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l'obtenir et rejetez, comme de vils manteaux de théâtre, vos amours-propres, vos préjugés, vos intérêts. Gardez la justice et la dignité, et la liberté vous sera donnée par surcroît.

Car la liberté n'est que dans la justice et dans la vérité. Et la vérité ne se découvre pas seulement à l'intelligence, mais elle vient du cœur, elle procède du sens moral. Le cœur peut égarer, la raison peut faillir, le cœur et la raison unis conduisent sûrement au vrai. Une société organisée en vertu de principes matériels seulement est une société sans vie. Aussi ce qui a fait la grandeur de la société française, c'est son esprit de générosité, de dévouement. Dévouement, sacrifice, devoir: telle est la base vivifiante de toute société qui tend au progrès.

Il ne faut donc pas procéder d'une manière abstraite dans la recherche de la vérité politique. Il faut négliger les combinaisons ingénieuses et rechercher des principes moraux plutôt que des principes mathématiques. Un principe mathématique est palpable, infaillible dans ses conséquences, mais il n'embrasse qu'un rapport; un principe moral pénètre, saisit, illumine, découvre tout un horizon, embrasse en même temps l'idée et la réalité, les causes, les effets, les relations. Un seul principe moral compris, c'est tout; un principe mathématique. isolé n'est rien.

IV

Or, nos guérisseurs politiques appliquent dans l'ordre moral les principes du nombre. Ils invoquent uniquement l'intérêt général et l'égalité, tenant pour peu de chose le devoir, le sacrifice, le mérite et les récompenses. Ainsi l'égalité ne serait plus la faculté laissée à chacun de s'élever suivant ses services, mais elle rabaisserait sous un implacable et égal niveau l'intelligence et l'idiotisme, le dévouement et la lâcheté. Ainsi l'égalité extrême tuerait la liberté; ainsi la liberté se détruirait elle-même. Ainsi on renverserait comme un obstacle une légalité qui protége; ainsi, à la place des conventions humaines, on mettrait un prétendu droit de nature, qui n'est que le droit du plus fort.

Et c'est une chose étrange en vérité, en même temps qu'une leçon pour les esprits abrupts, que ce soit une certaine démocratie qui nous conduise au despotisme; qui oppose une force servile et maniable, l'égalité, à la force de l'intelligence, la liberté; et que ce soient les défenseurs du principe d'autorité qui réclament pour l'exercice de la liberté des garanties, de la sécurité. Voilà cependant les pauvres arguments dont on repaît à satiété les multitudes crédules. Les multitudes dont on flatte l'orgueil en leur parlant de leurs droits applaudissent, oubliant la réalité pour les apparences; car en perdant la foi elles gagnent la crédulité, tandis que les intelligences dévorées par le scepticisme se précipitent avec une sorte de rage et trouvent une infernale volupté à mépriser, dédaigner, à se faire un jouet de toutes les croyances.

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Aussi, quand des hommes sincères et dévoués à leur cause ont eu le courage d'attaquer une de ces menteuses idoles qu'on élève à plaisir, le sceptique Béranger, n'avons-nous pas entendu un cri immense de réprobation comme si les fanatiques se sentaient atteints eux-mêmes, et cela se comprend les petits ont besoin d'un grand nom pour s'abriter.

V

Ces tristes symptômes politiques sont la conséquence immédiate de la corruption des principes religieux et moraux, base de toute société. L'indifférence absolue entre la vérité et l'erreur a amené bien vite le mépris de la vérité. L'esprit d'égoïsme et de calcul a étouffé la vertu, de sorte qu'il ne s'est plus trouvé dans l'esprit des philosophes, économistes, et faiseurs de constitutions, qu'une seule base pour une société : l'intérêt du plus grand nombre.

Alors d'ingénieuses et matérielles combinaisons d'intérêts, l'organisation arbitraire et l'équilibre des appétits ont remplacé l'idée génératrice et féconde de dévouement, de fraternité, de solidarité; le côté durable, élevé, vivifiant de la nature humaine a été délaissé; au lieu de guider et d'utiliser les passions, on s'est efforcé de les contenir par l'assouvissement, et ces réformateurs stupides, à qui manquait le sens élevé, ont refait l'homme, cette splendide et vivante expression du bien, ils l'ont fait à leur image et il est devenu un agent, agent de production ou de consommation, agent pour tout faire, agent n'agissant pas, agent matrimonial, agent fiscal, agent gênant, agent saisissant au collet.

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En même temps une littérature personnelle et servile, cherchant le succès non dans la vérité mais dans l'étrange, non dans l'originalité mais dans la nouveauté, avide du succès du jour, esclave de l'opinion du moment, jetait à tous les vents les idées les plus désordonnées. Puisant sa force dans les contrastes, généralisant l'exception, justifiant les moyens par le but, prétendant à représenter une saisissante réalité, elle arrachait toute croyance, légitimait tous les appétits, montrait la fortune souriant aux plus audacieux, jetait à poignée le ridicule à tout scrupule, et flétrissait tout sentiment pudique. Sans cesse occupée du même modèle, elle montrait la femme honnête courtisane, ou la courtisane honnête. Ainsi toute pure croyance, toute délicate illusion, atteinte par le souffle de ce scepticisme absurde et repoussant s'effeuillait, et le bonheur que les maîtres plaçaient dans le succès et dans la jouissance se traduisait pour les disciples par l'intérêt personnel.

VI

Aussi peut-on dire qu'il y a de notre temps plus d'aptitude commerciale que d'intelligence politique. Si les hommes de nos jours ont le flair délicat quand il s'agit d'intérêts, ils se laissent prendre grossièrement à toutes les absurdités. Beaucoup, il est vrai, sont attachés à l'ordre parce qu'il y en a beaucoup qui possèdent, bien peu demandent le désordre. Mais que veulent-ils entendre par l'ordre? L'ordre, est-ce la conservation de leurs biens? est-ce un frein au populaire? est-ce une police vigilante? est-ce un calme plat où ne pénètre aucun bruit?

sont-ce de petites vanités satisfaites? est-ce la hausse des fonds publics? - Par le désordre, veulent-ils entendre le viol de la propriété, les harangues en pleine rue, les chants patriotiques, les vitres cassées, l'absence totale de municipaux (le Siècle dirait des sbires)? Les défenseurs de l'ordre forment alors, si vous le voulez, le parti des honnêtes gens, leurs adversaires celui des mécontents. Mais les uns et les autres agissent par le même motif: les uns, attachés à conserver ce qu'ils ont, les autres attachés à acquérir ce qu'ils n'ont pas et qui est la condition sine qua non de tout contentement.

Hélas! quand une société a abjuré tout principe pour ne s'attacher qu'à l'intérêt; quand elle fait mépris du dévouement; quand elle dédaigne les croyances, passant indifférente et affairée devant le bien et le mal sans lever la tête; quand elle ne ressent plus rien pour la justice et qu'elle n'a pour tout idéal qu'une morne et stérile tranquillité; quand de ce mot l'ordre, la plus belle expression humaine après Dieu, on a fait un terme banal qui sacre, sanctionne et légitime tout; quand ceux qui ont à la bouche cette splendide et vivifiante expression, dont ils ignorent la majesté, s'en servent pour couvrir l'abandon du devoir; on peut prévoir que les jours tristes sont proches. Les orages que Dieu retient dans ses mains vont se déchaîner et secouer cette société qui croit qu'il lui est permis de sommeiller dans le repos, qui prend le repos pour la vie, et s'imagine que la vie lui sera laissée quand elle aura abdiqué sa mission.

Comme ils se trompent, grand Dieu! dans leur impassibilité! Quand les principes politiques seront tombés, que deviendront les principes civils? Quand l'autorité, frappée dans son essence, dépouillée de sa grandeur di

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