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droits les plus précieux. De tels États paraissent comme en devenir, en oscillation entre une émancipation qui les relève de leur déchéance, une incorporation qui absorbe leur personnalité juridique, ou une dissolution qui jette aux quatre vents la poussière de leurs membres. Telle n'est pas la destinée de notre pays dans l'ordre européen. La Belgique est puissance indépendante. Ainsi que nous l'avons observé, l'indépendance, la neutralité qui l'accompagne, et la garantie qui sert à l'une et à l'autre de suprême sauvegarde se concilient harmonieusement dans le régime de droit public de notre pays.

L'interprétation qu'ont donnée les Puissances en de multiples circonstances à la neutralité belge semble bien avoir été celle que nous venons de signaler. D'autre part, cette interprétation concorde avec celle qu'ont admise, sans distinction de parti, tous les gouvernements qui ont occupé le pouvoir en Belgique depuis la fondation de notre nationalité. Et ce sont les efforts pratiques faits en vue de conformer leur attitude à cette manière de voir, qui ont permis, en toute circonstance, à nos gouvernants, pressentis sur leur ligne de conduite et sur les éléments de défense dont ils disposaient, de répondre aux Puissances: « Oui, nous sommes en état de défendre solidement notre indépendance et notre neutralité, et nous avons l'énergique volonté de le faire en effet. »

Peut-être pourrait-on relever dans le langage de certains de nos hommes d'État quelque confusion entre ce qui est pour nous de devoir national et ce qui est d'obligation internationale, ainsi qu'une tendance peu justifiable au point de vue juridique explicable seulement au point de vue politique à outrer la teneur de nos engagements internationaux. Il importe, à notre sens,

d'éviter en cette matière les confusions et les exagérations, d'abord pour prévenir toute exigence extérieure qui ne serait pas fondée, puis pour ne pas donner lieu entre concitoyens à d'interminables discussions. La confusion entre ce qui est d'obligation internationale et ce qui est de devoir national nous paraît être une des causes pour lesquelles bien des esprits, animés d'ailleurs d'intentions patriotiques, semblent, dans ce domaine, marcher comme sur des parallèles et ne parviennent jamais à se rencontrer. Nous mettrons ce point en plus complète lumière en traitant la question des normes régulatrices de la mesure à observer dans l'organisation de la défense nationale.

3. Les données initiales du problème de la défense.

L'organisation de la défense nationale est, à un point de vue général, appelée à s'encadrer dans ces trois données initiales: la configuration territoriale du pays, les agressions en perspective, les ressources de la nation.

En ce qui concerne la configuration territoriale, constatons que la Belgique ne possède pas cette unité physique qui cantonne certains pays en de puissantes barrières naturelles. Pays de plaines, généralement sans arêtes vives à ses confins, elle peut être facilement envahie de divers côtés, et fournit, à son tour, de singulières facilités pour l'envahissement de plusieurs États voisins. L'Escaut et la Meuse, ces deux grandes artères du pays, sont des fleuves internationaux pouvant servir de bases naturelles au système de la défense, mais ne réalisant que fort imparfaitement celle-ci.

Nos frontières sont l'oeuvre du Congrès de Vienne

de 1815 et de la Conférence de Londres de 1830. Elles ont été tracées dans des vues et selon des convenances où n'a pas dominé sur toute la ligne la préoccupation d'assurer la commode défense du pays par le pays. Le rejet, en 1830, des prétentions de la Belgique sur la Flandre zélandaise lui a enlevé toute garde de la rive gauche de l'Escaut à son embouchure; la privation d'une partie du Luxembourg et du territoire limbourgeois avec Maestricht a affaibli la position défensive du pays sur la Meuse. En adoptant ces délimitations territoriales, la diplomatie a obéi moins à une pensée hostile à la Belgique qu'au désir de ménager les Pays-Bas dont on scindait le territoire, et peut-être au dessein de laisser aux Puissances du Nord et à la Hollande de plus amples éléments de sauvegarde contre les envahissements toujours redoutés de la France. On entendait apparemment que la barrière européenne, qui allait s'abaisser sur la frontière francobelge, pût fonctionner, dans des conditions qui fussent moins à la merci d'autrui, aux bouches de l'Escaut et aux extrémités de la ligne belge de la Meuse. Le cours du temps, en amenant le délabrement des forts hollandais du bas Escaut et le démantèlement de Maestricht et de Luxembourg, ne paraît pas avoir donné grand crédit à ces calculs. Bornons-nous à constater, à un point de vue purement rétrospectif, que les lignes tracées par la politique ont affaibli l'échiquier stratégique naturel du pays aux trois extrémités du triangle qui le configure.

En ce qui concerne la nature des agressions éventuelles, il y a lieu d'observer que la Belgique est sur le chemin des armées belligérantes dans un grand nombre d'éventualités de guerre. Par sa position intermédiaire, elle a été constamment le théâtre des luttes d'équilibre

engagées par les Puissances dans l'Europe occidentale. A raison de sa richesse, de sa population, de sa puissance industrielle et commerciale, de son importance comme poste maritime et comme voie de communication entre le Nord et le Midi, elle a été souvent l'enjeu de ces luttes. L'aire où se déploie la rivalité des grands États s'est fort élargie de nos jours. Le siège de leurs compétitions les plus àpres est le domaine colonial dans les autres parties du monde, et les Puissances y ont fort à faire. L'agrandissement territorial en Europe ne semble plus dominer comme autrefois les visées des Puissances occidentales. Les idées belliqueuses et outrancières ont, à ce point de vue, perdu beaucoup de terrain. Il n'en résulte pas que la Belgique puisse faire abstraction de toute éventualité d'agression. Ces éventualités peuvent être de deux espèces correspondant aux deux éléments principaux de notre Constitution internationale. On peut supposer des agressions contre notre existence indépendante. On peut concevoir des atteintes plus ou moins graves portées à notre neutralité, et spécialement des tentatives de forcer le passage du pays ou d'y chercher un point d'appui aux opérations de guerre. Encore que ces deux éventualités puissent ne pas présenter, à un moment donné, un égal caractère de vraisemblance, ni l'une ni l'autre ne doivent être complètement perdues de vue.

Quant aux ressources du pays en hommes et en argent, elles sont considérables. Eu égard à son étendue, la Belgique est un des pays les plus peuplés et les plus riches du monde elle peut certes trouver, dans les limites de ses ressources, les éléments d'une bonne organisation de la défense nationale. Ce n'est pas à dire qu'elle soit tenue d'aller à la limite extrême de ces ressources. Le

problème à résoudre consiste plutôt à trouver les meilleurs moyens d'assurer une solide défense du territoire en imposant le moins de charges possibles au pays. D'autre part, l'objectif propre de la défense nationale en Belgique, ainsi que nous allons le constater, n'est pas composé d'éléments qui se transforment avec le développement de la population et avec l'accroissement de la richesse générale. Ce que nous nous bornons à constater ici, c'est qu'il n'existe pas chez nous, au point de vue des ressources en hommes ou en argent, des obstacles qui fassent échec à la constitution d'une solide défense nationale.

4. L'objectif propre de la défense.

L'objectif de l'organisation militaire de la Belgique n'est pas le même que celui des Puissances qui pratiquent ce que l'on appelle « la grande politique internationale ». Ces Puissances règlent leur état militaire non seulement en prévision de la garde de leur territoire, mais selon les besoins de la mission qu'elles s'attribuent, à un point de vue dominateur, régulateur ou réparateur, dans les affaires européennes ou mondiales. Incessamment préoccupées d'équilibrer leurs forces avec celles de leurs rivaux dans cet ordre, considérant cet équilibre et la combinaison des alliances comme un élément essentiel de leur politique, elles entendent mettre l'état militaire le plus puissant que comportent leurs ressources en hommes et en argent au service de leurs multiples visées, et elles arrivent facilement dans cette voie, en fait d'armements et de budgets de la guerre, à un maximum de saturation.

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