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la jouissance des bienfaits du génie? comment faire concorder ce généreux dévouement, le plus beau de ses attributs, sa dignité, sa gloire, avec les besoins du citoyen, avec les droits du père de famille? Mettre en harmonie ces intérêts divers ne parait pas facile. C'est cependant la tâche imposée au législateur.

L'œuvre si noble du talent et du génie devient cependant aussi une œuvre matérielle par le mode de publication. Tous ceux qui en profitent doivent concourir à la rémunérer. C'est surtout par la vente de l'ouvrage que se paie la rétribution, dont le produit se distribue d'après les conventions entre l'auteur et l'éditeur; mais l'œuvre, une fois livrée au public, il prend aussi part à la propriété car c'est pour lui que l'ouvrage a été composé, imprimé; c'est sur lui que l'auteur et l'éditeur ont prélevé le double tribut de la gloire et du profit. On ne peut plus lui ravir ce qui a été consacré à son usage, lui enlever une possession à laquelle la renommée nouvelle, créée par son suffrage, et le prix payé pour d'honorables travaux, lui ont acquis des titres. De là l'intérêt et le droit du public à une durée de jouissance; de là celui de veiller à ce qu'elle ne se dénature ni ne se perde; de là enfin la faculté accordée à l'industrie d'accomplir le vœu général, de pourvoir au besoin universel, si, à une époque fixée, l'auteur, l'éditeur ou leurs héritiers négligeaient de satisfaire ce besoin, ou se prêtaient, par cupidité, au projet d'anéantir l'ouvrage. La nature et la destination des travaux littéraires les rangent donc dans une classe à part. Le tort grave que pourrait causer au public, co-propriétaire, un droit héréditaire et perpétuel de propriété dans la famille de l'auteur, rend impossible la consécration d'un pareil privilége. Celui-ci rentrerait donc, en effet, naturellement dans la classe de ceux que l'on accorde aux découvertes utiles pour un monopole dont la durée est fixée. Toutefois, d'importantes considératious parlent hautement en faveur d'une prolongation au profit de la veuve et des héritiers immédiats. C'est, en effet, pour eux autant que pour lui-même, c'est sous l'inspiration de son amour pour une épouse, pour des enfants chéris, peutêtre aussi pour les enfants d'un frère ou d'une sœur, adoptés par sa tendresse, que l'auteur a élaboré le pénible fruit de ses veilles. N'est-il pas juste que le prix s'en

accroisse pour l'avantage des objets de sa prédilection, de ceux dont l'affection, les soins empressés, quelquefois les avis, lui out rendu l'accomplissement de son œuvre plus agréable et plus facile?

Tel est à peu près, et autant que nous avons pu l'indiquer si rapidement, le point de vue sous lequel l'un de nos citoyens et de nos écrivains les plus recommandables, M. Kératry, a envisagé ces questions, lorsqu'il a été appelé, comme député, à les examiner. Ainsi que lui, nous sommes portés à croire qu'on ne pourrait guère les résoudre autrement sans s'exposer à de graves inconvénients. AUVERT DE VITRY.

PROSCRIPTIONS. (Histoire politique et religieuse.) La diversité des intérêts et des pensées qui elles-mêmes se rattachent presque toujours aux intérêts positifs de la vie, ne cessera d'agiter l'espèce humaine et de la partager en deux camps ennemis, partout où une raison éclairée n'aura pas présidé à l'œuvre de la législation. Le sujet que nous allons traiter en est la triste preuve. Si des peuples se sont précipités contre des peuples, tantôt pour des tributs exigés et refusés, tantôt pour les limites contestées d'un territoire, le sage s'afflige sans s'étonner; mais qu'ils descendent dans cette arène sanglante pour de simples opinions, souvent contradictoires, quelquefois également fausses, et d'une importance exagérée, à en juger par le mépris où elles tombent un peu plus tard, c'est ce qui a droit d'exciter au plus haut degré la surprise. Ici, on sent qu'il faut étudier la nature humaine, et que c'est à elle seule qu'il convient de demander le secret des grandes calamités dont nos pères ont été tour à tour les instruments et les victimes. Ne nous le dissimulons pas : il existe en nous une soif de domination qui veut, par tous les moyens, se satisfaire. Chacun cherche à étendre le cercle de sa puissance. Là où il ne règne pas par sa force physique, il aspire à primer par sa force intellectuelle. Que lui importe au nom de laquelle des deux il vous commandera? Lorsqu'au défaut de son bras, il vous a imposé l'infaillibilité de sa logique, son but n'estil pas également atteint? Du moment où il a soumis votre intelligence, vous êtes à lui, car la servitude du corps suivra de près celle de l'âme. Mais, dans cette tendance vers le pouvoir, tous se présentant avec les mêmes droits et les mêmes titres, les guerres s'allu

ment. Celles qui mettent les armes aux mains d'une population née sur le même sol, nour rie du même air, et réchauffée par le même soleil, ont les caractères les plus sinistres; on ne sait sous quelles tentes y chercher la patrie; toujours elles sont accompagnées de proscriptions, et l'exil est la plus douce peine que les partis s'infligent: car, par la nature même de leurs prétentions, ils se condamnent à des combats à outrance, d'où il arrive que la fortune leur étant alternativement adverse et prospère, il n'est pas rare de voir des cités entières s'éteindre au sein de leurs désordres.

L'échelle des proscriptions a ses degrés elles peuvent exister de peuple à peuple, comme entre Rome et Carthage; de classe à classe, comme à Rome encore, entre les patriciens et les plébéiens; de famille à famille, comme à Vérone, entre les Capulet et les Montaigu; enfin, d'individu à individu, ainsi qu'il arriva dans Athènes, entre Thémistocle et Aristide, Alcibiade et Nicias. Les unes tiennent à des intérêts généraux en présence, les autres à des rivalités d'orgueil ou d'ambition, concentrées dans l'enceinte d'un château ou dans la demeure d'un simple particulier.

Si l'âge des sociétés en détermine les formes, il influe encore sur leurs maladies morales, sur leurs diverses sortes de délires, et sur les paroxismes de leurs fureurs. Autant de gouvernements, autant de proscriptions diverses : nous les passerons rapidement

en revue.

Qu'est-ce qu'une guerre étrangère ? Dans la véritable acception du mot, c'est la proscription d'une nation par une autre, jalouse de sa liberté, de son territoire, de son industrie ou de sa prospérité commerciale. Sous ces rapports, la Grande-Bretagne, bien que ses villes et ses hameaux abondent en caractères généreux, a prononcé, par l'organe de son cabinet, la proscription de l'espèce humaine. Devant ses comptoirs, des empires ont disparu dans l'Inde ; et la civilisation a tremblé en Europe, soit sur le continent, soit dans les archipels, partout où ses gouverneurs ont porté leurs pas. Pour les trois royaumes-unis, tout ce qui n'est pas l'Angleterre, soumis à l'Angletere, est un ennemi qu'il faut abattre. Prince ou peu ple, qu'il se tienne sur ses gardes, pour peu que sa fortune rivalise avec celle d'Albion, car il en a tout à craindre : en pensée, il est déjà proscrit. Albion est arrivée à un tel Tome 19.

degré de besoins, que pour vivre il lui faut le commerce du monde ; par la loi même de son existence, elle sera en guerre avec l'univers, jusqu'à ce qu'elle ait succombé ou qu'elle l'ait envahi.

Qu'est-ce qu'une guerre intestine? C'est la proscription du parti qui résiste dans une société, par le parti qui veut se saisir du pouvoir, dans l'intention de s'approprier exclusivement les bienfaits de l'ordre social, ou seulement d'y participer par l'introdučtion d'un nouvel ordre de choses, quand le précédent lui a été trop défavorable. Ces tentatives sont flétries du nom de sédition, lorsqu'elles avortent; le succès les anoblit presque toujours: alors on les nomme des révolutions; mais on ne saurait se dissimuler qu'il est bien rare qu'elles ne soient accompagnées de grandes douleurs, l'autorité ne se déplaçant jamais sans que la société ne soit remuée dans ses fondements. Alors les classes se heurtent avec l'espoir de conquérir et la crainte de perdre, et, après avoir foulé aux pieds les lois saintes de la justice, elles finissent souvent par ne régner que sur des débris. Plus les forces des partis se balancent, plus la lutte se prolonge, et plus elle est sanglante : c'est ce què l'on vit dans les querelles de Marius et de Sylla, où le peuple et les grands se saisirent tour à tour du pouvoir personnifié dans ces deux chefs. Quoi qu'on ait pu dire, il n'y a eu rien de très-tranché chez nous entre Robespierre et Danton. Avec des formes individuelles, mais non des vues différentes, ils aspiraient au même but; c'était le même levier qu'ils mettaient en mouvement. Il s'agissait, tout au plus, de savoir qui en resterait le maître, et qui régnerait sur une nation décimée, après avoir exploité les fureurs de sa populace. Dans la lutte, chacun des rivaux crut devoir exagérer sa colère : ainsi, ils furent poussés au-delà de leur propre cruauté. A peine se furent-ils entendus pour renverser les girondins, placés avant eux sur la route du pouvoir, qu'ils ne firent plus que se battre avec des cadavres ; c'était à qui en entasserait le plus à ses côtés, en manière de rempart. A des proscriptions ils opposèrent des proscriptions, s'accordant tout réciproquement, jusqu'à la chute de celui des deux qui, avec le plus d'audace, était le moins à craindre, et que vengèrent, un peu plus tard, quelques hommes réunis dans le sentiment d'un péril commun. Jours affreux, où le sang versé, même celui des patriotes, de

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venait la mesure légale du patriotisme! Aussi la société fut-elle menacée de dissolution. L'Empire et le Saint Siége ont désolé l'Italie pendant des siècles, en la forçant de se ranger sous l'étendard des guelfes ou sous celui des gibelins. L'esprit de famille ailleurs n'a pas eu de moins déplorables résultats en France, la maison régnante et celle de Lorraine; en Bretagne, celles de Montfort et de Blois ; en Angleterre, celles d'York et de Lancastre; plus tard, celles d'Hanovre et de Stuart, ont partagé les peuples en deux classes, les proscripteurs et les proscrits. Telle est la triste destinée des guerres civiles, qu'elles moissonnent, en sens divers, tout ce qu'il y a de grand dans un pays; les générations ne semblent y nai. tre et se succéder que pour recueillir un héritage de haines; les hautes vertus et les talents de premier ordre n'apparaissent un moment dans la lice que pour y tomber, et mériter tour à tour nos larmes et nos regrets. Peut-être aussi le philosophe qui, par ses méditations, remoutera des faits à leurs causes, sera en droit de se dire que les grands génies dont il déplore la perte, doivent leur développement à l'exaltation même de l'époque qui les aura dévorés.

Une ère plus heureuse se prépare, nous le croyons; mais jusqu'aujourd'hui nous sommes obligés de convenir que les annales du genre humain sont écrites en lettres de sang. Toutes les pages en sont marquées par des proscriptions. Sylla et son fougueux antagoniste, les deux triumvirats, surtout le dernier, n'ont pas laissé une maison sans deuil dans la ville reine du monde. Quant aux décemvirs, bien que proscripteurs, ils rendirent des services à leur patrie, qui leur dut un code appliqué plus tard aux sociétés policées. Si leur puissance dégénéra en une sorte de tyrannie régulière, il faut s'en prendre à la difficulté d'arrêter une autorité de quelques jours dans de justes limites. De transitoire, elle deviendra bientôt permanente et éternelle. Le règne des Trente chez les Athéniens peut figurer dans ce sombre tableau, où le courage de quelques hommes, tels qu'Harmodius et Aristogiton, laisse une trace lumineuse. Que les Grecs aient mis à prix la tête de Xerxès, nous n'aurons garde d'y voir une mesure de proscription. Attaqués dans leurs foyers, menacés dans l'honneur de leurs femmes et l'existence de leurs enfants, avec la perspective d'une mort violente ou des fers que leur apportait un des

pote, auquel il manquait même le prétexte de réclamer des csclaves échappés à sa verge, les habitants du Péloponnèse rentraient dans le droit de nature. Ici il n'y avait pas matière à invoquer celui des gens: où la force brutale prétend imposer le joug, tous les moyens de s'y soustraire sont bons. Dès que vous aspirez à réduire un peuple libre en servitude, vous voulez sa mort civile et morale: dès lors à lui permis de vouloir la vôtre en réalité, puisque c'est par elle seule qu'il peut échapper à la destinée qu'on lui prépare. Les compagnons d'Ulysse n'ont pas encore été accusés d'avoir violé les lois de l'hospitalité à l'égard de Polyphème : l'antre du cyclope est partout où l'on opprime l'espèce humaine.

Nous l'avons déjà remarqué, la révolution française a eu ses listes de proscription. Plus d'une fois, l'on eût pu adresser aux proscripteurs les paroles écrites sur les tablettes que Mécène fit parvenir à Octave, livré au soin de ses vengeances: Surge, carnifex; « lève-toi, bourreau. »

On est convenu assez généralement de voir dans les prêtres et les émigrés de cette époque une classe de proscrits. Tout en accordant l'intérêt dû à l'une des plus grandes infortunes qui aient pesé sur nos semblables, nous croyons pouvoir relever ici une inexactitude, puisque, sans attendre que le sort des partis en présence fût fixé par la victoire, les nobles de cour et de province, acceptant un exil volontaire, mais dont le terme était très-rapproché à leurs yeux, se mirent en quête d'auxiliaires, auxquels ils devaient ouvrir les portes de la France; pour n'avoir pas voulu subir la loi du pays, loi qu'il leur était plus facile de modifier de près que de loin, ils ne sauraient être considérés absolument comme les victimes d'une proscription. Tout au plus auraient-ils à réclamer ce titre douloureux, s'ils n'avaient pas abandonné leurs foyers avant qu'au mépris des serments réciproques, la première constitution eût été détruite. Jusque-là ils ne seront aux yeux de l'impartiale histoire que des mécontents, jaloux de leurs antiques priviléges, et assez peu instruits pour attacher à leur retraite une importance qu'elle n'avait pas. Placés dans les rangs des ennemis, ils ont été traités comme tels. En se joignant à eux, en quittant le troupeau qui lui était confié, le haut clergé méconnut ses devoirs ; il renonça à son caractère religieux pour revêtir un caractère politique;

In branche d'olivier échappa de sa main, tout étonnée de tenir le glaive des batailles, Les échafauds l'attendaient en France, dira-t-on. Soit, mais nous pourrions répondre à des croyants que la mission de leur divin maitre, après avoir commencé à Bethleem, ne dut finir qu'à Golgotha.

Les républiques anciennes ont eu leurs colères comme les despotes. L'ostracisme était une punition mitigée, une sorte d'exil temporaire. On y était entrainé par le senti ment de cette inquiétude ombrageuse qui voit partout la liberté en péril, plus souvent par envie et par légèreté dans les haines et dans les attachements. Themistocle fut banni à titre de citoyen dangereux parmi des compatriotes qui ne veulent recornaître d'autre maitre que la loi; Aristide le fut par des hommes d'une vertu trop peu robuste pour consentir à garder près d'eux un mérite supérieur. Si l'on en juge par le vote dont il consentit à être lui-même l'écrivain, on pourrait dire qu'il fut la victime d'un caprice assez ordinaire parmi les chroniques athé niennes. Le bannissement prononcé contre Hyperbolus mit un terme à ce genre de proscription; Alcibiade et Nicias, en se concertant pour frapper un être nul, de l'arme aiguisée contre eux, vouèrent l'ostracisme au ridicule. De ce moment, il cessa d'être à craindre pour les grands citoyens.

core aujourd'hui dans la Corse, terre clas-sique des longues inimitiés. Jupiter en était le gardien ou le vengeur. Partout où les hommes seront impitoyables, le malheur intéressera le Ciel à sa cause : de façon ou d'autre, il faut que les cœurs s'amollissent; c'est la loi de nature.

Nous avons vu la démocratie, le niveau dans une main, le glaive dans l'autre, immoler ce qu'elle a de plus illustre à ses propres inquiétudes. Le despotisme et l'oligarchie promènent aussi le niveau sur le sol qui leur est soumis. Ils ne veulent rien qui s'élève. De même que, par forme d'avis, Tarquin coupait de sa baguette les têtes de pavots suréminentes dans ses jardins d'Antium, le Grand-Seigneur enverra le cordon à ses vézyrs et à ceux de ses pachas qui lui font ombrage; Charlemagne proscrira les Saxons cu masse; Philippe II n'épargnera pas plus les Belges que son propre fils; à Venise, le doge Foscari bannira le sien; Zéno et Carmagnolo paieront, l'un de sa liberté, l'autre de sa tête, les services rendus par eux à la rápublique, et l'on verra disparaitre un concitoyen qui l'a tirée d'un grand péril, en apaisant une sédition où le peuple allait peutêtre se ressaisir de ses droits usurpés, tant le noble sénat craignait d'avoir à récompenser, et par conséquent à rendre plus considérable un homme obscur qui lui avait été utile, mais dont il ne savait plus que faire!. Il fallait mourir sous les plombs, quand le conseil des Dix ou les trois inquisiteurs de l'État, en se servant du canal, ne jugeaient pas à propos d'y mettre plus de promptitude.

Si les républiques ont en elles un principe de jeunesse, si elles se font remarquer par des grâces naïves et des sentiments généreux, elles sont aussi sujettes aux emporte ments du premier âge. Dans leurs crises orageuses, elles ne respectent ni les cheveux blancs du vieillard, ni l'enfant au berceau; la tombe même ne sera pas à l'abri de leurs coups. Phocion aura bu la ciguë; ses os n'en seront pas moins chassés du territoire de l'Attique, et ils blanchiraient à l'injure du temps sur la limite étrangère qui va les recevoir, si une pauvre femme de Mégare ne leur donnait pieusement l'asile de ses foyers domestiques. Lisez Homère : les rois qu'il passe en revue ne sont que les chefs de peuplades républicaines, toujours prêtes à s'insurger et à s'entre-détruire. C'est l'époque des proscriptions individuel les. Aussi s'efforçait-on de demander aux croyances religieuses le correctif de cet abus de la force. Les bannis, les fugitifs et les suppliants étaient placés sous la protection des dieux; les droits de l'hospitalité étaient. Plus la proscription s'attaque à des esprits aussi sacrés dans la Grèce qu'ils le sont en- fermes et à des âmes fortement trempées,

Les proscriptions auxquelles se livre le peuple sont rapides comme la foudre. On peut dire de lui qu'il tue vite. Il se presse, car il n'a pas de lendemain. Avec lui vous êtes sauvé, si vous échappez à sa colère du moment: il vous oubliera ou vous pardonnera. Avec l'aristocratie, n'attendez rien de pareil: elle n'oublie, ni ne pardonne. Son temps est à elle, sa haine aussi; elle en tirera bon parti. De près ou de loin, vous ne lui échapperez pas; elle irait vous chercher au bout du monde. Si elle ne vous assassine pas, comme les deux Gracques, le poignard à la main, elle le fera juridiquement avec des commissions et des cours prevôtales. Ainsi fut condamné La Chalotais sous l'influence de deux factions, celle des jésuites et celle des hommes de cour.

en

plus elle sera violente et cruelle. Pendant la république et en sortant de la république, on ne pouvait régner à Rome qu'en demandant des têtes. Antoine et Lépide s'en accordèrent mutuellement, et pour avoir celles de l'oncle de l'un, du frère de l'autre, Octave donnera celle de Cicéron, qu'il a nommé son père. Il faut en convenir, la Grèce ancienne a eu ses proscriptions; mais, barbarie, elles sont loin d'égaler les atrocités dont les rives du Tibre, même avant les empereurs, ont été le théâtre. C'est dans les mœurs des deux pays qu'il faudrait cher cher la cause de cette différence. Ils n'ont cu ni les mêmes fêtes ni les mêmes spectacles. La distribution du peuple en diverses classes de citoyens, chez l'un, était loin d'être favorable aux vertus paisibles et hospitaliè res. A la longue, l'ambition du sénat romain avait dû s'infiltrer dans toutes les artères du corps de la nation; et l'on sait qu'entre les passions qui agitent le sein de l'homme, l'ambition est la plus sourde à la voix de la clémence.

Voilà aussi à quoi il faut imputer le caractère odieux des proscriptions du moyen âge et de celles dont notre histoire a conservé le souvenir sous les rois des deux premières races et d'une partie de la troisième, aujourd'hui assise sur le trône. Alors les possesseurs de fiefs et de terres, soit qu'ils les tinssent de la couronne, soit qu'ils les dussent à leur épée, ne connaissaient d'autre exercice que ce lui des armes. L'existence domestique n'ayant à s'occuper que d'un petit nombre de besoins, celui du pouvoir devenait le plus impérieux. C'est vers ce but que se dirigeaient tous les efforts; c'est dans ce sens que s'exaltaient toutes les forces du corps et toutes les facultés de l'âme. Mais l'âme ne pouvant être distraite de son objet chez le rival que l'on avait à craindre, c'est le corps qu'il fallait tuer ou enchaîner; car la victoire était à ce prix. Au défaut du bourreau, qu'on ne prenait pas toujours le temps d'appeler, le fer d'un assassin devenait donc un argument péremptoire, ainsi qu'il arrivait sur le pont de Montereau; ou bien l'art de Locustes d'Italie épargnait à un prince ambitieux l'embarras d'une procédure dont les suites eussent été douteuses.

Plus tard, aux approches du dix-septième siècle, les proscriptious furent moins nombreuses, parce qu'elles furent moins néces saires. La vie de famille commençait à être occupée; des intérêts divers s'attachaient à

celle de l'homme studieux, du manufacturier et du négociant. La richesse du fief passait dans les ateliers et dans les comptoirs. Aussi, lorsque les rois de France venaient à rencontrer quelque résistance dans les parlements, dans les États provinciaux ou dans leur propre cour, rarement ils recouraient à la hache ou aux supplices. Ils respectaient la vie, parce qu'elle n'était plus assez énergique pour se faire craindre. A des mutins à talons rouges, un regard de mécontentement ou l'interdiction de l'œil-de-boeuf; à des personnages parlementaires, une translation à Blois ou à Pontoise; à des gentilshommes bretons, parce qu'ils avaient plus de caractère, le fort Saint-Michel ou la Bastille : tels étaient les ressorts les plus vigoureux de l'ancienne monarchie, et ils suffisaient ordinairement à ses besoins. Les proscriptions se ressentirent de la mollesse des mœurs : proportionnées à la résistance, elles duraient autant qu'elle; quelquefois même elles reculaient devant elle. Presque toujours elles finissaient avec le ministère qui les avait voulues. C'était par oubli et non par système qu'on restait à la Bastille.

Nous ne prétendons pas ici excuser les mauvais traitements exercés contre les citoyens, à raison de leurs actes ou de leurs opinions dans un État despotique, si toutefois il peut s'y trouver des citoyens. Pour nous, ce sera toujours de la tyrannie en action, dès que l'on se passera du ministère de tribunaux indépendants et légalement institués. Si la tyrannie, se conformant à ses propres besoins à mesure qu'elle traverse les âges, revêt des formes moins acerbes, si elle est, dans son intérêt même, plus économe de sang, nous ne pou→ vons guère lui en savoir gré. C'est une nécessité qu'elle subit, sans perdre le carac tère qui lui est propre. Louis XIV, jugeant le surintendant Fouquet, et le faisant condamner par une commission à périr dans un cachot, n'est pas moins proscripteur que lorsqu'il ordonne des dragonnades contre ceux de ses sujets qui diffèrent avec lui d'opinions religieuses. L'ordre de nos idées vient de nous amener sur un nouveau terrain ; c'est celui des proscriptions dont un sentiment inné au cœur de l'homme a été la cause ou le prétexte. Chose non moins étonnante que déplorable, ce qui devrait le mieux réunir les peuples et les engager à se tendre la main en témoignage de leur fraternité, a partagé notre espèce en plusieurs camps

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