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L'ESPRIT DU SIÈCLE,

DE M. MARTINEZ DE LA ROSA.

Il s'est formé de nos jours une école de politique et d'histoire, à bon droit appelée philosophique, qui, répudiant les méthodes étroites et stériles du passé, a voulu voir dans les annales des nations autre chose qu'une longue succession de catastrophes sans portée, d'enseignements sans application, qui a relié les unes aux autres toutes les phases historiques des peuples par un chaînon indissoluble, et qui croit possible de faire servir au profit des générations présentes les leçons politiques que renferment les siècles écoulés et les vicissitudes de la vie sociale.

C'est à cette école élevée qu'appartient essentiellement M. Martinez de la Rosa.

Ce point une fois posé, on doit se håter de remarquer que l'Esprit du Siècle n'est point, dans la pensée de l'auteur, un tableau achevé ni complet, mais une rapide esquisse, une sorte de cours politique pratique appliqué aux événements contemporains.

TOME XII.

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Nul, en effet, n'était plus en état que M. Martinez de la Rosa de bien décrire et de bien juger ces événements, puisqu'il s'y est trouvé quelquefois mêlé comme acteur, comme témoin toujours, et qu'il naquit au moment de la révolution française, comme si le sort eût voulu qu'il assistât, depuis leur origine jusqu'à leur terme, à ces convulsions fécondes qui devaient transformer la société européenne et changer la face du monde politique.

La première idée de cet important ouvrage lui vint en 1823, au moment où la crise qui avait si profondément agité l'Espagne touchait à sa fin. La révolution de Juillet, dont il put suivre les diverses phases sur les lieux mêmes, le confirma dans la pensée de le continuer; ce ne fut toutefois qu'après son retour dans la Peninsule qu'il put d'une manière suivie s'adonner à l'exécution définitive de cette grande tâche. Malgré les exigences et les devoirs des hautes fonctions politiques qu'il fut alors appelé à remplir, M. Martinez de la Rosa trouva dans son intelligence laborieuse, dans son infatigable activité, le temps nécessaire à son accomplissement, et l'année 1846 vient de voir paraître à Madrid le septième volume qui complète le tableau de la révolution française depuis les états-généraux, en 1789, jusqu'en 1801, et s'arrête au rétablissement de la dynastie bourbonnienne, en 1814.

Dans un complément indispensable, et qui ne sera certainement pas attendu sans impatience, l'auteur se propose de retracer l'histoire politique et philosophique de cette période de scize années, si fertile en enseignements redoutables et en luttes passionnées que devait clore la révolution de 1830; espérons que M. Martinez de la Rosa, tenant au delà de ses promesses, pourra plus tard élargir le cadre de son tableau en conduisant ce récit jusqu'à nos jours.

Le dix-huitième siècle fut un siècle d'élaboration pendant lequel les différents peuples tentèrent, les uns avec timidité, les autres avec hardiesse, l'application des forces expansives qu'ils portaient en eux. La révolution française, arrivée sur ces entrefaites, servit de leçon non-seulement aux gouvernements, mais aux nations elles-mêmes. En transformant toutes les conditions

antérieures du monde politique, cet immense événement détermina le caractère propre et distinctif de l'époque où nous vivons. Aux impuissantes théories des utopistes a succédé l'empire des améliorations pratiques; l'examen des faits s'est substitué aux vaines doctrines qui n'avaient que l'imagination pour base, et les hommes sérieux de la génération actuelle, aidés du discrédit dans lequel sont tombés les opinions incendiaires et les systèmes extrêmes, ne s'occupent plus que des moyens d'unir étroitement l'ordre à la liberté sans rien ôter, à l'un de sa force, à l'autre de sa réalité.

Tel est le point de vue général auquel s'est placé l'auteur; écrivant d'ailleurs au milieu d'un pays encore tout remué par de récentes luttes, et où les passions se sont de tout temps montrées ardentes, il ne s'est point dissimulé qu'il s'exposait à rencontrer des répugnances, à blesser quelques susceptibilités; aussi a-t-il pris pour devise de son premier volume ces nobles paroles de Benjamin Constant : « Nous ne faisons notre cour à personne, et » dans ce que nous écrivons il y a de quoi irriter les fanatiques » des deux factions contraires; mais quand on a indissolublement » voué son nom et sa vie au triomphe de certains principes, on se » console des désapprobations partielles, parce qu'on est sûr de » rencontrer tôt ou tard l'approbation générale.

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Nous ne nous appesantirons pas ici sur l'exposé des événements de la révolution française, malgré l'incontestable talent qu'a déployé M. Martinez de la Rosa dans cette savante peinture d'une immortelle époque; tant de hautes intelligences, tant de plumes puissantes se sont exercées sur ce sujet, qu'on peut bien sans doute lui prêter de l'intérêt, mais non lui rendre de la nouveauté; ce qu'il importe surtout de faire connaître, c'est l'état des rapports politiques qui existaient, à la fin du dernier siècle, entre le cabinet espagnol et le gouvernement français, les modifications que les premiers actes de la révolution apportèrent à cette situation réciproque; enfin, la nature de l'impression produite dans la Péninsule par le jugement et la condamnation du roi Louis XVI. Les relations des deux gouvernements, à demi rompues sous

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ROYA

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SEINE

C.

le ministère du comte de Florida-Blanca, furent renouées par le comte d'Aranda, son successeur. Les dispositions conciliantes de cet homme d'état n'empêchèrent pas cependant le cabinet espagnol de se maintenir d'abord dans une extrême réserve, puis de suspendre tout rapport officiel avec l'envoyé de France, M. de Bourgoing. Celui-ci ayant reçu à Saint-Ildefonse la nouvelle des événements du 10 août, eut le courage de se rendre auprès de Charles IV et de la reine Marie-Louise dont on célébrait la fête; mais il y trouva des visages de glace et comprit qu'il devait s'abstenir désormais de paraître à la cour, l'arrestation du roi Louis XVI ne lui permettant plus de se dire son représentant.

Le cabinet de Madrid ne négligea d'ailleurs aucune des mesures indispensables à la sécurité du pays; le comte d'Aranda n'hésita pas lui-même à proposer au roi, le 24 août, de réunir un corps de troupes sur la frontière et d'établir la neutralité armée tout en maintenant près du gouvernement français les agents espagnols précédemment accrédités; ce qui devait avoir pour résultat de tenir le cabinet de Madrid parfaitement informé des événements qui s'accomplissaient en France et qui intéressaient d'une manière si directe l'avenir et les liens dynastiques de la Péninsule.

Mais à la suite d'une intrigue de cour, la charge de premier secrétaire d'état fut enlevée par Charles IV au comte d'Aranda et conférée à don Manuel Godoy, duc d'Alcudia. Le ministre dépossédé, qui avait blanchi dans le maniement des affaires du royaume, et qui avait pleinement approfondi l'état de l'Europe, n'en donna pas moins à l'Espagne de nouvelles preuves de dévouement. Apprenant au commencement de février 1793 la mort sanglante de Louis XVI, il présenta au conseil d'état un mémoire dans lequel il agitait la question de savoir si l'Espagne devait se déclarer ouvertement contre la France ou garder sa menaçante neutralité. La politique du cabinet de Madrid revêtit alors un caractère particulier. Ce cabinet n'était dirigé par aucune pensée ambitieuse, par aucune passion mesquine de rivalité; mais les nœuds de parenté qui rapprochaient les deux couronnes faisaient à Charles IV une obligation impérieuse de défendre contre la révolution naissante,

le principe protecteur de la monarchie et l'infortuné monarque en qui ce principe se trouvait personnifié. Le cabinet de Madrid n'épargna dans ce but ni les sollicitations, ni les prières, ni les sacrifices; et lorsqu'il comprit que rien ne pouvait plus racheter la liberté de l'auguste victime, il se borna à réclamer pour prix de sa neutralité, la conservation des jours de Louis XVI.

Le gouvernement espagnol était loin, en effet, de désirer l'affaiblissement ou le démembrement de la France; il appréhendait au contraire les efforts que pourraient tenter les autres cabinets, particulièrement celui de Londres, afin de faire tourner cette grande secousse à l'avantage de leur ambition. Il put s'en convaincre plus tard en voyant en Europe que la prise de Toulon avait été exclusivement profitable à l'Angleterre; en Amérique, que la flotte britannique s'était à Saint-Domingue emparée de plusieurs points importants de la partie française, et il lui était permis de craindre que la partie espagnole ne devînt quelque jour la proie de la même avidité.

Ce fut donc seulement contre le sang royal versé sur la place de la Révolution que se soulevèrent, dans un légitime élan d'indignation, le peuple et le gouvernement espagnols. La guerre ayant éclaté, les troupes castillanes obtinrent quelques succès dans le Roussillon; mais ces premières chances s'évanouirent bientôt, les armées françaises reprirent l'offensive, et le pavillon républicain se montra victorieux sur la ligne de l'Ebre.

Les hommes d'état de la Péninsule, adoptant alors les vues que le sage comte d'Aranda avait ose soumettre au roi, et pour lesquelles il fut si injustement persécuté, reconnurent enfin que l'Espagne avait fait pour le salut de la famille royale de France tout ce que demandait la justice, tout ce que prescrivait l'humanité, et que les intérêts bien entendus du pays exigeaient qu'on ne continuât pas un conflit disproportionné avec une nation dont la population non-seulement était double de celle de l'Espagne, mais dont les forces se décuplaient encore par l'entraînement des circonstances et les exaltations du patriotisme.

Bien qu'elle eût défendu sous peine de mort de prononcer le

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