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ET

LES TRAITÉS DE VIENNE

I.

Depuis une époque qui est bien antérieure à l'avènement de Napoléon III et qui remonte au ministère de M. Thiers sous Louis-Philippe, la Prusse manifeste, au sujet des Provinces Rhénanes, des alarmes périodiques que n'a justifiées en rien dans le passé, et que justifie moins que jamais en ce moment, l'attitude de la France.

La France veut la paix. Sauvée de l'anarchie par un bras énergique qui a dù suspendre, pour un temps, diverses libertés que le déchaînement des partis avait rendues dangereuses, elle n'a d'autre ambition que de jouir des réformes récemment introduites par l'Empereur dans le fonctionnement des pouvoirs publics, et de rentrer dans ces voies libérales dont la sagesse de son gouvernement a désormais écarté les écueils.

Elle a renoncé à tout esprit de conquête, et elle ne songe nullement à redemander aux hasards de la guerre ces frontières naturelles que les mêmes hasards lui enlevèrent jadis. Elle

sacrifie, sans hésiter, à la paix du continent ses plus légitimes regrets et ce n'est certainement jamais elle qui, pour un intérêt de cette nature, quelque grave qu'il puisse être pourtant, ira compromettre la tranquillité de l'Europe. Elle comprend, d'ailleurs, que sa force véritable n'est point dans l'espace plus ou moins grand qu'elle occupe matériellement sur le sol du globe. Cette force est dans son propre génie, qui la fait régner sur le monde par la puissance de ses idées, par les merveilles de son industrie, par les chefs-d'œuvre de ses arts et de sa littérature. Son territoire a des frontières variables qu'on a pu restreindre : l'empire toujours grandissant de sa civilisation n'en a pas il y a longtemps qu'il a franchi les Alpes et qu'il a passé le Rhin.

Ces pensées forment comme le fond et le principe de sa politique actuelle, et indiquent bien clairement les seules victoires qui soient aujourd'hui l'objet de ses désirs et de ses espérances.

Si, sous le règne de Napoléon III, elle a tiré, par deux fois, du fourreau son redoutable glaive, l'univers entier a été témoin qu'elle a été provoquée, qu'elle avait pour elle le droit et les traités, qu'elle a combattu dans l'intérêt de l'Europe, et que l'enivrement du triomphe ne lui a point fait oublier sa politique de modération et de désintéressement.

Qu'a-t-elle retiré de la guerre d'Orient? Qu'a-t-elle retiré de la guerre d'Italie ? Rien autre chose que la gloire d'avoir servi la civilisation et la justice;-car on ne peut considérer, ni comme une conquête, ni comme un bénéfice véritable, la rectification de frontières qui était nécessitée par la situation nouvelle du Piémont; rien autre chose que l'autorité morale qu'une politique si noble, si haute, si dégagée de toute ambition vulgaire, devait forcément lui donner dans les conseils de l'Europe.

S'inquiéter de cette prépondérance, qui est due moins aux triomphes de la France qu'à sa sagesse, moins à ses victoires sur ses ennemis qu'à ses victoires sur elle-même, serait le comble de la déraison, puisque ce côté de son influence disparaîtrait nécessairement, du jour où elle se montrerait injustement ambitieuse ou follement guerroyante.

II.

Ce n'est donc pas sans une surprise pénible qu'elle voit, de l'autre côté du Rhin, les préventions et les défiances à chaque instant excitées contre elle. Ce n'est point sans un amer sentiment de l'injustice dont elle est l'objet, qu'elle s'entend accuser, à toute occasion, de nourrir des projets de guerre, de méditer une soudaine invasion dans les Provinces Rhénanes, et, pour tout dire en un mot, de préparer secrètement ses forces à l'intérieur et ses alliances au dehors pour déchirer tout à coup, avec son épée, le texte des Traités de Vienne.

Une telle politique, nous le répétons, est bien loin de sa pensée et de ses desseins.

Ces traités de Vienne, dont on fait si grand bruit et qu'on déclare à jamais sacrés, ont été faits, il est vrai, contre la France, et elle ne peut pas ne point s'en souvenir. Mais elle se souvient aussi qu'elle les a acceptés et signés; et elle met son honneur, à tenir au temps de sa prospérité et de sa force, les engagements, même excessifs, qu'elle a pris au temps du malheur. Elle sait mettre au-dessus de ses intérêts personnels les principes qui maintiennent la sécurité des nations entre elles. Si les traités, en effet, n'étaient observés qu'autant que celui qui les a subis est dans l'impossibilité matérielle de s'en affranchir, il serait inutile d'en faire. La guerre renaîtrait à toute heure, et la paix du monde serait à jamais perdue, en même temps que la foi publique.

III.

Toutefois, si la France, pénétrée de ces principes, est résolue à exécuter loyalement, dans les Traités de Vienne, les clauses qui lui sont onéreuses, ce ne peut être, évidemment, qu'à la con

dition que les autres puissances observeront avec la même fidélité les engagements qu'elles ont pris.

Les traités internationaux sont, en effet, des contrats essentiellement synallagmatiques. Si l'une des parties ne remplit pas ses obligations, elle donne, d'après tous les codes, à l'autre partie le droit, soit de la forcer à l'exécution, soit de résilier le contrat et de le considérer comme nul. En d'autres termes, qui se délie vis-à-vis des autres, les délie vis-à-vis de soi. C'est là une loi qui s'applique à toutes les conventions, à tous les traités, à tous les contrats, et qui sert de fondement au droit public comme au droit privé. Il ne fut jamais de règle, ni plus équitable, ni plus universellement admise. Elle est le fondement même de la justice parmites hommes, et elle est à la fois évidente pour la conscience et pour le bon sens.

Remarquons que cette règle, toujours équitable et vraie, a peut-être un degré de justice plus éminent encore et plus manifeste dans la circonstance spéciale qui nous préoccupe. En effet, les traités de Vienne n'ont guère été que l'œuvre violente du plus fort, emporté hors de toute modération et de toute retenue par les ambitions avides et par les fureurs d'un succès inespéré. La coalition triomphante a usé et abusé du droit de la victoire; elle a, comme l'on dit, fait la loi à la France épuisée et abattue. Elle a fait la loi, c'est-à-dire elle a fait les traités, et elle n'a souscrit d'obligations que celles qui lui semblaient strictement nécessaires pour ne pas pousser à un coup suprême de désespoir les terribles vaincus, ou pour ne pas révolter outre mesure la conscience du genre humain.

Or, dans un tel état de choses, n'est-il pas de la dernière évidence que, moins les puissances d'alors ont pris d'engagements, plus étroitement elles sont obligées à les tenir?

IV

Si, par une politique toute contraire à celle qu'elle a adoptée la France cherchait à s'affranchir de telles ou telles clauses

d'un pacte qui a été fait en quelque sorte sans elle, et qui n'a eu pour objet que son détriment, peut-être aurait-elle, pour appuyer sa conduite, des raisons qui ne seraient pas tout à fait dénuées de justesse et de portée. Mais si, parmi les puissances jadis coalisées, il s'en trouvait une qui en vînt à violer ouvertement le traité qui fut leur œuvre commune, cette puissance ne serait-elle pas inexcusable et quel prétexte pourrait-elle alléguer?

«

Que répondrait-elle, par exemple, à la France qui lui dirait: Je mesure, au respect que vous avez pour les Traités de Vienne, vous qui les avez faits, celui qu'ils doivent m'inspirer à moi-même, à moi contre qui ils ont été faits. Ces conditions dont vous vous jouez suivant votre bon plaisir, ce sont celles-là que. vous avez vous-même établies, que vous avez vous-même voulues et stipulées. Elles ont été faites par vous et pour vous, et vous les violez! Quel compte voulez-vous donc que je tienne de ces diverses clauses, qui ont été faites par d'autres que moi, malgré moi et contre moi? Ne me donnez-vous pas le droit de considérer, du moins vis-à-vis de vous, l'Acte de Vienne comme non avenu? »

Que répondrait-elle à l'Europe qui se coaliserait alors, non avec elle, mais contre elle, pour l'accuser de tout compromettre en brisant imprudemment la foi des traités, et qui la convaincrait de porter ainsi le dernier coup à la base, déjà si vacillante, sur laquelle le Congrès de Vienne avait fait reposer l'équilibre du continent?

V.

Cette conduite qui ne se peut justifier, ni devant la France, ni devant l'Europe, est cependant celle de la Prusse, qui s'affranchit sans aucun scrupule, au-delà de l'Oder et sur les bords de la Warta, de ces mêmes traités de Vienne qu'elle déclare inviolables sur les rives du Rhin.

La France, avons-nous dit, est désireuse avant tout de tourner désormais vers les questions intérieures toutes les forces

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