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CRACOVIE

ET

LA FRAN CE

Aucun événement depuis 1830 n'a excité en France une émotion aussi universelle, aussi profonde que l'acte par lequel les trois cours du Nord viennent de ravir son indépendance à la ville libre de Cracovie. A la première nouvelle de ce téméraire coup de main, le sentiment public en a mesuré par une intuition rapide et douloureuse toutes les funestes conséquences. Ce peuple dont les malheurs héroïques auraient dû enfin lasser l'acharnement du destin, ce peuple que défendent en vain depuis plus de soixante ans les sympathies de tout ce qu'il y a d'âmes honnêtes et généreuses dans l'Europe chrétienne et civilisée, le peuple polonais impitoyablement frappé dans le dernier tronçon où palpitait encore sa nationalité lacérée; le droit public de l'Europe arbitrairement violė; l'acte du congrès de Vienne, ce contrat solennel qui a réglé la distribution actuelle des empires et des peuples, déchiré par les puissances mêmes qui doivent à ce traité seul la légitimité de leurs derniers accroissements; la France, qui a donné au monde, en

TOME XII.

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1830, un exemple si désintéressé, si difficile et si noble du respect des conventions internationales, frustrée des fruits de sa modération par ceux mêmes que cette modération sauva peut-être alors; un acte si injuste dans ses motifs, si petit dans son objet immédiat et d'une si vaste portée, accompli par surprise le jour où un refroidissement passager sépare les deux grands états constitutionnels de l'Occident; notre pays, enfin, pris entre deux difficultés simultanées et qui s'aggravent l'une par l'autre, en face d'une situation nouvelle et qui remet tout en question en Europe: voilà ce qu'au même instant tout le monde a vu en France dans la confiscation de Cracovie.

Au même instant aussi une première représaille, une représaille morale a répondu à cette agression audacieuse de la force contre le droit. Le droit des gens, cette justice suprème qui régit les relations des empires, n'a point de tribunal visible et de sanction pénale immédiate; son prétoire est dans la conscience des peuples l'opinion publique en prononce les arrêts, et la Providence, maitresse des événements, les exécute à son heure. Le cri unanime et soudain que la confiscation de Cracovie a arraché à la France et à l'Angleterre a commencé déjà la répression de cette iniquité. Il est possible que la politique qui a inspiré cet acte violent et qui en a imposé la complicité à l'Autriche et à la Prusse se soucie peu de l'opinion des peuples libres de l'Occident. Mais, grâce à Dien, l'impérieux ascendant que cette politique exerce sur certaines cours, n'a point encore subjugué la conscience des peuples libres. L'Europe intelligente et civilisée accepte au contraire l'influence de l'opinion publique des pays libres; l'émotion de la France ne sera donc pas perdue pour elle l'Europe ne la confondra pas avec les folles et banales ébullitions des partis extrèmes; elle sait maintenant que l'indignation inspirée par la confiscation de Cracovie, n'a été nulle part ressentie plus vivement et témoignée avec plus de force qu'au sein du parti conservateur. Ce sont en effet les principes et les intérêts conservateurs de l'Europe qui viennent d'être frappés par le coup sous lequel succombe l'indépendance de Cracovie. Les premiers partages de la Pologne ont

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présenté ce caractère de violence brutale et de mépris du droit qui a signalé dans la suite les plus tristes attentats de la politique révolutionnaire et impériale. « Le partage qui raya la Pologne du » nombre des nations, écrivait M. de Talleyrand dans une note » adressée au congrès de Vienne, fut le prélude, en partie la cause » et peut-être jusqu'à un certain point l'excuse des bouleverse»ments auxquels l'Europe à été en proie. » Un écrivain anglais, dont l'Europe libérale honore la mémoire, sir James Mackintosh, exprimait presque dans les mêmes termes, la même pénsée : « Le partage de la Pologne fut le modèle de tous ces actes de rapine qui ont été commis par les rois ou par les républicains pendant » les guerres de la révolution française. Aucune cause n'a autant » contribué à aliéner l'humanité des institutions anciennes et à » effacer en elle le respect des gouvernements établis. Lorsque les » souverains affichent un tel mépris pour les droits légaux, ils espéreraient vainement que leurs sujets ne suivissent point leur » exemple. » L'acte qui consomme aujourd'hui à Cracovie les déprédations commencées contre la Pologne en 1772, respire cet esprit d'iniquité qui souffle les révolutions et doit exciter chez les conservateurs français la même réprobation et les mêmes alarmes. Ils n'avaient point oublié en 1830 l'indignation que les usurpations violentes de la république et de Napoléon soulevèrent partout contre la France; ils se rappelaient les conquêtes si odieuses de la convention et de l'empire, dont les prétextes semblaient avoir été copiés dans les manifestes de l'impératrice Catherine contre la Pologne; ces despotiques décrets qui, par exemple, en 1792, confisquaient la Savoie sur l'unique motif que le roi de Sardaigne, commandant le passage des Alpes, pouvait devenir un ennemi dangereux, ou par lesquels Napoléon rayait la Hollande du rang des peuples parce qu'elle était située en deçà des grands cours d'eau de l'empire. Les conservateurs français ont engagé leur honneur à maintenir la révolution de 1830 pure de ces indignes excès de la force; ils savent à quel prix ils y ont réussi : et ils ont acquis le droit de demander aux cours européennes un comple sévère de leur conduite, dans l'intérêt sacré de l'œuvre à laquelle

ils se sont dévoués avec tant de sagesse, de persévérance et de courage.

Pénétrés de cet esprit d'équité libérale et de sage modération qui est l'âme du parti conservateur, nous nous proposons de juger dans son ensemble l'entreprise des cours du Nord sur Cracovie. Nous voulons apprécier cet acte par rapport à Cracovie, et en déterminer avec précision les conséquences à l'égard de la Pologne, vis-à-vis de l'Europe en général, vis-à-vis de la France, et particulièrement de la politique conservatrice inaugurée en 1830.

En présence de la violation du pacte qui a constitué les divisions territoriales de l'Europe actuelle, de la perturbation que cet événement peut jeter dans les rapports des grands états, de la situation nouvelle où la France se trouve placée, il semble que le fait seul d'une petite république de cent cinquante mille àmes, dépouillée de ses libertés, n'offre plus qu'un intérêt secondaire. Sans doute les conséquences sont ici bien plus considérables que la cause. Cependant, et au besoin les justifications que les puissances ont essayées nous y obligeraient, il faut d'abord se rendre compte de l'acte particulier que les trois cours ont accompli à Cracovie., On sait par quels motifs les trois cours expliquent la nécessité du châtiment imposé à Cracovie. Ces motifs se réduisent au fond à un seul, naïvement exprimé par un journal autrichien: « L'existence de Cracovie indépendante était incompatible avec la sécurité des états des trois puissances. Tout le monde a senti qu'une brutale déclaration du droit du plus fort eût été moins odieuse qu'une pareille excuse. Mais depuis 1772, les spoliateurs de la Pologne ont toujours allégué le même prétexte à chaque partage. Lors du premier démembrement, les trois puissances disaient pour leur justification, que les désordres de la république leur imposaient de lourdes dépenses pour assurer la sécurité de leurs propres frontières, et les exposaient aux conséquences incertaines mais possibles de la dissolution de la Pologne et au danger de voir la bonne harmonie détruite entre elles. «En conséquence, continuait le ma»nifeste du 18 septembre 1772, Leurs Majestés sont déterminées à prendre immédiatement et effectivement possession de telles

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