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de la tente qu'ils ont dressée, du troupeau que nourrissent leurs pâturages, du coursier, agile compagnon de leurs fatigues. Deux tribus se rencontrent: si la voix de la raison et de l'équité l'emportent sur une fureur aveugle, elles règlent d'un commun accord les limites de leurs territoires. Aucune des deux n'aura le droit de chasser, de pêcher, ou de faire paitre ses troupeaux sur les domaines de l'autre. Une démarcation de frontières entre des peuplades de chasseurs, ou de pasteurs, fonde la diplomatie et prélude à la délimitation des empires.

Du wigwam habité par le sauvage et sa famille, de la tente qui abrite celle de l'Arabe et autour de laquelle se réunissent ses troupeaux, il n'y a pas loin à la cabane et au jardin du cultivateur. La plantation et la culture d'une graminée, voilà ce qui crée les champs, ce qui en augmente l'étendue des conventions seront nécessaires pour fixer et faire respecter les limites de chaque terrain. Le culte du dieu Terme protége la propriété, et Cérès est législatrice.

Quelques peuples, les Péruviens sous les Incas, les habitants du Paraguay, dans les missions des jésuites, ont mis la culture de la terre en commun. Les véritables propriétaires du sol étaient, chez les uns, les enfants et les prêtres du Soleil; chez les autres, les missionnaires. Les sueurs, et trop souvent le sang des Ilotes, fécondaient aussi les terres de la Laconie pour la communauté militaire de Sparte. Le travail en commun avec le partage égal des produits, n'existe plus et ne saurait exister que dans de petites corporations, telles que l'association religieuse des frères Moraves, ou les sociétés coopératives de Rupp et de M. Owen, en Amérique. Appliquée à un peuple, la culture commune n'est qu'un système de servitude plus ou moins déguisée,

Cependant, si le genre humain n'est qu'une seule et même race, qu'un peuple de frères, la terre entière est la propriété de tons, et si cette propriété doit être partagée, chacun a droit à sa portion. Une famille, une tribu maîtresses d'un territoire sans habitants, se le distribuent par lots égaux. L'amour héréditaire du sol que l'on cultive est en effet l'aiguillon qui stimule le mieux l'animal robuste attelé à la charrue; c'est l'énergique activité du maitre, qui, plus fecondante encore que la rosée, fertilise les sillons. Quel plus puissant mobile que l'espoir d'une abondance toujours croissante

pour la famille ! Le partage primitif des terres, les labeurs assidus du possesseur et de ses enfants dans chaque héritage, voilà donc les titres originaires, les vrais fondements de la propriété du sol : titres sacrés, sur le respect desquels repose l'ordre de la société. Plus d'indolence, plus de discorde pour la répartition du travail ou le partage des fruits, périls toujours imminents dans une exploitation en commun.

Si la civilisation était parvenue à son dernier terme, ce qui est la même chose, si la justice, l'humanité, la vertu régnaient sur la terre, comme les poètes l'ont rêvé pour l'âge d'or, comme le commande le livre sublime des chrétiens, nul ne serait deshérité; tout homme trouverait un champ à cultiver. Car le globe, quoi qu'on en ait dit, est assez vaste pour offrir à chaque famille un foyer et un enclos. En niant ce fait, M. Malthus n'a pas vu qu'il sapait l'édifice social dans sa base. En effet, pour qu'il se forme des liens sociaux, pour qu'il y ait solidarité entre les membres d'une société, pour qu'une obligation morale grave dans les coeurs, ainsi que dans les lois, la sanction des droits respectifs de chacun, celui de vivre avec sa famille, au prix de ses sueurs trouve dans l'ordre social, comme dans l'ordre naturel, un plein et libre exercice. Où serait l'objet d'une association entre des êtres de conditions si diverses, que les uns seraient dans l'impossibilité physique de garantir aux autres la jouissance du plus sacré des droits, de celui sur lequel tout autre droit est fondé?

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Supposez un seul homme déshérité la par nature de la faculté de féconder un coin de terre à l'aide de son travail, cet homme, n'ayant plus d'intéret commun avec la société, est hors de la loi sociale. La nature n'a créé que des maîtres et des esclaves, ou, semblables aux plus vils animaux, les hommes sont condamnés, en naissant, à se disputer leur pâture. Plus de droits, plus de liens communs. Tout est sous l'empire du hasard, de la force et de la ruse. Tel est en effet l'affligeant spectacle que semblent encore nous présenter la plupart des contrées du globe. Dans l'Asie, en Afrique, le sol, le travail, et jusqu'à la vie de l'homme, sont la propriété du despote. Ce pouvoir exorbitant est encore le principe du gouvernement dans le grand empire du Nord, quoique ce principe funeste se modifie de plus en plus dans la pratique, depuis l'apparition du

génie créateur qui a jeté les fondements de I civilisation pour cet empire. Plus de la moitié du globe ne connait donc encore qu'un très-petit nombre de maîtres du sol, dont le caprice dispose d'une foule d'esclaves ou de serfs. Dans beaucoup d'iles de l'océan Atlantique, la possession de la terre est le privilége de la couleur. Les Noirs ne peuvent que l'arroser de leurs sueurs et de leur sang.

La propriété du sol fut toujours mieux répartie et plus assurée dans les contrées plus civilisées de l'Occident. Nous avons montré ce qu'elle était chez les peuples libres de l'antiquité, en Grèce, à Rome, en Italie, dans les Gaules. Nous avons dépeint les tristes effets du servage, aux derniers temps de l'empire romain et sous le régime féodal, dont les stigmates ont laissé leur douloureuse empreinte sur tant de pays. (Voyez PRIVILÉGE.)

C'est l'indépendance progressive de la propriété agricole, qui, dans l'Europe occidentale, a créé une prospérité croissante. La vie champêtre, la plus naturelle à l'homme, la plus conforme à des goûts simples, est ordinairement, le dernier terme de nos vœux. L'industrie agricole est aussi la première de toutes c'est la nourrice du genre humain, en même temps qu'elle prodigue aux autres industries les plus riches éléments de leurs travaux; la bèche et la charrue libres sont les ancres sur lesquelles s'appuie le vais seau de l'État : c'est sur ces nobles instruments que repose toute la manœuvre. Heureuse cette Amérique du nord, cette vaste confédération de vingt-quatre États indissoJublement unis, où chaque chef de famille peut à si peu de frais ériger son loghouse, et ouvrir les sillons qui le nourriront avec ses descendants!

Pourquoi nos yeux cherchent-ils en vain dans la vieille Europe le riant aspect de cette félicité générale? Pourquoi la possession du champ nourricier n'y est-elle qu'un monopole, que le privilége d'un certain nombre d'élus?

Dans des États qui se touchent, l'égalité primitive des domaines est bientôt altérée : l'inégalité de forces, d'intelligence, d'activité, l'accroissement des familles, les successions, les mariages, les partages nouveaux, les usurpations ont bientôt ron.pu Féquilibre. Dans l'antiquité, l'on voit les villes grecques, attentives aux besoins d'une population nouvelle, transporter la

fleur de leur jeunesse (ver sacrum) dans les fertiles campagnes de l'Asie-Mineure, de l'Italie et de la Sicile; des colonies libres, liées par une affection fidèle à leurs mèrespatries, portent dans leur patrie adoptive la culture, la langue et les arts de la Grèce. Les voiles athéniennes vont chercher au loin de nouvelles richesses qu'elles font affluer dans la cité de Minerve. C'est au contraire par les armes que Rome agrandit son territoire la guerre est son industrie; l'épée de ses légions distribue des champs aux plus pauvres de ses citoyens.

Le glaive est encore le grand distributeur des terres entre les barbares qui se précipitent sur le cadavre de l'empire romain, pour s'en arracher les dépouilles. Ce même droit du glaive préside à la répartition du sol de l'Angleterre entre les conquérants normands.

C'est aussi le fer qui grossit tous les domaines féodaux en Europe : partout il rive les chaines de la servitude, qui, sur tant de point, même de nos jours, tiennent le laboureur attaché à la glèbe. Que de luttes et de révolutions n'a-t-il pas fallu pour amener, dans quelques pays, une nouvelle division des domaines, pour appeler un plus grand nombre de possesseurs à la propriété du sol, et pour affranchir les moissons!

C'est à une plus ample distribution, à une meilleure répartition de son territoire, que la France doit les progrès immenses de l'a griculture, depuis quarante ans. OEuvre bienfaisante et réparatrice, surgie du sein des tempêtes, au milieu du sang et des ruines. Protégée par les libertés publiques, la propriété en a gravé l'amour dans le cœur des nombreux habitants de nos campagnes. Qui de nous n'a pas lu avec douleur, dans une foule d'écrits, le récit de leur ancienne misère? L'illustre auteur des Études de la nature, si attentif à rechercher les symptômes, les causes et les remèdes des maux publics, portait, en 1784, le nombre des indigents de la France à sept millions sur vingt-quatre millions d'habitants. La concentration de la propriété du sol dans les mains des deux premiers ordres de l'État, la main-morte, les substitutions, obstacles invincibles à la circulation des héritages, l'exemption des impôts, privilége révoltant de ses possesseurs oisifs, mais toujours habiles à faire retomber tout le poids des charges communes sur le pauvre cultivateur, la multi'ude des redevances et des servitudes

dont le fardeau avilissait autant qu'il accablait cette classe si digne d'intérêt, tous ces traits signalaient les principales sources de l'effroyable misère, d'où sont sortis tant de désastres. Les propriétés rurales mieux réparties et dégagées de tant d'entraves, les progrès de l'aisance dans nos campagnes ont créé cette corne d'abondance qui verse aujourd'hui tant d'or dans le trésor de l'État, jadis si difficile à remplir et si souvent épuisé. Tels sont les bienfaits de la propriété héréditaire du sol, quand l'arbre de la liberté fleurit le premier sur le champ du propriétaire, et lorsque les lois tendent constamment à rendre la possession d'un domaine accessible à tous. On discute encore sur la prééminence de la grande ou de la petite propriété, de la grande ou de la petite culture; c'est mettre en question si l'homme est fait pour la terre, ou si la terre n'est pas plutôt faite pour l'homme, si la production est le but de la société, dont les membres ne seraient que des moyens, ou des instruments. Convenons que l'objet de l'économie sociale, c'est la prospérité commune, c'est l'aisance générale, et nous aurons bientot reconnu que la source de cette prospérité est bien moins dans la quantité que dans une heureuse distribution des biens et des produits. Le pays où règne le plus d'aisance n'est donc pas celui où la concentration des propriétés dans un petit nombre de familles opulentes ne laisse pour ressource à la masse de ses habitants que le partage d'un salaire variable, et tendant toujours à décroitre. C'est bien plutôt l'État dont chaque habitant peut aisément fonder son bien-être sur la possession d'un coin de terre. Qui pourrait hésiter long-temps sur le choix de cette Angleterre, si éblouissante de magnificence, mais où des millions d'hommes réduits à l'unique propriété de leurs personnes, travaillent quinze heures par jour pour ua sa laire qui ne pourvoira pas à leurs besoins, et cette Amérique du nord, beaucoup moins brillante sans doute, mais où chaque habitant trouve l'abondance dans la culture de son champ, où personne n'est condamné à recevoir d'un officier de paroisse sa part à une taxe des pauvres, supplément nécessaire d'un salaire insuffisant.

« Le plus heureux pays, disait J.-J. Rousseau, et après lui d'Argenson, ce serait » celui où pas un n'aurait trop, et où tous >> auraient quelque chose. » Que pas un n'ait trop, c'est assurément ce qu'aucun législa

teur ne pourrait empêcher; mais l'œuvre d'une bonne législation est de travailler sans relâche pour que chacun ait quelque chose.

L'État, a dit encore le grand écrivain que nous venons de citer, Bernardin de » Saint-Pierre, est semblable à un jardin, » où les petits arbres ne peuvent venir s'il y » en a de trop grands qui les ombragent; » mais il y a cette différence. que la beauté » d'un jardin peut résulter d'un petit nom»bre de grands arbres, et que la prospérité » d'un État dépend toujours de la multitude » et de l'égalité des sujets, et non pas d'un » petit nombre de riches. »

Nous n'avons encore parlé que de la propriété du sol, la plus ancienne de toutes, la source des autres propriétés et la plus importante. Celles qui en dérivent sont créées par l'accumulation des produits superflus et par la division du travail. Dans un pays où toutes les terres sont occupées, un échange de services et de salaires s'établit bientôt entre l'industrie sans propriété foncière et le propriétaire foncier. A l'origine de la société, chaque famille agricole fabrique ses instruments, ses armes, ses vêtements, sa chaussure, la voiture qui transportera ses récoltes, tous les objets, en un mot, dont elle éprouve le besoin. Mais on ne tarde pas à s'apercevoir qu'il y aura plus de profit pour tous, si les uns se livrent entièrement aux travaux de la culture, tandis que les autres fabriqueront les objets de nécessité commune. L'accroissement des familles, l'arrivée d'hôtes industrieux, à qui l'on n'a plus de terres à donner, accélèrent encore cette division des travaux. Les voilà établies, ces deux classes de propriétaires et de salariés, qui, suivant le mot de Mirabeau, composent toute société. Les salaires et les profits accumulés forment cependant une nouvelle espèce de propriété mais celle-ci, plus mobile, est plus sujette à dépérir. Tous les arts industriels, le commerce des productions qu'ils créent, le remplacement des échanges en nature par les métaux précieux, promptement convertis en monnaie; la valeur de cette monnaie, toujours acceptée en retour des autres produits, n'en constituent pas moins une nouvelle classe de propriétaires, celle des capitalistes et des entrepreneurs de travaux. Tous ces phénomènes d'un ordre social qui se complique ne sont que le développement de la division du travail.

C'est surtout dans les pays comme ceux de l'Europe, où les lumières ont introduit

une liberté plus ou moins étendue, et où la propriété du sol est en même temps à peu près fixée, que la multiplicité des besoins, stimulant l'activité générale, met en jeu, avec une rapidité qui tient du prodige, les efforts de l'industrie et du commerce pour centupler les ressources. Les capitalistes, possesseurs du numéraire, à-la-fois le signe des produits accumulés et le gage de nouveaux produits, ne tardent pas à égaler, souvent même à surpasser en richesse et en puissance les plus opulents propriétaires du sol; car la propriété mobile, ainsi que la propriété fixe, tend toujours, quoique avec moins de chances pour un succès complet, à se concentrer dans un certain nombre de mains plus actives, plus habiles ou plus avides que les autres. Cette tendance constante au monopole, heureusement contrariée par la concurrence universelle, n'en est pas moins la grande plaie sociale. Elle est une des principales sources du contraste si affligeant de richesse et de misère qui décolore l'aspect des plus brillantes sociétés. Ce malheur d'une lutte perpétuelle entre ceux qui possèdent et ceux qui n'ont que leur intelligence et leurs bras pour ressource, est surtout le triste attribut des pays où domine la propriété mobile, fille de l'industrie. Les arts qui façonnent les produits bruts, et qui en multiplient à l'infini les métamorphoses; le commerce, qui transporte partout ces ingénieuses productions, et qui en propage au loin le débit, créent sans doute d'abord de merveilleuses ressources pour la multitude déshéritée de la propriété foncière. Mais, à mesure qu'augmente cette foule d'hommes sans propriété, à mesure que les capitaux mobiles tendent à se concentrer, que les débouchés deviennent plus rares, et que les mécaniques, ces prodiges d'une science féconde en inventions destinées à suppléer de plus en plus le travail de l'homme, poussent sans cesse à la réduction du prix de la main-d'œuvre, la concurrence toujours croissante des bras sans travail et la diminution des salaires nous signalent, non loin de ces hôtels magnifiques, où éclatent toutes les pompes de l'opulence, une population nombreuse qui meurt de faim. Voilà cependant à quoi aboutissent l'activité si étonnante et la splendeur de la nation la plus riche et la plus habile du globe. La taxe des pauvres dévore le huitième des revenus de l'Angleterre, et ce partage légal du riche avec l'indigent, cet équivalent d'une

loi agraire, contre lequel s'élèvent tant d'inconséquentes réclamations, n'est, au vrai, qu'un supplément de salaire, consenti par les uns et accepté par les autres, comme la condition et le gage de la pàix publique. Les vices de distribution que l'on reproche à cette taxe, les mauvais effets qui peuvent en résulter, ne changent rien à la nécessité qui en impose la loi.

Cette lutte interne des sociétés entre ceux qui possèdent et ceux qui n'ont rien, cette guerre intestine, si féconde en désordres, et qui éclate souvent en révolutions si terribles, sont-ce des conséquences nécessaires de la propriété héréditaire du sol, et des progrès de l'industrie? ou bien peut-on prévenir ces malheurs? peut-on y porter remède, en empêcher le retour, et par quels moyens?

Vouloir prévenir ou effacer toutes les inégalités de fortune produites par la concurrence combinée avec l'inégalité des facultés naturelles entre les hommes, ce serait folie. Si la nature nous a faits égaux, quant aux droits communs, elle ne nous a pas créés égaux en puissance. L'ordre social se conforme à ses lois qu'il ne peut changer. Prévenir l'oppression des plus faibles par les plus forts, c'est tout ce qu'il se propose.

Dinsensés réformateurs ont seuls rêvé de nouveaux partages des terres. Des législateurs tout aussi peu éclairés ont seuls imaginé de régler la marche de l'industrie, en limitant le nombre de ceux qui l'exercent, en fixant le prix des denrées, le taux des salaires, en multipliant les restrictions, les prohibitions. Outre qu'elles violeraient le droit sacré de la propriété acquise primitivement par le travail, les lois agraires décourageraient la culture, en lui ôtant son plus puissant stimulant, une possession à jamais assurée; les inégalités, effacées par un nouveau partage ne tarderaient pas d'ailleurs à se reproduire, lors même qu'à lexemple des Hébreux, on rétablirait le partage primitif à chaque demi-siècle.

Quant au système des restrictions, des prohibitions, des maximum pour l'industrie et le commerce, de longues et tristes expériences en ont assez signalé les funestes effets. Tous ces prétendus remèdes sont pires que le mal.

La liberté de toutes les industries, à commencer par l'agriculture, voilà le seul régime à suivre. S'il ne prévient pas tous les maux, ce qui est impossible, il ne permettra du

moins que ceux qui sont inévitables. Affranchissez l'agriculture de toute entrave; que la propriété du sol se divise et circule librement; elle tendra toujours assez à se concentrer. Point de loi de caste et de privilége, point de main-morte, ni de substitutions qui enchaînent, pour ainsi dire, les terres, ou qui les stérilisent; point de règlements qui limitent la production, point d'impôts arbitraires, point de taxes onéreuses qui arrêtent l'essor de la culture. N'oubliez pas que labourage et pâturage sont, comme le disait Sully, les deux mamelles de l'État. Gardez-vous de favoriser, comme le faisait Colbert, l'industrie et le commerce à leurs dépens; mais que vos lois laissent aussi à l'industrie et au commerce toute leur activité. Veillez en même temps à ce que les ouvriers ne soient point opprimés par maitres; n'arrêtez point les travaux de la science, quand elle crée ces automates ingénieux, qu'elle emploie à multiplier, à perfectionner les produits dont ils diminuent les frais; mais hâtez-vous d'assurer aux classes laborieuses l'instruction qui leur donnera l'aptitude à varier utilement leurs travaux, à passer rapidement d'un travail à un autre; surtout ouvrez à ces classes un accès facile dans tout pays où elles pourront trouver ce que l'état de la société leur refuserait dans leur patrie : le bonheur avec le travail et l'espoir de la propriété.

les

Le reste doit être l'oeuvre de la bienfaisance. C'est à l'amour de l'humanité inspiré par une morale et une religion éclairées, autant que sincères, qu'est dévolu le pouvoir de soulager les maux que les lois ne peuvent ni prévenir, ni guérir. C'est dans le cœur de l'homme de bien que la nature a placé le plus sûr appui du malheureux. « Miseris succurrere disco. » Cet adage de la muse romaine est la loi du monde. Si la bienfaisance a ses erreurs, elle n'en est pas moins l'ancre de salut pour le genre humain. Elle n'est pas seulement un sentiment généreux; elle est aussi un devoir. Dès qu'il existe un malheureux qui ne l'est pas par sa faute, la société, dont l'ordre établi cause son malheur, lui doit assistance. Mais le plus riche trésor de bienfaisance pour les peuples, c'est le génie des L'Hôpital, des Sully, des Turgot, des Malesherbes, de ces véritables amis des hommes, à qui de longues méditations éclairées par une ardente et sublime sympathie, ont révélé les maux

de la société, les causes de ces maux, et les moyens d'en alléger le poids.

Pour compléter l'aperçu qu'on vient de lire, nous hasarderons un coup d'œil rapide sur une question devenue récemment l'objet d'une attention spéciale. Il s'agit de la propriété littéraire ou des droits d'auteur, que ni l'opinion ni les lois n'ont encore définitivement fixés. On sait que le règlement de ces droits a occupé les méditations de notre législature.

Les créations du génie, du talent, de la science, ces œuvres destinées à rendre les hommes meilleurs et plus heureux, peuventelles descendre de leur sphère élevée jusqu'au niveau des travaux alimentaires ? Orphée, Homère, Socrate, Platon, écoutaient-ils d'autres inspirations que celles de leur haute vocation, et les lumières de ces grands hommes ne sont elles pas le patrimoine des peuples qu'ils ont éclairés ? Qui pourrait en douter? Mais le génie qui se dévoue au bonheur des hommes a droit aux témoignages de leur gratitude. C'était, sans doute, à juste titre que Socrate imposait aux Athéniens l'obligation de le nourrir au Prytanée avec sa famille. Le Christ luimême, quand il envoie ses disciples prêcher l'Évangile, leur promet que l'œuvre de paix obtiendra son légitime salaire. A Rome, Virgile, Horace, avaient part aux pains d'Auguste; car, lorsque leurs poèmes admirables ne se multipliaient que par l'industrie des copistes, en revendiquer la propriété était difficile. C'est l'imprimerie qui a vraiment créé la faculté d'une possession spéciale, dont les lois ont sanctionné le privilége en le réglant, comme c'est l'usage des spectacles offerts à prix d'argent qui a donné naissance aux conventions entre les poètes dramatiques et les comédiens. Le droit s'est, en quelque sorte, constitué avec le pouvoir de l'exercer; le talent, la science, sont devenus des moyens de fortune, des capitaux quelquefois très-féconds en riches produits.

Toutefois, les œuvres de la littérature et de la science peuvent-elles, comme la possession du sol et des capitaux matériels, créer des droits héréditaires, transmissibles d'une génération à l'autre ? Ou bien ne donnent-elles titre qu'à une récompense, à un prix fixé de gré à gré, à un privilége temporaire, tel que les breveis d'invention en accordent aux découvertes utiles? Comment concilier l'intérêt de la société, qui réclame

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