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Il n'est pas admissible à mon avis de faire une pareille distinction entre les grandes puissances et les autres États. Il est vrai que M. le plénipotentiaire de l'Allemagne du Nord, à la conférence de 1871, a parlé d'une entente générale entre les grandes puissances de l'Europe, mais feu le prince de Metternich, qui a étudié le droit dans la fameuse université de Strasbourg, désapprouvait la phrase: « les grandes puissances », et il m'a dit plus d'une fois : « J'ai cherché en vain à découvrir l'origine de cette phrase: « les grandes puissances », mais je n'ai pas réussi. Cependant, j'admets une distinction entre les traités qui sont des traités généraux et ceux qu'à défaut d'une meilleure épithète on peut appeler traités particuliers, et je suis de l'opinion que les traités généraux ont plus d'autorité que les traités particuliers, comme concentrant les convictions juridiques d'un plus grand nombre de nations civilisées. Cependant il n'y a aucune différence entre l'obligation d'un traité général et l'obligation d'un traité particulier. Pacta sunt servanda. Tel.e a été toujours la règle fondamentale du droit public de l'Europe, et le principe moral du droit ne permet pas de distinguer entre les traités des grandes puissances et ceux des autre États, quant à leur force obligatoire comme contrats.

D'un autre côté, un traité général a plus d'autorité comme précédent qu'un traité particulier, et pour cette raison je suis de l'avis que le traité de Londres de 1871 sera d'une haute valeur au Japon, comme précédent, car le résultat de la conférence de Londres était la revision de la convention de 1856, et la reconnaissance de fait de ce principe du droit des gens qu'en cas où les provisions d'un traité sont devenues trop gênantes à une des parties contractantes à cause d'un changement des circonstances, c'est le devoir de l'autre partie de consentir à une revision des clauses du traité, qui ne lui sera pas nuisible à elle-même et pourra faire cesser le malaise de la partie trop gênée (1) ».

Feu le président de l'Institut de droit international, le vénéré professeur Bluntschli, dont j'ai déjà cité ci-dessus une observation touchant l'interprétation de la clause rebus sic stantibus, a exprimé son regret que la conférence de Londres se soit malheureusement contentée d'un expédient diplomatique, sans trancher en droit la question de savoir si la

(1) C'est en accord avec ce que M. DE VATTEL dit Livre II, § 159: « Rien n'est plus beau, plus louable, plus conforme aux devoirs réciproques des nations, que de s'en relâcher autant qu'on peut le faire sans se manquer à soi-même, sans se mettre en danger ou sans souffrir une perte considérable. ▾

Russie avait à tort ou à raison déclaré qu'elle ne se considérait plus comme liée par le traité, et sans formuler une règle sur la portée restreinte de l'obligation contractée, lorsque le contrat est un traité international. Il me semble que le vénéré professeur, en exprimant son regret, a voulu exiger de la conférence un jugement dans une forme qui excédait sa compétence, et que les plénipotentiaires en disant qu'ils reconnaissaient que c'est un principe essentiel du droit des gens qu'aucune puissance ne peut se délier des engagements d'un traité qu'à la suite de l'assentiment des parties contractantes au moyen d'une entente amicale, et en signant un protocole ad hoc, ont affirmé l'existence d'une règle de conduite en accord avec ce principe, laissant aux juristes de formuler, selon les exigences de leur système scientifique, l'expression juridique de cette règle. Mais en critiquant la forme des conclusions de cette conférence de Londres de 1871, on ne doit pas oublier que, par le traité de Paris de 1856, les six puissances chrétiennes ont déclaré la Sublime Porte admise à participer aux avantages du droit public et du concert européens (art. VII), et ont déclaré, par l'article XIV, que la convention entre la Russie et la Porte, concernant les bâtiments légers dans la mer Noire, était annexée au traité principal et avait la même force et le même effet que si elle en faisait partie intégrante, et de plus, qu'elle ne pourra être ni annulée, ni modifiée sans l'assentiment des puissances signataires du traité principal. Le résultat donc du traité de Londres était, à parler strictement, d'affirmer d'une manière générale le principe de droit, que les puissances ont déjà affirmé dans les termes concrets de l'article XIV du traité de Paris, et M. le comte Granville, qui a suggéré les termes de l'annexe au traité de Londres, a choisi à dessein le terme ‹ reconnaissent », déjà employé pour assurer la Porte qu'elle allait participer aux avantages du droit public et du concert européens, aux avantages desquels elle a été déclarée admise par le traité de Paris (art. VII). Je suis de l'opinion que le Japon peut bien aspirer à ces mêmes avantages, mais en y aspirant, son gouvernement doit faire voir aux puissances chrétiennes que le Japon reconnaît le même principe essentiel du droit des gens, que ces puissances elles-mêmes ont reconnu à la conférence de Londres.

Que les puissances chrétiennes aient envisagé la possibilité qu'un moment puisse arriver où il ne sera plus nécessaire de leur part de maintenir des traités avec les États de l'extrême Orient concernant la juridiction exterritoriale des consuls-juges étrangers, c'est une conclusion

qu'on peut tirer avec raison de certains traités récemment faits par le roi de Chosen (Corée). L'un de ces traités a été conclu au nom des ÉtatsUnis de l'Amérique du Nord avec le royaume de Chosen (Corée) le 19 mai 1883, et le texte de ce traité est publié dans la collection de traités compilée dans le département d'État à Washington en 1889. L'autre a été conclu au nom de la reine de la Grande-Bretagne et a'Irlande, impératrice des Indes, avec S. M. le roi de Corée, le 26 novembre 1883, et le texte de ce traité est publié dans la collection de traités compilée par le chevalier Édouard Hertslet, l'archiviste du Foreign Office à Londres, 1885, vol. XV. Comme les deux traités sont rédigés en langue anglaise, j'en donnerai les extraits en cette langue. Le traité conclu par les États-Unis d'Amérique contient quatorze articles, et l'article IV est conçu comme suit :

«It is however mutually agreed and understood between the High « Contracting Parties, that when ever the King of Chosen shall have « so far modified and reformed the statutes and judicial procedure of his Kingdom, that in the judgment of the United States they con<form to the laws and course of justice in the United States, the right of exterritorial jurisdiction over United States citizens in Chosen shall be abandoned, and thereafter United States citizens, when within the limits of the Kingdom of Chosen shall be subject to the jurisdiction of the native authorities ('). »

Le traité conclu par la Grande-Bretagne contient treize articles, avec un protocole contenant trois articles, qui forment un appendice du traité. Le premier de ces articles du protocole est conçu comme suit:

With reference to article III of this treaty it is hereby declared, that the right of extraterritorial jurisdiction over British subjects in Corea, granted by this treaty, shall be relinquished, when in the <judgment of the British government the laws and legal procedure of Corea shall have been so modified and reformed as to remove the <objections, which now exist, as to British subjects being placed under « Corean jurisdiction, and Corean judges shall have attained similar

(1) TRADUCTION : "Il est toutefois mutuellement convenu et entendu entre les Hautes Parties contractantes que, du moment que le roi de Corée aurait modifié et réformé la législation et la procédure de son royaume, au point que, suivant l'appréciation des Etats-Unis, elles soient en harmonie avec les lois et l'administration de la justice aux États-Unis, le droit de juridiction exterritoriale des États-Unis sur leurs citoyens en Corée sera abandonné, et dès lors les citoyens des États-Unis, dans les limites du royaume de Corée, seront soumis à la juridiction des autorités locales.

legal qualification and a similar independent position to those of British judges (1). »

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On peut remarquer que l'extrait du traité des États-Unis est rédigé dans la forme d'une convention, tandis que l'extrait du traité de la Grande-Bretagne est rédigé dans la forme d'une déclaration. A propos de cette distinction, mon éminent confrère le professeur F. de Martens a fort bien dit qu'on doit considérer comme mal fondée l'opinion de quelques hommes politiques, qui disent qu'une déclaration n'est pas un acte international ayant la même importance qu'un traité, et qu'elle n'engage pas au nême titre les faits ne s'accordent pas avec cette opinion. Et M. F. de Martens cite la déclaration de Paris de 1856, touchant l'abolition de la course maritime, et la déclaration de SaintPétersbourg de 1868, touchant les balles explosibles, lesquelles, dit-il, sont respectées au même titre qu'une convention. Les deux extraits ci-dessus reproduits confirment l'opinion de M. F. de Martens, touchant l'importance d'une déclaration internationale, à savoir qu'elle engage les déclarants au même titre qu'une convention engage les parties con

tractantes.

Je ne dois pas passer sous silence une critique par laquelle M. Paternostro a signalé une inexactitude de ma part, quand j'ai dit qu'il n'y a pas de précédent que, dans les pays orientaux, les États européens aient consenti à abandonner la juridiction en matière pénale sur leurs nationaux respectifs aux autorités locales. Il a parfaitement raison, étant donné le sens qu'il attribue au mot « abandonner et vu les exemples d'un tel abandon qu'il a cités; mais il n'a pas saisi la pensée que j'ai eue en me servant du mot « abandonner ». J'ai employé ce mot dans le sens de laisser leurs ressortissants respectifs entièrement à la merci des tribunaux locaux ». C'est ma faute, mais en anglais le mot abandon a quelquefois une signification plus catégorique que dans le langage de la diplomatie française, et je regrette d'avoir induit en erreur l'éminent jurisconsulte. D'un autre côté, il n'est pas exact,

(1) Traduction : « Par rapport à l'article III du présent traité, il est ici déclaré que le droit de juridiction extraterritoriale sur les sujets britanniques en Corée, octroyé par ce traité, sera abandonné quand, dans l'appréciation du gouvernement britannique, les lois et la procédure en Corée auront subi des modifications et des réformes de nature à écarter les objections qui empêchent actuellement que des sujets britanniques ne soient placés sous la juridiction des autorités coréennes, et que les juges coréens pourront, par leurs connaissances et leur situation indépendante, être assimilés aux juges anglais.

comme l'a dit M. Paternostro, que dans la capitulation de l'an 1535 et dans toutes les suivantes, il soit stipulé a que la connaissance des poursuites pour offenses commises par des Français contre des Turcs est réservée au juge local, quoique toujours avec l'assistance du drogman consulaire ». On ne trouve pas d'article pareil dans le texte de la capitulation de 1535, qui existe aux archives du ministère des affaires étrangères à Paris, ni dans le texte des capitulations entre le roi Louis XV de France et le sultan Mahmoud le Conquérant, qui sont en vigueur jusqu'à nos jours. L'article 65 de ce dernier traité est à tel effet : « Si un Français ou un protégé de France commettait quelque meurtre ou quelque autre crime, et qu'on voulût que la justice en prît connaissance, les juges de mon empire et les officiers ne pourront y procéder qu'en présence de l'ambassadeur et des consuls ou de leurs substituts, dans les endroits. où ils se trouveront, et afin qu'il ne fasse rien de contraire à la noble justice, ni aux capitulations impériales, il sera procédé de part et d'autre avec attention aux perquisitions et recherches nécessaires ».

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Le texte, que j'ai copié du Recueil des traités, de M. le baron de Testa (1864), est identique avec celui qui se trouve dans a la Législation ottomane compilée par Aristarchi Bey (Constantinople, 1874). Du reste ce texte, de même que celui cité par M. Paternostro, confirme cette observation de sa part, que c'est par des usages tolérés et tacitement consentis que la juridiction consulaire a fini par s'étendre à toute poursuite pénale dirigée contre un étranger. Mais on ne doit pas supposer qu'au point de vue de leur organisation les tribunaux consulaires de toutes les puissances chrétiennes soient du même type. Au contraire, les tribunaux anglais ont un type national, tandis que les tribunaux allemands, italiens, belges et autres sont organisés d'après le modèle des tribunaux consulaires français, et les tribunaux russes en Orient ne possèdent nulle part une organisation réglée par la loi, excepté en Perse, et de fait, après le modèle de ceux en Perse, dans l'Empire ottoman, aussi bien qu'en Chine et ou Japon (1). En outre, chaque nationalité chrétienne a sa cour d'appel siégeant pour la plupart en Europe, ou dans un pays autre que celui dans lequel est établi le tribunal consulaire de première instance. M. Paternostro a bien observé que cet éloignement des juridictions d'appel et de recours a pour conséquences nécessaires d'abord un retard, qui dure souvent des années, dans la solution des procès, puis des

(1) F. DE MARTENS, Traité de droit international, tome II, § 25.

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