuivis simultanément et conjointement. Ce point, souvent jugé3, l'a été notamment en ce qui concerne la compétence des conseils de guerre par un arrêt portant: « si Motte-Dardel, citoyen non militaire, et Ferrant, militaire, avaient été poursuivis conjointement comme auteurs ou complices du même délit, les tribunaux ordinaires auraient été seuls compétents, d'après les dispositions formelles de l'article 2 de la loi du 22 messidor an IV; mais que, tout étant consommé en ce qui concerne Motte-Dardel, dès lors le militaire ne peut être poursuivi qu'isolément et jugé par les tribunaux militaires; que le

1 Voy. infrà cette loi, p. 576.

2 Cass. 2 mai 1817 (J. P., tom. XIV, p. 208).

Que

3 Cass. 22 avril 1808, 22 juillet 1808 et 16 mars 1809 (J. P., tom. VI, p. 645, et tom. VII, p. 36 à 446).

débat devant la cour royale ayant compromis le militaire Ferrant, les réserves du procureur général contre lui, et dont il lui a été accordé acte, ne pouvaient produire aucun effet que celui de la dénonciation à l'autorité, ce qui a lieu '. »

Par une autre conséquence de la même distinction, si le juge d'instruction ou la chambre d'accusation saisie de l'instruction entière, déclare n'y avoir lieu à suivre contre les prévenus non militaires, il n'y a pas lieu de renvoyer les prévenus militaires devant les juges ordinaires. A quel titre, en effet, ceux-ci seraient-ils compétents, lorsque, par la mise hors de cause des complices non militaires, la procédure est devenue exclusivement militaire? L'instruction, en perdant son élément commun, a rompu le lien qui l'attachait aux juges ordinaires. La jurisprudence est constante à cet égard. Mais il y a lieu de remarquer qu'il ne suffirait pas, pour rendre la juridiction commune incompétente, que le prévenu non militaire se trouvât à l'abri de toute pénalité, par l'effet de l'épuisement du maximum de la peine prononcée contre lui par une condamnation antérieure l'action publique n'est point éteinte par la condamnation du prévenu à la peine la plus forte; elle peut encore être exercée, lors même que la pénalité est épuisée, puisqu'elle a pour but non-seulement l'application matérielle de la peine, mais la déclaration que le prévenu est coupable et a mérité d'être puni. La juridiction ordinaire n'est donc pas dessaisie par cela seul qu'elle ne peut plus, à raison du délit, rien ajouter aux peines encourues par le prévenu non mi-litaire; elle ne cesse pas d'être compétente, soit pour déclarer la culpabilité, soit pour prononcer une peine qui se confond avec les peines déjà prononcées, soit pour infliger les condamnations: accessoires que le fait peut comporter3. (Voy. n° 1094.)

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2381. Nous arrivons maintenant à la deuxième face de la ques tion au lieu de plusieurs complices du même fait, nous supposons plusieurs faits connexes; au lieu d'une compétence exceptionnelle fondée sur la qualité de l'un des prévenus, nous la supposons fondée sur la nature de l'un des délits. Est-ce le tri

1 Cass. 13 mars 1835 (J. P., tom. XXVI, p. 1508).

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2 Cass. 29 mai 1813 (J. P., tom. XI, p. 421); 19 févr. 1829 (J. P., tom. XXII, p. 705); 11 avril 1851 (Bull., no 614).

3 Cass. 7 mai 1824 (J. P., tom. XVIII, p. 682).

bunal ordinaire, est-ce le tribunal d'exception qui, lorsqu'un délit spécial est lié par la connexité à un délit commun, doit connaitre des deux délits?

Cette question est plus controversée que celle qui précède, et elle a donné lieu à quelques oscillations dans la jurisprudence. Ainsi, la Cour de cassation a jugé 1° que le tribunal spécial compétent pour connaître des voies de fait et menaces contre les acquéreurs de biens nationaux devait connaitre des crimes communs de vol et de tentative d'assassinat '; 2° que le tribunal spécial compétent pour connaître des altérations commises par un comptable sur ses registres devait connaître des concussions commises à l'aide de ces falsifications; 3° qu'une cour spéciale compétente pour connaître d'un fait de rébellion l'était également pour juger les outrages et violences commis envers les fonctionnaires publics appelés sur les lieux pour réprimer le désordre ; 4° que la cour spéciale compétente pour connaître des violences et voies de fait contre la force armée devait retenir le vol de fonds publics commis à l'aide de ces violences 3. Mais il y a lieu de remarquer que, dans ces arrêts et dans quelques autres analogues qu'il est inutile de citer, les faits connexes étaient ou des circonstances aggravantes du fait spécial, ou des actes indivisibles avec ce fait, en ce qu'ils s'identifiaient avec lui et en devenaient en quelque sorte une partie. C'est là évidemment le motif qui a entraîné ces déviations de la règle générale.

2382. Cette règle est que, lorsque parmi deux délits connexes l'un est spécial, il ne peut appartenir qu'au juge ordinaire de les juger l'un et l'autre. La raison de cette compétence est la même que celle qui s'applique aux complices. La juridiction du juge ordinaire peut être prorogée parce qu'elle est générale, parce qu'elle s'applique à toutes les personnes et à toutes les choses, et que, si une loi spéciale lui a retiré certains délits pour les attribuer à un tribunal d'exception, cette loi a circonscrit le cercle où s'exerce son pouvoir sans restreindre ce pouvoir luimême. La juridiction du juge d'exception, au contraire, ne

1 Cass. 28 frim. an IX (J. P., tom. II, p. 218).
2 Cass. 19 juin 1806 (J. P., tom. V, p. 382).
3 Cass. 21 janv. 1808 (J. P., tom. VI, p. 454).

peut jamais être prorogée, parce que ses attributions sont précises et limitées, parce que là où elles cessent tout pouvoir cesse en même temps. En effet, pour proroger une autorité, il faut que, même après avoir passé ses limites, elle subsiste et trouve en elle-même une force qui la fasse rayonner au delà. Or, tout est rigoureux dans les attributions qui sont exceptionnellement conférées à un juge; au delà du cercle où il se meut, toute puissance lui est refusée. Comment donc pourrait-il étendre sa compétence extraordinaire, non plus seulement à des complices communs d'un délit qui lui appartient, mais à un fait qui ne lui appartient pas, à un délit qu'il n'a pas la mission de juger? Il faut donc tenir que si les délits sont indivisibles à raison de leur connexité, ce n'est pas au juge d'exception, mais, et dans tous les cas, au juge ordinaire qu'ils doivent être conjointement déférés.

Nous trouvons dans la législation quelques cas d'application de ce principe. Les articles 617 du titre Ier de la loi du 30 septembre-19 octobre 1791 étaient ainsi conçus : « Art. 6. Si dans le même fait il y a complication de délit commun et de délit militaire, c'est aux juges ordinaires d'en prendre connaissance. Art. 7. Si pour raison de deux faits la même personne est dans le même temps prévenue d'un délit commun et d'un délit militaire, la poursuite en est portée devant les juges ordinaires. » L'article 98 de la loi du 28 germinal an VI porte également : « Si l'officier, sous-officier ou gendarme est accusé tout à la fois d'un délit militaire et d'un délit relatif au service de la police générale ou judiciaire, la connaissance appartiendra au tribunal criminel. » Enfin, l'article 589 du Code d'instruction criminelle portait «Si, par le résultat des débats, le fait dont l'accusé est convaincu était dépouillé des circonstances qui le rendent justiciable de la cour spéciale, la cour renverra l'accusé et le procès devant la cour d'assises. »

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La jurisprudence, après avoir, comme on l'a remarqué, hésité pendant quelque temps, est revenue à la ferme application de la doctrine contenue dans ces textes. C'est ainsi qu'il a été jugé « que les tribunaux d'exception, qui n'existent qu'en vertu d'une dérogation expresse au droit commun, ne sauraient étendre leur juridiction sur d'autres individus que ceux qui y sont soumis, soit par la nature du crime ou du délit dénoncé, soit à raison de la

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