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Viens donc le ciel pour moi n'est plus qu'une auréole
Qui t'entoure d'azur, t'éclaire et te défend;

La montagne est ton temple et le bois sa coupole,
L'oiseau n'est sur la fleur balancé par le vent,
Et la fleur ne parfume et l'oiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter l'air que ton sein respire;
La terre est le tapis de tes beaux pieds d'enfant.

Eva, j'aimerai tout dans les choses créées,
Je les contemplerai dans ton regard rêveur
Qui partout répandra ses flammes colorées,
Son repos gracieux, sa magique saveur :
Sur mon cœur déchiré viens poser ta main pure,
Ne me laisse jamais seul avec la Nature;
Car je la connais trop pour n'en pas avoir peur.

Elle me dit : « Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs ;
Mes marches d'émeraude et mes parvis d'albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
Je n'entends ni vos cris ni vos soupirs; à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.

» Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre
A côté des fourmis les populations;

Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J'ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.

» Avant vous, j'étais belle et toujours parfumée,
J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers,
Je suivais dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l'axe harmonieux des divins balanciers.
Après vous, traversant l'espace où tout s'élance,
J'irai seule et sereine, en un chaste silence,

Je fendrai l'air du front et de mes seins altiers. »

C'est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon cœur alors je la hais et je vois

Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe

Nourissant de leurs sucs la racine des bois,

Et je dis à mes yeux qui lui trouvaient des charmes :
<< Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes,
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois. >>

Oh! qui verra deux fois ta grâce et ta tendresse,
Ange doux et plaintif qui parle en soupirant?
Qui naîtra comme toi portant une caresse
Dans chaque éclair tombé de ton regard mourant,
Dans les balancements de ta tête penchée,
Dans ta taille dolente et mollement couchée,
Et dans ton pur sourire amoureux et souffrant ?

Vivez, froide Nature, et revivez sans cesse

Sur nos pieds, sur nos fronts, puisque c'est votre loi;
Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse,

L'homme, humble passager, qui dut vous être un roi :
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines,
J'aime la majesté des souffrances humaines ;
Vous ne recevrez pas un cri d'amour de moi.

Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule, en y posant ton front?
Viens du paisible seuil de la maison roulante
Vois ceux qui sont passés et ceux qui passeront.
Tous les tableaux humains qu'un esprit pur m'apporte
S'animeront pour toi quand devant notre porte,
Les grands pays muets longuement s'étendront.

Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ;
Nous nous parlerons d'eux à l'heure où tout est sombre,
Où tu te plais à suivre un chemin effacé,

A rêver, appuyée aux branches incertaines,
Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines
Ton amour taciturne et toujours menacé.

La mort du loup1.

Les nuages couraient sur la lune enflammée

Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée,

'Extrait des Destinées, composé en 1843. C'est l'exposé saisissant du stolcisme noblement hautain du poète.

Et les bois étaient noirs jusques à l'horizon.
Nous marchions, sans parler, dans l'humide gazon
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes,
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine

Et le pas suspendu. Ni le bois ni la plaine
Ne poussaient un soupir dans les airs; seulement
La girouette en deuil criait au firmament;
Car le vent, élevé, bien au-dessus des terres,
N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d'en bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Rien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tête,
Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête
A regardé le sable en s'y couchant; bientôt,

Lui que jamais ici on ne vit en défaut,

A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annoncaient la démarche et les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux,

Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions pas à pas en écartant les branches.
Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient,
J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient.
Et je vois au-delà quatre formes légères

Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
Quand le maître revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était semblable et semblable la danse;
Mais les enfants du loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi,
Se couche dans ses murs l'homme leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre
Sa louve reposait comme celle de marbre
Qu'adoraient les Romains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le loup vient et s'assied, les deux jambes dressées,
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées,

Il est jugé perdu, puisqu'il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris;
Alors il a saisi, dans sa gorge brûlante,

Du chien le plus hardi la gorge pantelante,
Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair,
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le loup le quitte alors et puis il nous regarde:
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang;
Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en lêchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.
J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre
A poursuivre sa louve et ses fils, qui tous trois,
Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve
Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve:
Mais son devoir était de les sauver, afin

De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l'homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.
Hélas! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'hommes,
Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes!
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C'est vous qui le savez, sublimes animaux !
A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse.
Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse.
Ah! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au cœur !
Il disait: « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,

Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté

Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,

Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

Euvres à lire de Vigny (Calmann Lévy, éditeur, Paris): Poésies complètes (1822-1854), dont une partie, Les Destinées, n'a été publiée qu'en 1863. Pour ses Critiques à conœuvres en prose, voir premier volume de la Chrestomathie. sulter: Sainte-Beuve, Portraits contemporains (1826-1835) et Nouveaux lundis (1864); Emile Montégut, Nos morts contemporains (1867); E. Faguet, XIXe siè cle; M. Guyau, L'art au point de vue sociologique; F. Brunetière, Essais sur la littérature contemporaine (1891) et l'Evolution de la poésie lyrique (1893); Maurice Paléologue, Alfred de Vigny (1891); Dorison, Alfred de Vigny, poète philosophe (1892); Léon Séché, Alfred de Vigny et son temps (1902).

ALFRED DE MUSSET

Né et mort à Paris, 1810-1857.

Quand parurent, en 1829, ses premières poésies, c'était un enfant gâté, mondain, léger, avide de plaisir. Sa fraîcheur d'imagination, sa fantaisie piquante, son ironie légère, sa gaminerie un peu débridée et la pointe de mélancolie, qui perçait déjà dans ses œuvres, annoncaient un poète original, mais nullement un grand poète. Après 1833, il connut la passion déçue, la douleur amère, la désespérance profonde; c'est alors que son génie poétique s'exprima dans des œuvres où éclatèrent son admirable sensibilité et la puissance de son lyrisme. Il est le poète par excellence de l'amour et de la douleur. Sa vie fut en somme banale et absurde, puisqu'il chercha dans l'ivresse l'oubli de ses souffrances; mais, du moins, en comprit-il lui-même la folie et le profond néant. Des incidents, en somme assez vulgaires, de son existence manquée, il tira d'admirables thèmes élégiaques, parce que sa douleur était très sincère et que son génie l'emporta d'un coup d'aile dans ces régions où l'âme se transfigure au souffle de la haute poésie. Dans ges Nuits, ce n'est plus son propre cœur qu'il nous montre, saignant et désespéré, c'est le cœur de l'homme même, aux orageuses années de la jeunesse, pendant cette aurore incertaine de la vie, traversée souvent de tant de déceptions et de souffrances. Musset fut doublement le poète de la jeunesse, car à trente ans il avait produit presque toutes ses œuvres; ensuite il fut comme un bel arbre précoce dont la sève s'est épuisée. Dans le romantisme, il représente l'élégie lyrique en ce qu'elle a de plus poignant et de plus vrai.

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