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qui généralement servent de motifs à nos actions. Ainsi, dans l'abstraction, s'il est vrai de dire que rien n'est plus opposé que justice et sentiment, dans la réalité rien n'est plus ordinairement uni: ce qu'on exprime en disant qu'il n'est point de devoir qui ne soit combattu par des considérations particulières. C'est à la raison à se tenir assez élevée pour n'être que tempérée par les raisons particulières, auxquelles nous donnons le nom de considérations, et à ne point se laisser envahir et dénaturer par ces éléments étrangers. La liberté seule peut lui donner cette élévation, et la maintenir par l'indépendance du caractère.

Dans les sciences, la raison pose les principes, et l'entendement les applique; la raison montre le but, l'entendement trouve les moyens. Ainsi en physique, le principe fondamental est la stabilité des lois de la nature; le but, la recherche de ces lois; le moyen ou la méthode, l'induction. En mathématiques, la notion d'unité et celle d'espace ou d'étendue, s'offrent comme principes, la mesure pour but, le rapport d'identité avec les definitions ou de contradictions avec les suppositions, comme moyens. En morale, l'idee du juste, fondée sur l'égalité de nature comme principe, nos devoirs envers les autres comme but, nos devoirs envers nous-mêmes comme moyens. En politique, l'égalité des droits comme principe, la liberté comme but, les institutions ou les garanties comme moyens. Dans les sciences nominales, la conception des signes du langage sous des idées déterminées comme principe; la communication de nos pensées, leur décomposition et leur arrangement synthétique, comme but; la classification des termes, d'après l'espèce des idées et leur liaison, comme moyens. La distinction de nos jugements moraux est le fondement de nos devoirs et de nos vertus morales; celle de nos jugements intellectuels, le fondement des différentes sciences; celle de nos jugements estétiques, le fondement de la diversité des arts. Ainsi, la raison revêt différents noms, selon les rapports où nous nous plaçons à l'égard de nous-mêmes, à l'égard des hommes, ou à l'égard des choses: elle est individuelle, morale, sociale, politique, mathématique, physique, etc. Nulle pensée, nulle action de l'homme, nul ouvrage ne peuvent être exempts de raison, c'est-à-dire, de cette conformité qu'ils doivent avoir avec nos ju

gements naturels développés par la culture. Rien de choquant, rien de contradictoire n'y doit paraitre, rien qui en trouble l'harmonie. De là cette expression approbative si familière : vous avez raison, il a raison, pour signifier qu'on se renferme dans le sujet en question, et que l'on pense ou l'on agit d'une manière conforme à ses principes. Le moi humain est le centre d'une sphère immense où la raison mène des rayons à tous les points où elle touche, soit à nos besoins physiques, à nos sentiments individuels; soit à nos relations sociales, à nos intérêts respectifs, à nos devoirs de justice, de bienveillance; soit aux vérités naturelles des sciences, ou aux vérités idéales des arts. Ainsi toutes nos pensées et nos spéculations ont leur raison dans les conditions de notre existence, ou dans celles de l'univers. Cette raison renferme, pour toutes les situations où l'homme peut être placé, pour tous les points de vue que l'univers peut nous offrir, une multitude infinie de raisons particulières; ce que Leibnitz a justement exprimé par ce principe fondamental de sa philosophie, que rien n'existe sans raison suffisante. La raison universelle suppose, d'un côté, que tout ce qui existe a une cause et un but, et, de l'autre, que nous avons une raison faite pour connaître ce but et celte cause.

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On pêche contre la raison de plusieurs manières en philosophie, quand sur des points de vue hypothétiques, on aspire à se placer dans des conditions d'existence dont on n'a aucune conscience, comme à se placer au sein de l'existence absolue; en morale, lorsque, par intérêt, par passion, par amour-propre, par prévention, on manque de bonne foi avec soi-même; en religion, lorsque, dans la vue d'ea défendre les intérets, on blesse ou l'on corrompt les droits de la charité et les devoirs de la justice; en législation, lorsqu'on place la volonté d'un seul au-dessus des lois, et qu'on ne reconnait d'autres rangs que ceux de la hiérarchie civile. Le nombre des préjugés qui usurpent les droits de la raison est infini, et la plupart d'autant plus inévitables, qu'ils tiennent aux conditions mêmes de notre existence. Le plus commun est de ramener tous nos sentiments à un seul sentiment, tous nos jugements à un seul, toutes nos idées, toutes nos pensées à une idée, à une pensée dominante; car l'amour-propre nous ramène sans cesse à

nous; il fait converger sur un seul point nos facultés, tandis que la raison les fait diverger sur tous les points qui forment le système de notre vie entière ; et c'est parce que nous nous attachons le plus souvent à un seul principe, à une seule opinion, à une seule idée, que, croyant nous maintenir dans la raison, lorsque nous sommes conséquents à nos sentiments ou à nos idées de prédilection, nous prenons le raisonnement pour elle, et nous nous croyons raisonna. bles quand nous ne sommes que raisonneurs. L'autorité surtout empiète sur la souveraineté de la raison; ce n'est pas assez qu'elle se substitue à elle en l'absence de l'expérience, du raisonnement ou de la science: elle prétend s'y substituer encore lorsque les esprits sont parvenus à leur majorité, ou retarder cette époque, ou même empêcher qu'elle n'arrive. Or, si le joug de l'autorité est si funeste aux progrès des sciences, des arts, de la littérature, combien ne l'est-il pas à la morale et à la politique, où les passions viles ou ardentes font une guerre constante à la raison! C'est là que la subtilité des casuistes change les principes du bien et du mal par des interprétations arbitraires, que l'intolérance des théologiens pervertit la pureté des vérités évangéliques : c'est là que les esprits dominateurs ou ambitieux prêchent l'obéissance passive, l'abus des lois et la sagesse du despotisme; qu'ils offrent à l'admiration du présent les exemples du passé; qu'ils nous renvoient, pour notre instruction, aux le. çons de l'histoire, comme si tout l'avenir était dans le passé; comme si les événements et les maximes du passé n'étaient pas défigurés au gré de la puissance; comme si une civilisation grossière ou vicieuse faisait autorité pour une civilisation plus polie ou plus perfectionnée; comme si l'esprit humain n'avançait pas avec les siècles, et que les générations dussent ressembler aux vieillards calomniateurs du présent et admirateurs du temps passé.

Dans toutes les sciences, dit Pascal, qui ont pour principe le fait simple, ou l'institution, soit divine, soit humaine, comme l'histoire, la géographie, les langues, la théologie, il faut nécessairement recourir aú texte des auteurs. Il n'en est pas de même des sujets qui tombent sous le sens ou sous le raisonnement; l'autorité y est inutile; la raison seule a droit d'en connaitre; elles ont leurs droits séparés. De là

résulte donc, selon Pascal, le devoir pour chacun d'éclairer sa raison, et, pour les gouvernements, le devoir d'éclairer celle des peuples. Ce devoir n'est point impunément négligé par les particuliers; et s'il parait l'être le plus souvent par les gouvernements, à cause du vice des institutions, de l'égoïsme ou l'ignorance des chefs politiques, la Providence, qui veut que les vérités naturelles sortent du sein de l'expérience, permet par intervalles, dans les empires, des subver sions terribles, qui, renversant les institu→ tions, déplaçant les personnes et les choses, mettant aux prises les intérêts et les opinions, font jaillir les lumières du choe des passions, et ouvrent une meilleure carrière aux esprits et aux mœurs sociales. Ainsi, par le progrès des âges, ou par la fatalité des événements, les nations ressaisissent sur leurs maîtres les droits usurpés de leur raison, et alors lui rendent l'autorité que de funestes préjugés lui avaient fait perdre. (Voyez RAISONNEMENT.)

SATUR.

RAISONNEMENT. (Philosophie, Logique.) Les vérités qui sont l'objet de la raison considérées en elles-mêmes ou dans leur principe, sont les formes originelles de la pensée, ou des idées générales acquises par l'expérience. Selon la manière dont elles nous sont connues, nous les divisons en vérités de conscience et d'intuition, vérités d'induction et vérités de déduction ou de conséquence. Les premières sont celles qui se manifestent par suggestion intérieure ou par simple intuition. Les vérités d'induction sont celles que nous recueillons de leur analogie avec d'autres, soit qu'elles résultent d'analogies particulières ou collectives (voyez ANALOGIE et INDUCTION); et les vérités de déduction, celles que nous inférons de vérités antérieures, au moyen de vérités intermédiaires qui les rapprochent et en font voir l'union et la conformité. Le mode de comparaison et de relation par lequel nous obtenons celles-ci, prend le nom de raisonnement. Nous le définissons : l'opération par laquelle la raison approche deux idées éloignées par une ou plusieurs idées intermédiaires, pour juger de leur rapport mutuel. La raison se subdivise donc en deux facultés: celle qui recherche et pose les principes, et celle qui déduit les conséquences. L'analogie et l'induction sont les auxiliaires de la raison, comme elles le sont des sens, de l'imagination, de la mémoire; mais c'est la découverte des principes et celle des con

séquences qui la caractérisent spécialement. Si les propositions sur lesquelles le raisonnement est appuyé sont des vérités nécessaires résultant des formes originelles de la pensée, les conséquences en seront nécessaires, et le raisonnement lui-même sera démonstratif; il sera probable, et ne produira que des conséquences probables, si ses principes sont des vérités contingentes acquises par les sens et l'expérience. Les anciens, moius jaloux d'appliquer leur rai. son à la recherche des principes qu'à celle des conséquences, s'attachèrent avec un soin particulier à l'art du raisonnement, dont ils cultivèrent les règles sous le nom de dialectique. Ces règles, résumées et étendues par Aristote dans un traité auquel il donna le nom d'Organum, et auquel ses commenta. teurs donnèrent dans la suite celui de Logique, ont joui, jusqu'au milieu du dix-huitième siècle, d'une importance d'autant moins contestée, que l'école ayant consacré la maxime, qu'il ne faut pas disputer des principes, l'autorité en avait usurpé la place, et qu'il ne restait d'asile à la raison que dans le raisonnement. Nous donnerons ici une vue sommaire de cet ouvrage : nous en montrerons la stérilité et l'insuffisance comme méthode propre à nous conduire à la vérité, et nous déterminerons le principe sur lequel nous fondons la justesse de la proposition et la rectitude du raisonnement.

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Le traité d'Aristote est divisé en deux parties la première, où il établit la forme du syllogisme ou la disposition des propositions et des termes propres à donner une légitime conclusion; la seconde, où il traite de la matière ou de la nature des prémisses sous le rapport de la vérité. Dans le premier livre, qui est celui des catégories, il distribue tous les objets de nos idées et les termes qui les expriment en dix classes; chacune sous-divisée ensuite par Porphyre en cinq classes d'idées universelles ou d'universaux, les catégories renfermant tous les sujets de la proposition, et les universaux les attributs. Dans le livre de l'Interprétation, il réunit les termes qu'il avait considérés isolément dans les catégories, et traite spécialement des éléments de la proposition. Il décompose le raisonnement dans les livres des analytiques. Dans les deux premiers, il examine les différentes espèces de propositions, leurs qualités, leurs relations, leur conversion. Il construit le syllogisme pur ou catégorique formé de propositions sim

ples; il en décrit les figures et les modes; il fixe le nombre des modes légitimes ou concluants; il parcourt les différentes formes de raisonnement, qu'il nomme syllogismes irréguliers, et qu'il ramène au syllogisme pur; il distingue les différentes espèces de syllogismes conjonctifs ou composés, dont il s'efforce inutilement d'opérer la réduction; enfin, il définit les syllogismes modaux, qu'il s'efforce également sans succès, de ramener au syllogisme catégorique. Cette première partie qui n'envisage le raisonnement que dans ses formes extérieures, et qui a régué dans les écoles pendant plus de quatorze siècles, est exposée avec étendue dans les logiques de Hobbes et de PortRoyal.

La seconde partie, développée dans les deux derniers livres des analytiques et dans les huit des topiques, considère la vérité des propositions en elle-même. Aristote y distingue la vérité nécessaire de la vérité probable. Les sens perçoivent, dit-il, les objets individuels; de la comparaison de leur ressemblance et de leur différence nous formons les espèces universelles qui forment les notions propres de l'entendement. Ces notions, nommées par lui intelligences, moins dépendantes des sens que de la constitution de notre esprit, sont le fonds des verités nécessaires ou des principes de la science, selon l'adage scientia non est singularium sed universalium. On ne définit point les principes, ils se manifestent intuitivement; on définit les choses singulières ou probables en les rappelant à quelqu'une des catégories, par le genre prochain et la difference spécifique. La proposition probable est celle qui parait vraie à tous les hommes, ou au plus grand nombre, ou aux plus sages. La probabilité est seule l'objet de la définition; les principes ou les vérités nécessaires sont l'objet de la démonstration: les choses singulières, fondement de l'expérience et de la vérité probable, sont comprises dans les catégories; les notions on espèces universelles, fondement de la science ou de la vérité nécessaire, sont comprises dans les cinq universaux. La définition recherche ce qu'une chose est la démonstration recherche șa cause, ou pourquoi elle est; d'où suivent les différentes espèces de définition et les différentes espèces de cause, et en conséquence les différentes espèces de démonstration, leurs qualités et leurs conditions. Les diverses considérations que peut offrir

la probabilité de la proposition, les divers rapports sous lesquels l'attribut peut être envisagé à l'égard du sujet dans la proposition probable, tous les éléments de la preuve et les artifices de l'argumentation sout l'ob jet des huit livres des topiques. Cette partie de l'Organum, très-obscure au jugement de Cicéron, formait, dans les vues d'Aristote, la dialectique proprement dite. Les questions y roulent sur le genre du sujet, son espèce, ses différences, ses propriétés ou accidents, c'est-à-dire, sur les cinq classes d'idées universelles recueillies par Porphyre, et qui, de même que les catégories, parais sent avoir été empruntées à l'école de Pythagore. Le livre des sophismes, où sont discutés les vices de la forme et de la matière, est le dernier des quinze livres de l'Organum.

L'unité de système est remarquable dans cette distribution de parties; mais tout n'en est pas également exact et lumineux Aristote a conçu l'existence des vérités ration nelles indépendantes des vérités empiriques; cependant il ne les a pas assez distinguées des vérités générales, qu'il paraît confondré avec les axiomes. Il n'a pas expliqué com ment le nécessaire réside dans l'idée de la chose, et le probable dans l'opinion que nous en avons. Il s'est proposé de faire rentrer tous les raisonnements dans le syllo gisme pur; mais, outre que cette forme prolixe, par laquelle, dit Leibnitz, on a l'air de compter par les doigts, est ordinairement banuie da discours, dont l'élégance et la précision doivent toujours laisser quelque chose à l'intelligence, outre que le raisonnement y prend le plus souvent la forme de l'enthymeme, que Cicéron nomme l'argument oratoire, et qu'on le trouve quelquefois énoncé par une seule proposition; les termes et les propositions dont il est formé y paraissent généralement chargés de tant de modifications accessoires, qu'on ne saurait le réduire à la forme technique, sans le dénaturer ou le détruire entièrement. Voilà pourquoi, indépendamment des règles gé nérales communes à tous les raisonnements, chaque forme simple ou composée en a de particulières que l'on trouve exposées dans toutes les logiques, et auxquelles nous sommes forcés de renvoyer. Le triomphe d'Aristote est dans la constitution du syllogisme, dans la définition des propositions, la distinction de leurs qualités, de leurs relations, des arrangements dont leurs termes sont

susceptibles, et des dispositions possibles des propositions entre elles pour en déduire les modes concluants; et si l'on considère, en effet, les ressources que l'art syllogistique fournissait à l'argumentation de l'école, l'adresse avec laquelle l'adversaire pouvait échapper au moyen des distinctions et des conversions de propositions, ou des changements de modes, la vigueur avec laquelle il pouvait presser à son tour l'attaque, en contenant son antagoniste dans le même medium, on doit convenir qu'Aristote ne pouvait fournir de meilleures armes pour arriver à la victoire, et qu'il ne pouvait mieux mériter de ses concitoyens, plus jaloux, dit Crassus, dans le Traité de l'orateur, de contestation que de vérité : Contentionis cupidiores quàm veritatis.

Sous ce dernier rapport, de quel avantage pouvait être, en effet, une méthode qui plaçait tous les objets individuels dans les catégories, et faisait résulter les vérités qui s'y rapportent de leur définition par le genre prochain et la différence spécifique; qui plaçait les vérités nécessaires dans les axiomes, ou dans des principes dont il n'était pas permis de disputer? Quel progrès le raisonnement pouvait-il faire? Ne pouvant rendre que ce qu'on y avait mis, et semblable au jet d'eau qui ne s'élève qu'à la hauteur du réservoir, il ne reproduisait que des proposi tions arbitraires, des vérités communes et frivoles, comme on le voit dans les exemples cités par les logiciens à l'appui de leurs règles. Cependant, en assujettissant le raisonnement à des formes techniques. Aristote et ses disciples avaient senti combien les mots sont nécessaires au rapprochement des idées, à la liaison des jugements, à leur comparaison, à leur substitution, et combien, jusqu'à un certain point, ils sont capables de remplacer les idées; car si cette puissance des signes, si remarquable dans les mathématiques, se manifeste dans les divers actes de la pensée, c'est surtout dans le procédé mécanique du raisonnement. Du moment que les termes sont rigoureusement déterminés, et qu'on n'en change pas le sens, les propositions s'emboitent facilement les unes dans les autres, et la justesse de leur liaison se résume très-bien dans ces deux axiomes d'Aristote, que ce qui est affirmé du genre est affirmé de ses espèces, et que ce qui est nić du genre l'est de ses espèces également, ce qui revient à dire que la conclusion doit être nécessairement contenue dans les pré

misses, ou, comme l'exprime Port-Royal, que, dans tout syllogisme régulier, la majeure comprend la conclusion et la mineure montre qu'elle y est comprise; d'où il suit que tout paralogisme ou sophisme pouvant être envisagé comme un syllogisme dont la conclusion n'est point comprise dans les prémisses, est convenablement ramené à deux divisions principales, l'ignorance du sujet pour les choses, et l'ambiguité des termes pour les mots. L'erreur des scolastiques n'est donc pas d'avoir méconnu la nature du raisonnement, mais d'avoir pesé leurs principes sur des définitions généralement arbitraires, ou sur de prétendus axiomes qui n'étaient rien moins que des vérités mathématiques, et d'avoir donné à la déduction des conséquences une attention qu'ils auraient mieux employée à la recherche des principes.

Condillac fait consister la justesse de la proposition dans l'équation ou l'identité du sujet et de l'attribut, et le raisonnement dans une suite d'équations; mais d'abord dans une équation les termes ne sont pas identiques, et le raisonnement mathématique ne procède point par propositions identiques, mais par propositions équivalentes, chacune, dans la série qui forme la démonstration, offrant un point de vue différent de celle qui la précède et de celle qui la suit. Quoique les trois angles d'un triangle, deux angles droits et la demi-circonférence soient des valeurs égales ou équivalentes, qu'on peut substituer l'une à l'autre, il suffit qu'elles expriment des rapports différents, et qu'elles puissent servir chacune à démontrer des vérités différentes, pour qu'on ne puisse les considérer comme des propositions identiques. Quand nous disons tout métal est fusible; or, l'argent est un métal, donc l'argent est fusible; fusible s'attribue à d'autres substances qu'à métal, et métal à d'autres propriétés qu'à fusible. Il y a donc union ou attribution de l'un à l'autre, mais il n'y a point identité. Le père Buffier, et M. de Tracy, qui, en la développant, a suivi sa théorie, se représentent le syllogisme comme un sorite, où le grand terme serait compris dans le moyen et le moyen dans le petit, et par conséquent le grand terme dans le petit. Ainsi, dans notre exemple, fusible serait dans métal, métal dans argent, d'où il suivrait que fusible serait dans argent ; et comme, dans le raisonnement ainsi que dans le jugement, tout consiste à voir l'attribut

dans le sujet, seulement au moyen d'un ou plusieurs autres sujets, il en conclut que le raisonnement est un jugement en plusieurs parties.

L'école distingue la compréhension d'un terme, qui est la somme des propriétés comprises sous son idée, de son extension, qui est la somme des individus qu'elle comprend. Sous le premier aspect, le terme est particulier comme argent par rapport à métal, métal par rapport à fusible; sous le second, le terme est général, métal par rapport à argent, fusible par rapport à métal. Si l'on prend avec M. de Tracy l'étendue du sujet de sa compréhension, on dira que l'idée générale est comprise dans l'idée particulière, et cela est vrai, puisque celle-là est tirée de celle-ci. Si l'on entend, au contraire, par l'étendue du sujet ce que les scolastiques appellent extension, ce sera l'idée particulière qui sera comprise dans l'idée générale, et cela sera encore vrai, puisque l'idée générale est une idée de classe qui en embrasse plusieurs particulières. L'un ou l'autre point de vue est indifférent, et n'importe pas à la justesse de la conclusion, les trois termes du syllogisme étant respectivement particuliers et généraux à l'égard les uns des autres. Il ne s'agit que de savoir si, en changeant l'acception commune des termes, on ne porterait point atteinte à la constitution même du raisonnement. En effet, si le raisonnement s'appuie sur des faits généraux et non sur des faits particuliers, c'est lorsque les faits généraux sont convertis en lois, qu'il commence. Sa fonction est de faire rentrer les cas particuliers dans la loi qui les domine, ou de communiquer aux propositions particulières la certitude acquise aux propositions générales; et comme l'analyse a servi à découvrir les principes, c'est à la synthèse à en faire l'application. Les idées générales sont donc dans les idées particulières, suivant l'ordre de génération; mais l'ordre systématique, qui est l'ordre rationnel, les objets particuliers n'existant plus, il n'y a dans notre esprit que des idées plus ou moins générales, que nous associons, ou combinons, ou des idées originales, qui sont les modes de nos pensées. L'esprit humain n'a, dans sa sphère d'activité spéculative, d'autre moyen d'atteindre les objets particuliers que les idées générales : c'est en descendant l'échelle par laquelle il s'y est élevé, qu'il arrive aux idées individuelles; le raisonnement le ramène alors à la nature

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