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des arbres comme dans les anciennes Gaules, ou il a été construit sous un ciel découvert, ainsi que les traductions bibliques nous le montrent sur la montagne de Moria dans la Palestine. Plus tard, quand les religions se sont établies, quand, sous la main des prêtres, leurs préceptes se sont rassemblés en un corps de doctrine, les temples ont ajouté à la majesté du culte. De l'enceinte étroite de quelques pieux, qui soutenaient un toit de peaux de brebis, ils se sont élancés dans les airs avec l'appui superbe de la colonne ionique ou corinthienne. Mais ce n'est pas l'appareil de ces constructions qui a conduit au sacrifice; ce n'est pas le sacrifice lui-même qui a dit aux genoux de fléchir. S'il n'avait existé dans l'homme un germe d'adoration tout prêt à se développer, si le sentiment de notre faiblessé ne s'était fait jour au milieu des phénomènes imposants qui nous révélaient une puissance sous la protection de laquelle il nous importait de nous placer, nos regards se fussent tournés vers le ciel, sans lui rien demander; nous eussions gémi sans en rien attendre. Soyons en certains, Foracle n'a pris la parole que parce qu'il a été interrogé, et la Divinité n'est venue remplir le sanctuaire de sa présence que parce que dès auparavant les mortels l'avaient trouvée au fond de leur

cœur.

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La religion naturelle a donc précédé toutes les autres. C'est sur celle-ci qu'elles se sont implantées. Avec une racine commune, leurs rameaux se sont diversement ombragés. Ici leur fane a été triste et sombre; là leur verdure a été riante et amie de l'œil. Cependant chacune a eu son caractère positif; toutes sont également attestées; en droite ligne, leurs preuves descendent du ciel. Le disciple de Brama et celui de Mahomet ont leurs livres sacrés, où cette origine se fonde d'une manière irrefragable. L'esprit des croyants s'est attaché à la démontrer par tous les témoignages qui sont en posses sion de la confiance des hommes, et il faut avouer que partout il y a assez bien réussi. Il serait, en effet, aussi difficile d'en révoquer en doute les articles fondamentaux que de nier l'existence de César ou de Napoléon; car la vie de ces illustres capitaines n'est pas mieux établie dans l'histoire, que le culte de Visnou et celui du prophète de la Mecque ne le sont dans la pensée de l'Indien des bords du Gange et de l'Arabe du désert. Cependant ces codes religieux et presque

tous les autres se condamnent mutuellement, ou impliquent contradiction. On ne saurait admettre celui-ci, sans réprouver celui-là que doit-on en conclure? Que le sentiment des principes conservateurs qui intéressent la généralité du genre humain ne peut plus être sujet à controverse, puisque tous les cultes y ont pris leur point de départ. Quels que soient les emblèmes dont il se voile, les symboles sous lesquels il se cache, sur toute terre, ce sentiment a droit au respect du sage. La pagode, la mosquée, le temple et l'église répondant pareillement à ce qu'il y a de plus élevé dans le cœur humain, de plus grand dans ses espérances, de plus certain dans son avenir. En désaccord sur de simples accessoires, tous ces établissements déposent, jusque dans leur bigarrure, de notre immortalité garantie par la justice d'un Dieu et la conscience de l'homme. L'erreur est peut-être partout dans les mots; peut être les signes mentent, en tant que représentation arbitraire et variée de ce qui est un et simple de sa nature; mais, à coup sûr, la vérité est dans la chose, l'unité dans l'intention. L'homme se sent faible, et il craint; il prie et il espère d'un bout du monde à l'autre : c'est assez, il n'y a pas de raisonnement qui puisse infirmer les conséquences de celui-là.

Ainsi, dans les religions, il y aura toujours deux parties distinctes : l'une, immuable, intime et permanente, a sa vie en nous. Elle tient à notre être, elle y a ses attaches; l'esprit ne saurait se remplir sur lui-même sans la trouver. C'est un des besoins les plus positifs de notre nature aussi demande-t-il partout des aliments qui lui soient propres. On peut l'exagérer par un faux zèle, l'égarer par la superstition, le condamner au silence par l'ivresse des passions; mais il ne meurt jamais. Pour le réveiller, il suffit souvent d'un beau ciel qui vous éclaire, d'un orage qui vient gronder sur l'horizon, d'une voix douce de femme qui se fait entendre à la porte d'une chaumière, asile de paix et d'innocence, ou de l'aspect imprévu d'un enfant que la Providence jelte entre le crime et celui qui le médite. Combien de fois le son de la cloche funèbre qui accompagne le villageois à son dernier asile après une vie de peines, combien de fois un coucher de soleil et une journée d'automne qui reflètent à nos côtés leurs teintes de mélancolie, au milieu des folles dissipations du monde, n'ont-ils pas excité un

trouble ineffable dans notre sein! Alors, on peut le dire, Dicu parle à notre âme; il se rend présent à nous, et il nous rappelle, avec plus ou moins de succès, à nos devoirs oubliés et à notre destination méconnue. C'est dans ces sortes d'avis, plus multipliés pendant une carrière d'homme qu'on ne le suppose ordinairement, que nous discernons le sentiment religieux.

Le culte est la forme que revêt ce sentiment, ou plutôt celle qu'il reçoit des accidents divers du climat, de l'influence des sites sur les caractères, des luttes que les peuples ont eu à soutenir avec eux-mêmes ou contre des voisins avant de parvenir à la civilisation, enfin de la portée de certaines esprits supérieurs, qui, se saisissant de la société dans l'état où elle se trouvait, lui ont imprimé un cachet d'autant plus durable, que c'est à l'autel même qu'ils en ont demandé l'empreinte.

Telles sont, en partie, les causes de la diversité des systèmes religieux qui ont donné une physionomie particulière aux grandes divisions de la famille humaine.

Faudra-t-il s'étouner que, variés dans leurs injonctions, dissidents autant qu'ab. solus dans leurs dogmes secondaires, quoique réunis par les dogmes principaux sur lesquels s'appuie toute religion, les cultes aient été généralement exclusifs et dominateurs? Non, puisque, si les dogmes fonda mentaux appartiennent au sentiment religieux, qui est le même d'un bout de l'univers à l'autre, les dogmes secondaires ne sont, pour ainsi dire, que les signes au nom desquels certaines fractions de la société humaine et certains chefs de ces fractions ont prétendu à des prérogatives, en communauté desquelles ils ne recevront jamais que des adeptes soumis à leur pouvoir.

Le cercle de la religion est grand; celui des cultes est étroit. Leur insociabilité tient à la foi même qui les anime. Dès qu'ils vivent en parfaite harmonie, dès qu'ils se tendent la main l'un à l'autre, le cercle de la religion peut s'élargir, mais bien certainement celui des cultes s'efface. Ceci ne peut arriver, sans qu'ils s'éloignent de la pensée qui les créa. En toute exactitude, ils s'en détachent, ils ne sont plus ce que le fondateur avait voulu qu'ils fussent. Un juif tolérant, se mêlant à l'étranger, circulant dans les fêtes et dans les riches hôtels des capitales de l'Europe, n'est plus le juif au

quel Moïse rendit abominables ces sortes de réunions. Dès qu'il trouve des joies ailleurs que sous les tentes d'Israël, il a effacé son nom du livre qui contient les noms des enfants de Jacob. Ainsi en sera-t-il des autres cultes. Nous ne nous plaindrons pas d'une condescendance qui, sans mettre en péril les vérités essentielles au bonheur de l'homme, parce qu'elles sont le gage de son avenir, aura enlevé à la doctrine religieuse des peuples des aspérités trop repoussantes; nous ne nous affligerons pas de ce que, dans tels cantons de l'Allemagne et de la France, le pasteur protestant et le curé catholique, à des heures différentes, appellent dans le même temple leurs fidèles à la prière. C'est un progrès du temps, dont nous rendrous graces au ciel; mais nous dirons aussi que ce pasteur et ce curé, que les coreligionnaires de l'un et les ouailles de l'autre ne tiennent que légèrement aux croyances dogmatiques, qui, trois siècles plus tôt, eussent rendu ce rapprochement impossible. Ceci nous met sur la trace d'une lettre adressée au duc de Savoie par saint François de Sales, lettre dans laquelle l'évêque de Genève se plaignait amèrement de ce que la cloche qui avertissait ses diocésains de l'heure des saints offices, servait également à annoncer celle du prêche. « Le même, son ajoutait-il énergiquement, ne doit pas rallier les enfants de Bélial et ceux du Christ. » Pour son temps, M. de Sales avait raison; peut-être aujourd'huit parlerait-il un autre langage, qui encore, suivant nous, décèlerait un relâchement dans les croyances secondaires (1).

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Toute religion, au surplus, doit avoir pour objet principal de prendre sous sa sauvegarde, même dans l'ordre temporel, ce qui importe le plus au bonheur des peuples ; nous voulons dire les principes de justice, de pitié envers le malheur, de respect aux lois, d'attachement à la famille, d'activité dans le travail, sans en exclure les joies innocentes du repos dont une nature bien ordonnée nous impose l'obligation. Dieu qui, par un admirable calcul, a fait dériver toute vertu de nos rapports sociaux, a voulu la vie des nations, comme celle de l'homme, comme celle de chaque être animé pris isolément. Les sociétés périssent peu par des calamités

(1) Cette lettre appartient en original à M. de Villenave. Le portefeuille de ce savant distingué est riche en autographes non moins remarquables.

physiques issues d'une perturbation élémentaire; elles succombent presque toutes par des causes morales qui, s'attaquant aux personnes, détournent leurs efforts d'un but de conservation et flétrissent dans sa fleur la fé licité du toit domestique. Tout ce qui peut éterniser cette vie d'ensemble par le respect des droits individuels, tout ce qui peut la rendre et plus supportable et plus douce, est donc du domaine d'une religion éclairée. Certes, cette dernière aura toujours des douleurs à consoler, des plaies à guérir; elle doit aux ames tendres une nourriture qui leur soit appropriée; si elle ne sèche des larmes vertueuses, il lui appartient de faire entrevoir aux yeux qui les versent des jours où les distributions seront réglées sur les mérites. Mais ce n'est pas assez pour elle quelque beau que soit son ministère, quand, prenant l'affligé par la main, elle semble d'avance l'introduire dans un monde meilleur, il n'est pas moins digne d'elle de mettre un terme au désordre par lequel la destinée de milliers de créatures innocentes, dès leur berceau, se trouve compromise. Le privilège a régné assez long-temps sur la terre; assez long-temps il y a eu des heureux et des malheureux, désignés pour tels, par le seul fait de leur naissance; l'espèce humaine, presque partout abaissée au-dessous du titre dont l'Éternel, dans chacun de nous, a marqué son ouvrage, demandait à se réfugier dans le droit commun. Le cri de sa douleur a été écouté; il serait impie de s'opposer au grand mouvement social qui se manifeste de toutes parts, et dont nous sommes redevables aux efforts combinés des plus célèbres génies dont la présence ait réjoui la terre. C'est par eux que, d'intervalle en intervalle, de siècle en siècle, nous avons appris que le ciel ne nous avait pas délaissés. En effet, l'idée qu'il nous est permis de nous former de IÊtre suprême nous ordonne de croire à une bonté providentielle sans cesse agissante. Si, dans le repos des sociétés elle ne sommeille pas, elle marche également au milieu des troubles civils, quand les nations trouvent en elles-mêmes assez d'énergie pour survivre à ces orages. Ici nous ne saurions nous dispenser d'adorer une sage direction de causes secondes qui, se bornant à mûrir la raison publique, laisse à l'homme et son libre arbitre et le mérite d'avoir préparé ses propres destins. Un examen impartial des anciens jours et de ceux où nous sommes apprendrait à chacun quel a été l'espace parcouru. Il seTome 19.

rait facile de démontrer par des faits qui, de tous les arguments, sont les plus solides, qu'en morale même il y a eu des progrès, soit qu'on applique celle-ci aux masses, soit que l'on se borne à remarquer son action dans la vie privée. Une extension notable de l'existence relative a ajouté à la dignité de l'homme; estimé au dehors, compté pour quelque chose par le suffrage qu'il apporte aux affaires de son pays, ses foyers lui sont devenus plus chers. A des êtres sans importance, il fallait des dissipations; à des citoyens occupés, il faut le bonheur que donne la famille. Cette amélioration est sensible; elle frappe tous les bons esprits; le christianisme a le droit d'en réclamer sa part, puisque son influence a été loin d'y être étrangère. Par l'égalité devant Dieu, qu'il a été le premier à professer au pied des autels, il nous a conduits à l'égalité devani la loi si difficile à obtenir. Pourquoi refuserait-il de s'associer aujourd'hui à ce beau mouvement auquel il a donné la branle? Pourquoi sa main essayerait-elle de fermer les portes du saint édifice dont il a posé les fondements, et dans l'enceinte duquel toutes les nations de la terre incessamment chercheront un asile? Ce serait se rendre infidèle à la parole qui lui a promis l'empire du monde. Il y aurait même ici un contre-sens palpable.

A notre vif regret, nous sommes toutefois forcés de reconnaitre que le clergé catholique de l'Europe, dans sa tendance actuelle, s'éloigne de la ligne tracée par le livre de sa loi. La responsabilité à laquelle il s'expose sera d'autant plus grande devant Dieu et dans 1 histoire, qu'adapté à tous les temps venu même en son temps propre, le christianisme bien compris nous semble plus particulièrement applicable à l'ere présente. S'il ne l'a puissamment hâtée, au moins il n'y sera jamais un anachronisme. Sa haute phisophie avait déjà laissé loin derrière elle toutes les autres philosophies. Avant son établissement, les touchantes communications qui lient l'homme à son Créateur, étaient presque ignorées. Les dieux des anciens participaient trop de notre nature pour être les objets d'un respect soutenu. En s'inclinant, les fronts avaient à rougir pour eux devant l'autel. De là, les chefs d'école sentirent la nécessité de fonder, en dehors du culte même, des principes de morale propres à régler leur conduite et celle de leurs disciples. Privée de son point d'appui nécessaire, leur doctrine fut ehancelante. Dans

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mépris qu'il en montre n'atténue-t-il pas ce mérite? Le sentiment d'indifférence qu'il affecte à cet égard n'est-il pas exagéré, et, par cela même, atteint de froidure? L'oubli du mal physique, peut-être celui d'un traitement barbare, s'y trouvent; mais je ne vois pas trop à qui on en offre le sacrifice, ni ce qu'on en attend. Cependant, comine nous l'avons déjà remarqué ailleurs, l'homme ne donne rien pour rien; tout au plus, il s'ajourne. Ceci me rappelle qu'Épictète n'estimait pas médiocrement la philosophie de Pyrrhon, et qu'à l'exemple de ce sceptique il aurait bien pu apprendre à douter de tout, et jusque de la douleur.

l'obscurité dont le ciel se couvrit à leurs yeux, ils suivirent des routes diverses, et presque toutes erronées. Ceux-là seuls qui, interrogeant leur conscience, recoururent à la loi naturelle, religion toujours vivante, grâces à ce guide, échappèrent à des chutes honteuses. Encore s'en trouva-t-il dans le nombre qui tirèrent des conséquences ontrées de leurs notions primordiales, comme le firent les Stoïciens, ou qui, à l'exemple des Platoniciens, voulurent doter leur ouvrage d'une perfection dont les établissements des hommes ne sont point susceptibles; car il est à remarquer que, depuis Socrate, la morale s'altéra en passant par la bouche de ses successeurs. Ce sage fut à son siècle ce que Jésus-Christ fut à la philosophie ancienne. Tou jours en deçà ou en delà, les autres bouleversèrent les idées reçues, plongèrent les esprits dans un doute désespérant après les avoir nourris d'illusions, et ouvrirent les portes au scepticisme qui, de toutes les absurdités du temps, fut, sans contredit, la moins déraisonnable.

Telle était, il y a dix-huit siècles, la situation de la partie la plus éclairée du genre humain, sous le rapport des principes religieux. On peut juger de leur pauvreté par la nature des influences contre lesquelles l'on avait eu à se prémunir. Quand le ciel même semble conspirer contre la morale, à quoi se rattachera-t-elle ? et à quel protecteur aura-t-elle recours, qui ne lui laisse craindre de périr un peu plus tôt un peu plus tard dans un commun naufrage? Le christianisme vint mettre chaque chose à sa place; il affermitles bornes qui séparent le vice et la vertu; à bien dire, il les planta. Avant lui, le pardon des injures n'était que le mépris de celui qui nous attaque, la patience dans le malheur un hommage rendu à la nécessité, l'amour de la patrie un égoïsme concentré dans l'enceinte de quelques murailles, et la pudeur n'offrait elle-même qu'un aliment de l'amour, ou un sacrifice fait à l'opinion publique.

Écoutez Épictète; il dira, en souriant, au maitre qui le torture depuis une heure : « Je vous avais bien prévenu qu'en continuant ainsi vous me casseriez la jambe. » A l'ouïe de ce trait d'impassibilité, ne croiriez-vous pas entendre parler d'un vil meuble place par le hasard entre les mains d'un furieux qui le brise? Je ne nie pas qu'il n'y ait de la force d'ame dans l'abnégation que l'esclave d'Épaphrodite fait de son corps; mais le

Celse, très-peu chrétien, ainsi que personne ne l'ignore, ue craignait pas d'élever ce trait au-dessus de tous ceux qui signalent la vie de Jésus. C'est un sentiment auquel il serait difficile de se rendre. J'aime que l'homme sache ici bas ce que c'est que le mal, puisqu'il y est sujet par sa nature; j'aime qu'il le supporte avec courage, et qu'il n'en soit point abattu, mais qu'il en sente aussi la poignante étreinte. S'il ne souffre, il n'est pas de mon espèce; dès-lors, je ne le reconnais plus. Impassible, il m'humilie tout autant que, dolent et plaintif, il me fatigue, sans m'inspirer un intérêt durable. Le fondateur du christianisme a tout ce qu'il faut pour que, dans ses peines, je sympathise avec lui; il confesse que son ame est triste, mais il la possède en paix ; il pâtit, mais sans reculer devant l'accomplissement de sa mission. Je remarque même qu'aucun des sentiments tendres ou sublimes qui lui étaient familiers ne l'abondonnent. J'ouvre au hasard le mémorial de sa courte carrière, tracé de la main de ses disciples (conformité honorable pour Socrate qui n'avait rien écrit non plus), et j'y vois que celui qui se laissait approcher avec plaisir des enfants, qui rappelait sans aigreur les courtisanes à la vertu, qui consolait les affligés, et qui frappait d'une sentence de réprobation les oppresseurs et les hypocrites, du haut de l'arbre ensanglanté et du sein de la douleur, ne prononce pour toute plainte contre ses bourreaux que ces seules paroles : « O mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ! » Celse est jugé. Qui ne voit pâlir ici la philosophie d'Épictète ? Qui ne serait tenté de croire que l'on y prend un rôle, tandis que l'Évangile nous montre l'Être divin dans toute son élévation, et ne lui dérobe aucun des caractères de cetle

humanité à laquelle il a voulu appartenir? Le fondateur du christianisme a été accusé d'avoir combattu les tendres affections qui font le charme de notre existence; au moins s'est-on autorisé de ses préceptes pour leur déclarer la guerre. C'est qu'on a eu le malheur de ne le pas comprendre. Presque tous ses commentateurs, en se bornant à saisir la lettre de ses discours, en ont méconnu l'esprit. Au reste, si par la doctrine on juge quelquefois des actes, il est bien plus rationnel de chercher dans les actes le secret de la doctrine, Or, le fils de Marie, loin de rider son front à l'aspect des plaisirs décents, accepte les repas des publicains; il y fait le premier essai de son pouvoir sur la nature pour prolonger la joie des convives; plusieurs femmes s'attachent à ses pas; il permet à l'une d'elles de répandre des parfums et des pleurs d'attendrissement sur ses pieds. Dans cette affection expansive, il trouve des motifs d'indulgeuce pour des fautes nombreuses. Placé dans une telle position qu'aucune créature ne puisse s'élever jusqu'à lui, et qu'il ne puisse descendre jusqu'aux filles d'Adam, il ne laisse pas de rendre hommage à la plus douce et à la moins impétueuse des passions humaines, en se choisissant un ami, et en laissant le disciple bien-aimé reposer sur son sein avec un tendre abandon. Sa vie n'est qu'une vie d'amour que son cœur chaud et sensible termine par un trait d'amour. A l'heure solennelle où le sacrifice prédit va se consommer, au milieu des intérêts immenses qui pèsent sur la tête de l'homme de douleur, il se souvient de ce qui va rester derrière lui. Sachant quel vide creuse chez une mère la perte d'un fils, chez un ami celle de son ami, il donne à Marie un enfant adoptif, comme pour tromper la nature; à Jean une mère, pour qu'ils puissent le pleurer et se consoler ensemble. Ainsi, dans tous les deux se faisant substituer par un autre lui-même, il semble laisser tomber encore un regard de tendresse sur une terre prête à s'effacer sous ses pas. Les dernières paroles qui échappent à ses lèvres ont pour objet la rédaction de ce contrat d'échange, digne testament de celui qui ne parut parmi les enfants des hommes que pour leur apprendre à se supporter et à se chérir !

Accordez à ces observations le poids qu'elles méritent, entrez dans l'esprit d'une telle carrière de législateur, et vous verrez, par l'autorité des actes, que le précepte ne

renverse rien de ce qui constitue ici-bas le bonheur des familles ; qu'il n'est venu briser aucun des liens dans lesquels notre nature se plaît à s'enlacer. Ainsi cherchez un sens qui n'exclue aucune des émotions sous lesquelles les cœurs vertueux palpitent avec délices, dans ces passages trop mal expliqués par la foule des écrivains ascétiques : « Je suis venu apporter le glaive et le feu » sur la terre; je suis venu séparer l'époux » et l'épouse, les pères et les enfants. Celui qui aime son ame la perdra. » Rendues à leur nécessaire interprétation, ces paroles, et quelques autres que nous nous abstiendrons de citer, sont évidemment applicables aux seules passions dont le propre est de troubler l'existence, et de la détacher d'une perspective qu'au milieu de ses joies les plus innocentes l'homme ne doit pas perdre de vue.

Les religions ont eu toutes une destinée bien singulière! Envisagées dès leur berceau, elles ne respirent que justice, concorde, commisération et philanthropie. Dans l'intérêt bien entendu de la vie présente, leurs forces, par une direction qui leur est généralement commune, sont employées à fonder la vie future. Deux grands principes les dominent plus ou moins: Dieu et notre immortalité. Cependant quelques siècles, quelques années se sont à peine écoulés que la doctrine des mystères et des signes étouffe les vérités les plus essentielles. Voyez le christianisme : à combien de controverses oiseuses et même funestes n'a-t-il pas donné lieu! Les dogmes qui lui sont propres d'une manière exclusive occupent très-peu de place dans l'Évangile, comparativement aux belles notions de l'existence de Dieu et de la vie future qui en sont les pierres angulaires. A chaque page, il y est parlé du Père céleste, et de la charité qui doit unir la grande famille, dont nous sommes ici-bas les membres épars; partout la voix de l'avenir y retentit pour consoler l'homme de bien, et pour imprimer une terreur salutaire à l'ame du méchant. Lisez le discours de la Montagne, c'est une charte tout entière proclamée au profit du malheur et des vertus obscures; c'est bien là aussi ce qui devrait être sans cesse présent à la pensée des successeurs des apótres, s'ils avaient voulu marcher sur les traces du maitre ; mais au lieu de rassembler, autant par la pratique que par la foi, les matériaux de l'Église universelle, on a vu l'Église du

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