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qualité des personnes, et ne peuvent jamais, sous prétexte de connexité, enlever à leurs juges naturels des prévenus qui ne sont leurs justiciables ni sous l'un ni sous l'autre de ces rapports'. >> C'est encore ainsi qu'il a été jugé dans une autre matière « que le tribunal maritime de Brest, compétent pour connaître du crime de piraterie, ne l'était en aucune façon pour connaître du délit de traite des noirs; que la connexité des préventions contre les mêmes individus ne pouvait étendre la juridiction toute spéciale du tribunal maritime. »

:

Il est donc certain que les tribunaux d'exception ne peuvent connaître des faits connexes aux délits qu'ils ont mission de réprimer. La connexité peut attirer le fait spécial devant le juge ordinaire; elle n'attire jamais le fait commun devant le juge d'exception.

2383. Il y a d'ailleurs lieu de remarquer que ce n'est que dans le cas où la connexité exige impérieusement la réunion des délits que le fait spécial doit être déféré au juge ordinaire. Si la jonction des procédures pour cause de connexité a peu d'inconvénients lorsque les différents délits appartiennent à l'une ou à l'autre des deux juridictions ordinaires, il en est autrement quand ils appartiennent, l'un à une juridiction commune, l'autre à une juridiction exceptionnelle. Les motifs qui ont fait attribuer à des tribunaux spéciaux telle ou telle classe de délits s'opposent à ce qu'un tribunal ordinaire puisse s'en saisir; car ce tribunal ne présente point les garanties que la loi a jugées nécessaires à la répression de ces délits. La jonction a donc pour effet de suspendre des mesures prises dans un intérêt public pour assurer cette répression. De là la tendance de la jurisprudence à séparer, dans ce cas, les procédures quand elles ne sont pas tout à fait indivisibles.

C'est ainsi qu'un arrêt du 18 fructidor an XIII décide : « que le délit de recèlement de conscrit est totalement indépendant de celui de rébellion à la gendarmerie; que le premier n'est pas tellement lié au second qu'il n'en puisse être séparé; qu'il est sensible, au contraire, que, quand le fait de recèlement serait faux, celui de rébellion pourrait n'en être pas moins constant, et 1 Cass. 19 févr. 1813 (J. P., tom. XI, p. 153). 2 Cass. 25 mars 1830 (J. P., tom. XXIII, p. 308).

que ce second délit pourrait n'avoir rien de réel sans qu'il s'ensuivit que le premier n'existât pas; que la cour spéciale n'a pu se réserver la connaissance du délit de recèlement '. » Un autre arrêt du 19 février 1813 porte également : « que quant au délit de fraude simple, il n'a pas avec le crime de corruption, objet principal de l'accusation, une connexité telle qu'il ne puisse être jugé séparément; qu'il est par sa nature dans les attributions du tribunal des douanes; qu'il suit de ces observations qu'en retenant sous prétexte de connexité la connaissance des poursuites dirigées contre les prévenus, la cour d'Aix a violé les règles de compétence établies par la loi. » On trouve encore la même doctrine dans un arrêt, contestable d'ailleurs, du 2 août 1822 3, et dans un arrêt, que nous avons déjà cité, du 25 mars 1830 *.

2384. La loi avait établi une exception formelle à l'égard du délit de désertion. Les articles 34 du décret du 19 vendémiaire an XII et 22 du décret du 5 germinal an XII, qui organisent des conseils de guerre spéciaux pour la répression de ce délit, déclarent que, si, outre le fait de désertion, le conseil trouve que l'accusé en a commis un plus sévèrement puni par les lois, il renverra l'accusé, la procédure et les pièces du procès devant le tribunal compétent, et que ce tribunal, après avoir rendu son jugement, si l'accusé n'est pas condamné à une peine plus grave que celle portée contre la désertion, renverra à son tour l'accusé devant le conseil de guerre spécial pour prononcer contre le délit de désertion, dont la connaissance lui est expressément et privativement attribuée. Les ordonnances du 21 février el 22 mai 1816, qui suppriment les conseils de guerre spéciaux et transportent la connaissance du délit de désertion aux conseils de guerre permanents, n'ont point abrogé cette attribution privative, qui constitue dès lors une exception au principe de l'indivisibilité du jugement des délits connexes. La Cour de cassation a jugé, en conséquence, que les vols qualifiés, commis par un militaire en état de désertion, doivent être déférés aux tribunaux ordinaires, sauf en cas d'acquittement ou d'application de simples peines correction

1 Journ. du Pal., tom. IV, p. 758.
2 Journ. du Pal., tom. XI, p. 153.
3 Journ. du Pal., tom. XVII, p. 551.
4 Journ. du Pal., tom. XXIII, p. 308.

nelles, le renvoi devant l'autorité militaire pour être statué sur le délit de désertion'.

Il s'est toutefois présenté un cas où il paraît difficile de soustraire l'appréciation du délit de désertion aux juges ordinaires. Un militaire était prévenu d'avoir commis, étant en état de désertion, un meurtre sur la personne d'un gendarme, et la chambre d'accusation, en le renvoyant devant la cour d'assises, avait rattaché au crime de meurtre, comme circonstance aggravante, que ce crime avait été commis pour favoriser la désertion et en assurer l'impunité. La Cour de cassation a cru devoir annuler cet arrêt de renvoi : « Attendu que, par cette disposition, l'arrêt a nécessairement appelé soit la cour d'assises, soit le jury, à prononcer au moins implicitement sur le fait de l'existence du crime de désertion, que rien ne justifie avoir été ni reconnu ni jugé par l'autorité compétente; qu'il a dès lors tiré une circonstance aggravante d'un fait incertain dont la connaissance n'entre pas dans les attributions de la juridiction ordinaire, et qu'en cela la chambre d'accusation a excédé les bornes de sa compétence. Il est impossible d'admettre que la chambre d'accusation eût dù surseoir à la mise en accusation de l'accusé jusqu'à ce que le conseil de guerre eût prononcé sur la désertion; car, d'une part, aucune disposition de la loi ne l'autorise à un tel sursis, et, d'un autre côté, le conseil de guerre ne peut prononcer qu'après le jugement du crime commun. Il faut donc déclarer que le fait de désertion doit être considéré comme n'existant pas aux yeux des juges ordinaires, ou admettre que ces juges peuvent le saisir non comme un délit distinct, mais comme une circonstance aggravante du crime qu'ils sont appelés à juger. Nous croyons que cette dernière solution doit être adoptée : ce n'est point là juger le fait de désertion, c'est simplement constater son existence; or, on ne voit pas par quel motif les juges ordinaires ne feraient pas cette constatation lorsque le fait spécial devient l'un des éléments du crime commun dont ils sont saisis.

§ IV. De l'exception d'incompétence.

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2385. Nous venons d'exposer les règles générales de la compétence. Ces règles, en traçant l'étendue et les limites des pou1 Cass. 22 févr. 1828 (J. P., tom. XXI, p. 1201).

voirs des juges, attribuent par là même aux parties des droits et des garanties. De là la faculté de revendiquer leur application quand elles sont enfreintes. Cette faculté se formule dans l'exception d'incompétence.

Il ne faut pas confondre cette exception avec les exceptions préjudicielles et les fins de non-recevoir qui ont pour objet de suspendre ou d'éteindre l'action. Celles-ci s'attaquent à cette action elle-même, elles soutiennent ou qu'elle est indùment exercée ou qu'elle a cessé d'exister; l'exception d'incompétence n'est point dirigée contre l'action, mais uniquement contre la juridiction qui en est saisie; elle ne s'occupe point du fond de la poursuite, mais de sa forme; elle ne conteste que le pouvoir du juge.

Le droit d'élever cette exception appartient à toutes les parties. C'est là l'un des droits que toutes les constitutions ont reconnus aux citoyens. L'article 4, chapitre v, titre III, de la Constitution du 3 septembre 1791 déclarait que « les citoyens ne peuvent être distraits des juges que la loi leur assigne par aucune commission, ni par d'autres attributions et évocations que celles qui sont déterminées par les lois. » Et ce principe, reproduit par l'article 204 de la Constitution du 5 fructidor an III, par l'article 62 de la Charte de 1814, par l'article 53 de celle de 1830, par l'article 4 de la Constitution du 4 novembre 1848, a été maintenu par les articles 1 et 56 de la Constitution du 14 janvier 1852. Il a sa sanction dans l'article 539 du Code d'instruction criminelle, qui attribue formellement au prévenu ou à l'accusé, à l'officier chargé du ministère public ou à la partie civile le droit d'exciper de l'incompétence de la juridiction saisie.

Cette incompétence peut résulter soit de ce que le fait incriminé ne rentre pas dans les attributions de cette juridiction, soit de ce que le prévenu, à raison de sa qualité, n'est pas son justiciable, soit de ce que ce n'est pas sur son territoire que le délit a été commis, que le prévenu réside habituellement ou que son arrestation a été effectuée.

2386. L'exception d'incompétence peut être invoquée dans ces trois hypothèses.

En effet, la loi ne distingue pas : les articles 408 et 416 ouvrent, en général, le recours contre les arrêts dans les cas d'incompé

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tence. L'incompétence, qu'elle résulte du défaut de pouvoir du juge, de la qualité de la personne, ou du territoire, enlève au prévenu les juges que la loi lui a désignés, ses juges naturels ; peut avoir, dans les trois cas, un égal intérêt à revendiquer l'application de la règle légale, et cette règle, qui fait partie du droit public, ne peut jamais être modifiée par l'acquiescement des parties.

Mais dans chacun de ces trois cas l'exception peut-elle être invoquée dans les mêmes circonstances, et produit-elle les mêmes effets?

En matière civile, l'incompétence est absolue ou relative : elle est absolue quand un tribunal est saisi d'une matière qui est étrangère à ses attributions; elle est purement relative quand elle est fondée sur le domicile des parties, sur la situation des biens ou sur des considérations d'intérêt privé. Dans le premier cas, l'exception peut être proposée en tout état de cause et elle peut être élevée d'office par le tribunal lui-même; dans le second, elle peut être couverte par l'acquiescement des parties. Les articles 168, 169 et 170 du Code de procédure civile sont formels sur ce point.

Cette distinction s'applique-t-elle en matière criminelle? Elle n'existait point, en premier lieu, dans notre ancien droit. « Si le juge qui est saisi de l'accusé, dit Jousse, est totalement incompétent pour connaître du crime, et qu'il ne soit juge ni du lieu du délit, ni du domicile de l'accusé, ni du lieu de la capture, l'accusé pourra demander son renvoi devant le juge du lieu du délit ou de son domicile '. » Et; dans ce cas, cette demande pouvait être formée en tout état de cause; car « nous appelons absolue, dit Muyart de Vouglans, l'incompétence qui résulte..... du défaut d'aptitude du juge de devenir jamais compétent, comme n'étant ni juge du lieu du délit, ni celui de la capture, du domicile ou du privilége de l'accusé3. » Et la raison de cette décision était «< qu'il n'est pas au pouvoir d'une partie de donner par son acquiescement un droit de juridiction à un juge qui n'en a point » . L'article 3 du titre Ier de l'ordonnance de 1670, qui portait que « l'accusé ne pourra demander son renvoi après que lecture lui aura

1 Tom. I, p. 419 et 526.

2 Muyart de Vouglans, Lois crim., p. 487.
• Ibid., p. 488.

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