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public, et qu'il n'est pas au pouvoir des parties de se choisir des juges et de leur conférer une compétence et des attributions qu'ils ne tiendraient pas de la loi; que si, en matière civile, la loi distingue entre l'incompétence à raison de la matière et l'incompétence à raison du lieu, et si celle-ci doit être proposée préalablement à toute exception et défense, tandis que l'autre peut l'être en tout état de cause, et ne peut être couverte par l'acquiescement des parties, c'est parce que les parties peuvent renoncer à l'attribution spéciale faite à certains tribunaux dans leur intérêt privé plutôt que dans l'intérêt public; qu'il en est autrement en matière criminelle; qu'en cette matière, tout ce qu'ordonne la loi est prescrit dans l'intérêt public, puisque tout ce qui touche à l'honneur, la liberté et la sûreté des citoyens intéresse le public; que le Code ne distingue pas entre l'incompétence à raison du lieu du domicile du prévenu, ou du lieu où le crime a été commis, de toute autre incompétence; que l'article 69 ordonne impérativement au juge d'instruction, qui ne serait ni celui du délit, ni celui de la résidence des prévenus, ni celui du lieu où il pourra être trouvé, de renvoyer la plainte devant le juge d'instruction qui peut en connaître; que, dans l'espèce, le délit aurait été commis dans l'arrondissement d'Amiens, et non dans celui de Paris, et que la résidence des prévenus est dans le même arrondissement; que dès lors, en jugeant que les défenseurs avaient pu, en cause d'appel, exciper de l'incompétence ratione loci, dont ils ne s'étaient point prévalus en première instance, la cour royale d'Amiens n'a violé aucune loi, mais s'est au contraire conformée aux principes de la matière1. » Un autre arrêt du 7 août 1851 casse un arrêt de la chambre d'accusation de la cour de Paris qui avait confirmé une ordonnance de prise de corps décernée par une chambre du conseil incompétente ratione loci, bien que cette exception n'eût point été proposée en première instance: « Attendu que les juridictions sont d'ordre public; que si, en matière civile, l'incompétence ratione loci doit être proposée préalablement à toute exception ou défense, les parties pouvant renoncer à l'attribution spéciale faite à certains tribunaux dans l'intérêt privé de ces mêmes parties plutôt que dans l'intérêt public, il n'en saurait être de même en matière criminelle, où tout ce que la loi ordonne relativement à la compétence 1 Cass. 13 mai 1826 (J. P., tom. XX, p. 485).

a un but d'ordre et d'intérêt publics; que l'article 23 du Code d'instruction criminelle, pour le procureur de la république, et l'article 63, pour le juge d'instruction, règlent la compétence d'après le lieu du crime ou délit, d'après le lieu de la résidence du prévenu, et d'après le lieu où le prévenu pourra être trouvé ; que l'article 69 prescrit au juge d'instruction qui ne serait pas compétent de renvoyer la plainte au juge d'instruction qui doit en connaître; que les attributions des magistrats chargés d'exercer l'action publique et la police judiciaire intéressent essentiellement l'ordre public et ne peuvent être déplacées sans violation de la loi1. »

Il résulte de ces deux arrêts que l'exception d'incompétence ratione loci peut être proposée soit in limine litis, soit pendant le cours de la procédure. Le doute qui se révèle dans les premiers arrêts était peut-être né de ce que l'article 69 confère au juge d'instruction le droit de se déclarer incompétent ratione loci au moment même où la plainte lui parvient, et par conséquent avant tout acte d'instruction; mais ce doute, s'il existe, est résolu par l'article 539, qui permet aux parties de présenter l'exception, quel que soit le degré auquel l'instruction soit arrivée. Il faut donc effacer de la jurisprudence relative aux matières criminelles cette distinction de l'incompétence absolue ou relative: l'incompétence puise ses effets, non dans la cause qui la motive, mais dans la loi qui l'établit; elle ne diffère point, parce qu'elle dérive de la matière, ou d'une qualité personnelle, au lieu de dériver du territoire elle a dans tous les cas le même caractère; car elle est fondée sur un intérêt public; elle est dans tous les cas également. absolue, et peut dès lors être invoquée en tout état de cause.

C'est d'après cette doctrine que nous avons émis précédemment l'avis que l'article 539 doit s'appliquer aux trois causes d'incompétence et qu'il n'y a pas lieu de le restreindre, comme l'a fait un arrêt du 7 novembre 1816, à l'incompétence ratione loci. Cette opinion, depuis que nous l'avons énoncée, a été consacrée par un arrêt du 28 septembre 1854, rendu à notre rapport, et qui déclare en termes précis « que cette disposition établit un principe général qui s'applique à tous les cas où la chambre du conseil ou le juge d'instruction statue sur des questions de com1 Cass. 7 août 1851 (Bull., no 327).

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pétence; qu'il n'y a pas lieu d'examiner à cet égard entre l'exception d'incompétence fondée sur le lieu de l'arrestation ou de la perpétration du crime, et l'exception d'incompétence fondée sur la nature du fait ou sur la qualité du prévenu; que l'article 539, en effet, placé au chapitre des règlements de juges, se réfère nécessairement non-seulement à l'article 526 du même Code, qui prévoit le cas où des cours, des tribunaux, des juges d'instruction sont saisis de la connaissance du même délit, mais encore à l'article 527, qui prévoit le cas où un tribunal militaire ou maritime, ou tout autre tribunal d'exception, d'une part, une cour impériale, un tribunal jugeant correctionnellement, un tribunal de police ou un juge d'instruction, d'autre part, sont également saisis de la connaissance du même délit; d'où il suit qu'il y a lieu à règlement de juges, et, par conséquent, à l'application de l'article 539, non-seulement à raison de la compétence ratione loci, mais à raison de la compétence ratione materia et persone'. »

2390. Le juge devant lequel l'exception d'incompétence est proposée doit statuer sur cette exception immédiatement et avant de procéder au fond; en effet, s'il reconnaît son incompétence, son pouvoir cesse au même moment, et il ne peut ni connaitre du fond du procès, ni même ordonner aucune mesure d'instruction. C'est par ce motif que l'article 172 du Code de procédure civile dispose que : « toute demande en renvoi sera jugée sommairement, sans qu'elle puisse être réservée ni jointe au principal. » Et cet article s'applique à la procédure criminelle comme à la procédure civile; car il y a dans les deux cas la même raison de ne pas commencer une instruction quand le droit d'instruire n'est pas certain, de ne pas contraindre des parties à des explications inutiles quand elles ne savent pas si elles sont justiciables du juge devant lequel elles parlent. Que ce juge ordonne toutes les mesures qui lui semblent nécessaires pour apprécier si l'exception est fondée, on le comprend; mais qu'il aille au delà et qu'il entame une instruction sans avoir vidé la question de compétence, c'est ce qui lui est interdit par la raison comme par la loi. Cette règle a été reconnue par un arrêt qui porte : « que le premier devoir des juges est de statuer sur leur compétence, puisqu'ils seraient sans pouvoir et sans juridiction s'ils étaient sans compé1 Bull., no 289.

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tence; d'où il suit qu'il doit être distinctement prononcé par eux sur toutes demandes en renvoi, sans qu'elles puissent être réunies ou jointes au principal; que ce principe, consacré par l'article 172 du Code de procédure civile, est applicable à l'instruction criminelle; que, dans l'espèce, les prévenus soutenaient que la cour royale de Paris était incompétente, à raison du lieu où le délit qui motivait la plainte aurait été commis et qui est situé hors de son ressort; que néanmoins la cour, chambre des appels correctionnels, a réservé cette exception et l'a jointe au principal; qu'en supposant que l'affaire ne fût pas en état pour être prononcé sur la

compétence, cette cour pouvait tout au plus ordonner un supplément d'instruction relative à cet objet, sans que, sous aucun prétexte, il pût être passé à l'examen du fond; qu'en joignant l'incident au fond, elle a dès lors excédé ses pouvoirs1. »

2391. Il peut arriver cependant que le moyen d'incompétence soit indivisible avec l'examen du fond, et dans ce cas la règle doit nécessairement fléchir. Un prévenu du délit de diffamation soutenait qu'il n'était pas justiciable du tribunal devant lequel il était cité, quoiqu'il fût domicilié dans son ressort, parce que l'écrit diffamatoire, auquel il prétendait être étranger, avait été publié en dehors de ce ressort. Le tribunal avait statué sur la compétence et sur le fond par un seul et même jugement, et la Cour de cassation a rejeté le pourvoi fondé sur cette jonction : «< Attendu que l'examen de ce moyen d'incompétence était indivisible avec l'examen de la culpabilité du prévenu; qu'ainsi le tribunal a pu statuer sur la compétence et sur le fond par un seul et même jugement *.

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2392. Il importe ensuite de ne pas confondre ici l'exception d'incompétence et les autres exceptions qui tendent à la suspension ou à l'extinction de l'action. La Cour de cassation a jugé :

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qu'il convient de distinguer, entre les fins de non-recevoir, celles qui tendent à décliner la compétence du tribunal devant lequel l'action est portée de celles qui sont relatives au fond de l'action même et au droit de la former; qu'il est incontestable qu'un tribunal ne peut tout à la fois se reconnaitre incompétent

1 Cass. 25 juin 1825 (J. P., tom. IX, p. 632).

2 Cass. 7 déc. 1844 (Bull., no 392).

pour statuer sur une demande, et juger la demande au fond en la déclarant mal fondée; mais que les fins de non-recevoir adoptées par l'arrêt attaqué sont complétement étrangères à la compétence et à l'ordre des juridictions; que le prévenu ayant prétendu trouver dans les immunités attachées à son caractère de magistrat, dans l'autorité de la chose jugée; dans l'absence de tout jugement sur les faits par lui dénoncés, enfin dans le défaut d'autorisation du ministre de la justice des moyens de repousser l'action dirigée contre lui, il a soumis ces fins de non-recevoir à la cour chargée de les juger, en même temps qu'il soutenait que, lors même que par erreur il aurait soutenu comme vrais des faits faux, cette erreur, qui serait excusable, n'excluait pas la bonne foi; que la cour a pu statuer sur ces différents moyens 1. » En effet, quand un tribunal se reconnaît incompétent, il déclare qu'il est sans pouvoir pour statuer sur la cause; quand il prononce sur une fin de non-recevoir, même en la déclarant fondée, il conserve son pouvoir de statuer, il n'est pas tenu de se dessaisir, et rien ne s'oppose dès lors à ce qu'il statue sur les différents chefs de demande dont il est saisi.

Enfin, lorsqu'il se déclare incompétent, un tribunal doit se borner à faire cette simple déclaration : il ne peut renvoyer l'affaire devant la juridiction qui lui paraît compétente, et la saisir ainsi de la poursuite. Car il ne lui appartient point, sauf le cas où la loi lui en a donné la mission, de régler la compétence d'une autre juridiction et de prescrire à l'action publique la marche qu'elle doit suivre, après qu'il est dessaisi. Cette désignation constituerait l'usurpation d'un pouvoir formellement délégué à une autre autorité. Ainsi, lorsqu'il s'agit d'une poursuite dirigée contre un membre de l'ordre judiciaire, le tribunal correctionnel qui renverrait devant la chambre civile de la cour impériale usurperait les attributions du procureur général, qui peut seul saisir cette chambre. Ainsi, lorsqu'il s'agit d'une poursuite dirigée contre un militaire, le juge ordinaire qui en est saisi ne peut en attribuer le jugement à un conseil de guerre quelconque, parce que les conseils de guerre ne peuvent être saisis que par un

p. 982).

1 Cass. 22 déc. 1827 (J. P., tom. XXI, 2 Cass. 5 nov. 1819 (J. P., tom. XV, p. 544); 11 août 1827 (J. P., tom. XXV, p. 820); 1er mars 1810 (J. P., tom. VIII, p. 145). 3 Cass. 4 août 1827 (J. P., tom. XXI, p. 699).

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