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Le potentior n'est, en effet, qu'une manière de brigand en robe de soie ou de velours, qui ne diffère de ceux qui, l'arc au dos et la lance au poing, parcourent les campagnes, que parce qu'il est assez fort pour n'avoir rien à craindre du turmarque ou du stratège, et ne se trouve pas dans l'obligation de chercher un abri dans la montagne ou dans la forêt. Comment le lopin de terre du petit pourrait-il éviter de tomber aux mains d'un tel adversaire, qui ne craint pas de piller les domaines du Basileus lui-même (1)?

Notre époque verra heureusement une réaction énergique contre une pareille confusion. Des empereurs, soucieux de la prospérité des peuples qu'ils régissent, seront assez puissants pour rétablir l'ordre à l'intérieur et faire respecter les frontières. Mais après eux, les passions contenues s'exerceront avec une violence nouvelle, et une fois encore, les nevýtes retom. beront brisés, sous le joug des puissants.

(1) H. Monnier, loc. cit., N. Rev, hist., 1892, p. 163, note 1; Lécrivain, loc. cit., p. 96.

DEUXIÈME PARTIE

De la politique impériale relativement à la petite

propriété.

CHAPITRE PREMIER

INTÉRÊTS QU'IL Y AVAIT POUR LE POUVOIR CENTRAL a protéger LA PETITE PROPRIÉTÉ

Nous croyons que rien ne saurait mieux faire comprendre toute l'importance de la petite propriété que l'histoire succincte de son rôle dans les principales sociétés humaines. Par là, nous verrons quel intérét est, en général, attaché à sa protection et nous n'aurons plus à étudier que les particularités qu'on rencontre à cet égard dans la civilisation gréco-romaine. Le cadre restreint dont nous disposons ne permettant pas de bien longs développements, nous nous bornerons à un bref aperçu de la question dans l'histoire de l'empire Chinois, dans celle de la Grèce antique et enfin dans celle de Rome (').

La grande propriété est presque inconnue en Chine. Le pouvoir impérial s'est toujours préoccupé d'assurer à chaque famille un petit domaine dont le produit suffit à sa subsistance. « Ce champ patrimonial inaliénable et inviolable, pour ainsi

(1) Nous nous inspirons principalement de l'ouvrage de MM. Meyer et Ardant, La question agraire, 2e édition. Paris, 1887, que nous nous contenterons même souvent de citer textuellement.

TESTAUD

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dire presque humain, est aussi sacré que l'homme et ne peut pas plus être vendu que lui » (1). Et c'est aux différentes mesures législatives qu'imaginèrent les empereurs pour préserver le pays de la grande propriété, que la Chine doit « la rare fortune d'avoir pu perpétuer pendant quarante-deux siècles la même race sur le même sol >> (*). « C'est grâce à cette union intime de la nation et de son sol, réalisée par le régime bienfaisant de la petite propriété assurée, que l'empire du Milieu a dû de résister aux causes de destruction les plus puissantes qui minent les peuples, c'est-à-dire à l'instabilité du foyer rural, à l'agglomération des terres entre quelques mains et aux discordes sociales. C'est ainsi qu'il a pu survivre aux nations antiques les plus vaines de leurs destinées, les Grecs et les Romains, par exemple... » (").

En Grèce, la législation protectrice de la petite propriété produisit la même influence salutaire, elle fit la puissance et la grandeur du peuple grec; et cela est d'autant plus facile à constater que la décadence commença dès que la loi cessa de s'opposer à l'accroissement illimité des grands domaines. C'est la conclusion à laquelle arrivent les auteurs que nous suivons. « Certes, à l'origine, les grandes vertus patriotiques n'ont pas manqué à la Grèce; jamais peuple n'a donné de si brillantes espérances. Après une courte période d'indépendance et de gloire, nous le voyons pourtant descendre rapidement les trois étapes qui précèdent sa disparition finale: la discorde intérieure, la servitude et la dépopulation.

» C'est qu'à partir du jour où la petite propriété fut privée par Solon des restrictions protectrices qui la défendaient des empiètements de la richesse, où il fut permis au petit proprié

(1) E. Simon, La cité chinoise, dans Meyer et Ardant, loc. cit., (2) Meyer et Ardant, ibid., p. 19.

(3) Meyer et Ardant, ibid., p. 35-36.

p. 32.

taire d'aliéner comme d'endetter son patrimoine, le grand propriétaire, appuyé sur une législation favorable à la mobilisation du sol, put étendre sans limite son domaine et, par l'achat, par l'usure, par le crédit hypothécaire, absorber les terres voisines.

» La petite propriété disparaît et, avec elle, ces pépinières de citoyens robustes, courageux, disciplinés et féconds qui avaient permis à ce petit pays de tenir dans deux continents. une place si glorieuse. A leur place, une agglomération turbulente de prolétaires détachés du sol, indifférents au sort de la patrie, une masse de misérables en face d'une poignée de riches; désormais l'ère des révolutions sociales est ouverte. Pour l'une ou l'autre de ces factions ennemies, l'étranger est un allié, souvent un libérateur. On l'appelle, les uns pour rétablir l'ordre, les autres pour satisfaire une haine de classe ou pour secouer une oppression trop pesante; et il vient niveler les deux partis sous un même vasselage » (1).

Pyrrhus, le dernier ennemi que Rome eut à vaincre pour dominer en Italie, pensait que la prépondérance des Romains. sur le terrain politique et sur les champs de bataille tenait à la condition très florissante de la classe agricole ('). M. Etcheverry (3) partage la même opinion: « La politique romaine était de faire reposer la stabilité et la grandeur de la république sur l'existence d'une classe nombreuse de propriétaires cultivateurs elle voyait là les éléments d'une race de guerriers robustes et de citoyens bien intentionnés. Le goût des travaux agricoles que les lois travaillaient à entretenir, les mœurs le favorisaient mieux encore. Les plus grands citoyens donnaient l'exemple: ils ne voulaient pas laisser à d'autres le soin et l'honneur (Columelle, præf.) de cultiver leurs terres.

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(1) Meyer et Ardant, loc. cit., p. 54, 55.
(*) Meyer et Ardant, ibid., p. 67, 68.
(3) Cité par Meyer et Ardant, ibid., p. 70.

On a cité souvent Q. Cincinnatus quittant la charrue pour recevoir la dictature, et, après avoir été le libérateur d'un consul et d'une armée assiégés, mettant plus d'empressement à déposer les faisceaux qu'il n'en avait mis à les prendre (Columelle, ibid.). On peut citer encore C. Fabricius, vainqueur de Pyrrhus, Curius Dentatus, vainqueur des Sabins, Regulus, le destructeur de la flotte carthaginoise (497 de Rome), et bien d'autres chefs illustres, aussi zélés pour cultiver les terres de Rome que pour les défendre ».

A Carthage, c'était l'inverse, ce qui explique l'issue des guerres puniques; le territoire appartenait presque tout entier à de grands propriétaires, à la fois gros trafiquants qui considéraient l'exploitation du sol comme une entreprise purement industrielle. Là, pas de cultivateurs libres, « la campagne carthaginoise n'était foulée et travaillée que par des esclaves, éternel objet de suspicion et de crainte » ('). Aussi Carthage n'avait-elle point d'autres défenseurs que des soldats mercenaires, les pires de tous, toujours prêts à quitter le maître du jour pour voler au service de celui qui promet le plus. L'agriculture y était beaucoup plus perfectionnée qu'à Rome, préci sément parce que les grands propriétaires « traitant l'exploitation du sol comme une entreprise de pur négoce, demandaient à une culture intensive, industrielle, pour ainsi dire, la rémunération la plus forte de leurs capitaux »> (*). Des esclaves enchaînés fournissaient la main-d'œuvre; dans certains domaines, il y en avait jusqu'à 20,000; ce qui donne une idée de leur immense étendue.

Les Romains, vainqueurs, prirent comme modèles les plantations carthaginoises et s'efforcèrent peu à peu de les réaliser en Italie. Cela eut pour résultat de transformer l'agriculture et

(1) Meyer et Ardant, loc. cit., p. 69.
(2) Meyer et Ardant, ibid., même page.

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