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suzerain et c'est en invoquant les prérogatives de la suzeraineté qu'après la révolution de 1409, il conseillait de faire séquestrer et éventuellement de confisquer les biens des Génois résidant en France. Or, le système des confiscations usité à cette époque pouvait se rattacher au système féodal qui le légitimait en cas de forfaiture, de trahison ou de révolte.

Au fond, la situation juridique qui résulte de l'acte de 1396 était de nature mixte, c'est à dire qu'elle participait à la fois du régime de la suzeraineté et de celui du protectorat.

Les principautés danubiennes, nous l'avons vu, eurent pendant plus d'un demi-siècle un suzerain et un protecteur; mais ces deux « supériorités étaient exercées par deux chefs d'État différents, tandis qu'ici l'on peut dire jusqu'à un certain point qu'elles se confondaient dans la même personne.

Il convient d'ailleurs de reconnaître qu'alors déjà, c'est-à-dire vers le xve siècle, la suzeraineté tendait à changer de caractère, qu'elle se réduisait souvent à un simple droit d'hommage qui n'entraînait pas nécessairement pour l'investi la perte de sa souveraineté. C'est ainsi qu'en 1417 les États du Hainaut affirmèrent solennellement leur indépendance, quoique l'empereur fût suzerain de la Hollande et de la Zélande (').

Enfin, pour ne négliger aucune des considérations qui expliquent le sentiment des Génois sous l'empire des seigneuries étrangères, ne doit-on pas aussi tenir compte du fait que dans les républiques italiennes l'idée de patrie n'excluait pas l'intervention d'administrateurs non indigènes et qu'il fut longtemps d'usage que le podestat appartînt par son origine à un autre pays que celui qu'il était appelé à gouverner?

Notons, comme dernier commentaire de l'acte de 1396, qu'à l'encontre des déditions antérieures qui étaient limitées dans leur durée, l'autorité conférée à Charles VI est transmissible à ses successeurs.

Cependant, quelque bienfaisant que le représentent les annales génoises (2), le gouvernement dévolu à la France ne résista pas plus de quatorze ans aux compétitions intestines. Il cessa en 1410.

(') A un siècle d'intervalle (le 6. décembre 1495), Maximilien Ier invoque sa prétendue suzeraineté sur les Etats d'Italie « pour absoudre les Génois du serment prêté par eux à la France. Cette ingérence fit l'effet d'une sorte d'anachronisme; on la tint pour non

avenue.

(2) Annales de la république de Génes de Mar AGOSTINO JUSTINIANI de 1537. Édition

de 1854. L. V.

Inscription gravée sur l'une des tours du Castelletto. Loc. cit., L. V.

Dans la période troublée qui suivit cette rupture, l'on voit la république offrir pour un an « la capitainerie et la présidence » au marquis de Montferrat, puis rétablir l'institution des doges indigènes pour restaurer peu après la seigneurie du duc de Milan.

Ce dernier changement s'effectue aux mêmes conditions que celles précédemment convenues avec la couronne de France, quoique le duc Philippe eût repoussé toute clause écrite en invitant les Génois à se fier à sa bonne foi et à sa libéralité. Gênes maintient ses privilèges avec non moins de jalousie que sous le principat de Charles VI et elle fait acte de souveraineté même vis-à-vis de puissances étrangères. En 1428, le sénat et le conseil traitent de la paix avec le roi Alphonse sans faire mention du duc de Milan. Or, le droit de traiter est corrélatif du droit de faire la guerre, et ces deux attributs ne se concilient pas avec la condition de vassalité (1).

La république ligurienne, selon le mot de Goffredo Lomellini, est comme une balle qui passe d'une main dans une autre, ne sachant ni garder la liberté, ni supporter la servitude. Elle retourne en 1456 à la France sous Charles VII, puis en 1464 au duc de Milan François, auquel elle est cédée en fief par Louis XI et qui la transmet à son fils Galéas sans que les Génois toutefois reconnaissent les titres en vertu desquels les ducs de Milan se déclarent, comme seigneurs de Gênes, les plus fidèles, les plus dévoués, les plus obéissants feudataires du roi très chrétien (2).

Ces attributions successives s'opèrent toujours selon les capitoli de la cité, c'est-à-dire sans doute que les protégés continuent à jouir des prérogatives énumérées dans le pacte de 1396. Il y a lieu cependant de remarquer, en ce qui concerne la dédition de 1464, qu'à part l'occupation effective de la ville et de ses forts pour laquelle il recevait une indemnité annuelle, le gouvernement du duc François fut à peu près nominal; les Génois se gérèrent à leur guise, a selon leurs habitudes », et il arriva même qu'ils négocièrent une trêve avec le roi d'Aragon en 1467 et un traité de paix avec le roi d'Espagne en 1493. Ils signifièrent

(') En 1404, sous le gouvernement du maréchal Boucicaut, la république s'était livrée à la piraterie comme mesure de représailles contre Venise, et la piraterie est un fait de guerre.

(*) Louis Xl, faisant allusion à un retour éventuel de la république sous la seigneurie directe de la France, aurait dit : « Si les Génois se donnaient à moi, je les donnerais au diable.

"

Il envoya, en 1478, un ambassadeur recevoir l'hommage du duc de Milan.

en outre leur neutralité au gouvernement napolitain, quoique relevant indirectement de la France, c'est-à-dire d'un belligérant (1).

Ajoutons enfin que Venise entretenait un résident à Gênes.

Au commencement du xvre siècle, l'union directe qui subordonne de nouveau la république à la France devient plus étroite. A la suite d'une révolte contre l'autorité de Louis XII, la protection royale issue d'abord d'un rapprochement spontané, prend un caractère unilatéral qui ne laisse à la cité ligurienne qu'une autonomie précaire. Sans dépouiller en fait les Génois de leurs franchises, Louis XII en tend les brider (2) Après avoir fait lacérer et brûler publiquement les livrets des conventions antérieures et remplacer sur les monnaies l'effigie impériale par des fleurs de lis, il annonce solennellement, par l'organe du procureur général, que désormais le droit de conquête règne seul et que « Gênes est réunie au domaine de la couronne pour être gouvernée à la manière française » (3).

François 1er recueille et continue cette tradition; les Génois sont < ses bons, féables et obéissants subgectz », et, suivant le protocole adopté par Andrea Doria lui-même, il est leur roi et souverain seigneur ».

C'est évidemment dans cette phase de son histoire que la république se sent le plus déprimée, et si elle n'a pas entièrement perdu son individualité politique, celle-ci est à ce point effacée qu'on la passe sous silence dans les grandes transactions européennes.

Nous avons eu un exemple analogue de cet affaissement momentané de l'organisme national dans les principautés de Moldavie et de Valachie, que des capitulations formelles plaçaient sous le protectorat des sultans; les deux États danubiens subirent plus tard les lois de la conquête ottomane, sans que toutefois la personnalité roumaine disparût complètement (4).

(1) Voir leur lettre du 22 août 1494 adressée à l'amiral napolitain.
(2) Il ordonna la construction d'un fort qu'il dénomma Briglia (bride).

(3) Au moment d'entrer à Gènes, Louis XII, tirant son épée du fourreau, dit à haute voix : « Gènes la Superbe, je t'ai domptée par les armes."

(4) Voir premier article de cette étude dans la Revue de 1892 (t. XXIV, p. 345 et suiv.). Il n'est pas sans intérêt de constater que, même sous le règne autocratique de Louis XII, Gênes correspond officiellement avec Rome, Florence, Venise et envoie même des ambassades d'obédience aux papes Jules II et Léon X. On ne s'explique guère qu'en présence de Léon X, les ambassadeurs de la république aient pa rép›ndre aux protestations de l'ambassadeur français qu'eux et leur doge n'avaient rien de commun avec le roi de France ». (Manuscrit Dupuy, 247.)

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La fortune ayant abandonné la France dans sa lutte contre CharlesQuint, les Génois, dans une commune pensée de délivrance et de mutuelle conciliation, recherchent la protection du vainqueur, qui accueille leurs vœux et promet de n'attenter jamais à leurs libertés. Négligés d'abord dans les négociatious de paix de Cambrai (1529), omission qui autorisait François Ier à les considérer comme des sujets rebelles, ils sont compris dans le traité de Crespy (1544) et leur indépendance est formellement reconnue.

Ils ne tardent pas cependant à reprendre, sous le successeur de Charles-Quint, le joug qu'ils avaient momentanément secoué. Philippe II, qui visait à confondre Gênes dans ses possessions italiennes et à ériger en seigneurie le pays ligurien, réussit, grâce à la recrudescence des discordes civiles, à se faire attribuer pour une durée de trois ans le droit de réformer le statut de la république, et il parvint à exercer sur elle une autorité quasi-souveraine.

L'Espagne, puis l'Autriche dominent à Gênes jusqu'à la fin du XVIe siècle.

Sous le règne de Louis XIII, la France regagne son ancienne influence dans la péninsule, et Gênes flotte et louvoie entre les deux puissances rivales qui se disputent son protectorat. Selon la comparaison de ses historiens, elle navigue au milieu des orages comme un vaisseau que dirige un pilote habile et résolu, bravant les écueils et flottant toujours. Ses destinées nous échappent à partir du xvir siècle, c'est-à-dire qu'elles ressortent du cadre que définit le titre général de cette étude.

En résumé, si l'on excepte la période de soumission qui correspond aux règnes de Louis XII et de François Ier (et cette restriction n'est même pas absolue), le régime des déditions génoises tenait à la fois de la suzeraineté et du protectorat. Le chef d'État étranger, dont les Génois recherchaient la sauvegarde », était conventionnellement le seigneur de la république; mais sa suzeraineté, parfois purement nominale, ménageait d'ordinaire à la cité ligurienne une autonomie qui allait souvent jusqu'à l'exercice de certaines prérogatives de souveraineté, telles que le droit de paix et de guerre et le droit d'ambassade.

Ce relâchement des liens féodaux que l'usage tendait à généraliser de plus en plus, laissait à l'État subordonné une somme de libertés qui lui permettaient jusqu'à un certain point de conserver son caractère de personne internationale, et qui l'autorisaient dès lors à se considérer moins comme vassal que comme protégé.

La grande cité méditerranéenne, grâce à sa vitalité, a survécu jusqu'à la fin du XVIIIe siècle à ce partage intermittent de l'autorité gouvernementale. A quel degré de puissance extérieure ne serait-elle point parvenue si elle avait eu la cohésion de sa rivale de l'Adriatique !

L'histoire de l'Italie nous fournit plusieurs autres types de protectorats; les plus intéressants concernent Monaco, Saint Marin et les deux républiques dalmato-vénitiennes de Poglizza et de Rogosnizza. Je les étudierai dans un prochain article.

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