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Nul impur voyageur du pied ne l'a terni.
A l'homme inférieur par moments invisible,
O région sereine où siège l'infini,

Ta cime aux passions demeure inaccessible.
C'est toujours l'Alpe vierge au front éblouissant,
Dont la chaste hauteur ne peut être abaissée,
Tabernacle où de Dieu réside la pensée,
Echelle de cristal par où l'esprit descend.

Oui, j'ai gardé ta neige en sa fierté suprême,
Oui, ton faîte est debout! je le dis humblement :
Car j'en reviens toujours indigné de moi-même,
Quand mon cœur, de là-haut, se mesure un moment.
Et j'offre à cet autel splendide et vierge encore
Mon culte et le tribut de mes jours les meilleurs ;
Sa beauté luit en moi, mais elle vient d'ailleurs;
En l'adorant, c'est vous, ô mon Dieu ! que j'adore.
En vous est la hauteur de ce front radieux.

En vous est sa blancheur où l'arc-en-ciel se joue :
Dans l'homme seul est l'ombre, en lui sont les bas lieux.
A vous la neige, à moi la poussière et la boue.

Si ce mont reste pur, c'est que vous l'habitez:
Toute virginité n'est que votre présence.
L'homme, s'il eût trouvé ces cimes sans défense,
Eût traîné là sa fange et ses obscurités.

A l'abri de moi-même, ô Père ! et de la foule,
Garde donc l'Alpe vierge où luit ton tribunal,
Ce sommet de mon cœur d'où ta grâce découle,
Renforce chaque nuit son rempart glacial;

Pour qu'au-dessus, toujours, des lieux sombres, immondes,
Brille un degré du ciel que je puisse entrevoir,

Et qu'aux feux de midi ce divin réservoir
M'abreuve tout entier de ses fertiles ondes.

L'enfant grondé1.

Je t'ai grondé !... trop fort peut-être !
Et je me sens tout soucieux

1 Cette pièce et la suivante sont extraites du Livre d'un père (1876), un recueil de vers charmants et délicats où le poète a chanté l'enfant d'une façon touchante. Son lyrisme a là une originalité très grande.

En voyant grossir dans tes yeux
Ces deux larmes que j'ai fait naître.
Je m'étais trop vite irrité
D'un tort pur de toute malice :
C'est oubli, c'est légèreté,

Et ton cœur n'était pas complice.

Je t'aurai dit, dans mon émoi,
Quelque vive et dure parole...
Mon bon enfant que je désole,
Va! j'en souffre encor plus que toi.
Qu'il en coûte d'être sévère !
Tâche, ami, de te souvenir
Du chagrin que se fait ton père
Quand il faut gronder et punir.
Garde sa douloureuse image
Dans ton petit cœur bien aimant ;
Si tu songes à ce moment,
Tu seras toujours, toujours sage!

Oh oui! c'est la dernière fois
Que tu fais mal et que je gronde.
Tu m'as bien compris, je le vois ;
Tu relèves ta tête blonde,

Tu t'élances sur mes genoux....

Viens, viens! c'est moi qui te rappelle:

Vite, oublions notre querelle,
Mon cher petit, embrassons-nous !

Les petites sœurs.

Elles vont, la main dans la main,
On ne les voit jamais qu'ensemble;
Sans que l'une à l'autre ressemble,
Toujours sur le même chemin
Elles vont, la main dans la main.
Deux fleurs sur une seule branche!
S'embrassant toujours d'un côté,
Même quand l'arbre est agité;
L'une étant rose et l'autre blanche,
Deux fleurs sur une seule branche!

Où sont donc les petites sœurs?
Dit chacun de nous, qu'il demande
La plus petite ou la plus grande;
Elles ont d'égales douceurs;
Où sont donc les petites sœurs?

L'une veut tout ce que veut l'autre,
Dans l'étude ou dans le plaisir;
Chacune oubliant son désir,
Pour leur bonheur et pour le nôtre,
L'une veut tout ce que veut l'autre.
Aux œuvres du cœur ou des doigts
Promptes l'une et l'autre à bien faire,
Chacune est la petite mère,
La petite sœur, à la fois,

Aux œuvres du cœur ou des doigts.

Jamais de pleurs ni de querelles,
Au salon pas plus qu'au berceau;
Les bijoux après le cerceau,

Tout gaîment se partage entre elles...
Jamais de pleurs ni de querelles.

Elles vont, la main dans la main,
On ne les voit jamais qu'ensemble;
Sans que l'une à l'autre ressemble,
Toujours sur le même chemin

Elles vont, la main dans la main.

Euvres à lire de Victor de Laprade (Lemerre, éditeur, Paris): Psyché (1841); Odes et poèmes (1843); Poèmes évangéliques (1852); Symphonies (1855); Idylles héroïques (1858); Pernette (1868); Poèmes civiques (1874); Le Livre d'un père (1876); — Critiques à consulter: Vitet, Discours à l'Académie, 17 mars 1859 et Revue des Deux-Mondes, 1er février 1869; Lamartine, Souvenirs et portraits; Saint-René Taillandier, Revue des Deux-Mondes, 15 février 1879; R. Chantelauze, Revue de France, 15 décembre 1879; Ed. Biré, Victor de Laprade, sa cie et ses œuvres (1886); J. Condamin, La vie et les œuvres de Victor de Laprade (1886).

LOUIS BOUILHET

Né à Cany (Seine-Inférieure) en 1822, mort à Paris en 1869.

Comme de Laprade, il débuta par un poème antique, comme lui, tout en gardant bien des restes de lyrisme romantique visibles surtout dans son théâtre en vers, il s'achemina vers la poésie objective des parnassiens. Là s'arrête sa ressemblance avec l'auteur de Psyché. Celui-ci est en effet un idéaliste transcendant; Bouilhet est, au contraire, un pur réaliste. Il a traduit surtout dans ses vers les faits de l'histoire et ceux de la vie contemporaine, visant à les peindre dans leur exacte réalité. Sa philosophie naturaliste est conforme à celle des prosateurs, ses contemporains, que nous avons étudiés dans le 1er volume de cet ouvrage. Son vers, au relief précis, d'une grande variété de rythmes, procède du style de Hugo mais annonce la métrique parnassienne.

Les gladiateurs1.

Tenant comme Mercure un riche caducée,
Commode enfin parut. Sa tunique plissée

Flottait, couleur de pourpre et perlée à son bord:

Il avait un manteau tissu de soie et d'or,
D'un cercle étincelant sa tête était pressée,

Son costume semblait celui d'un secutor.

<< Longue vie à César! » cria la foule immense;
Et le vaste empereur, sous son grand pavillon,
Comme un dieu couronné, vint s'asseoir en silence;
Sur une chaise d'or préparée à l'avance

On posa la massue et la peau de lion;

Puis le maître des jeux fit sonner le clairon.

Le théâtre aussitôt disparut de lui-même.
La lutte commençait, et les gladiateurs
Firent irruption aux yeux des spectateurs.
Les deux partis rivaux avaient pris un emblême,
Et chacun à l'épaule étalait ses couleurs,
Qui le blanc, qui le vert. L'attente fut suprême;

Du peuple frémissant tomba la grande voix.
Je ne vous dirai pas l'adresse, la science

Que chacun déploya dans cette circonstance,

1 Extrait de Melanis (1851), curieux poème d'érudition antique, d'une rare exactitude, dans lequel Bouilhet a voulu reconstituer objectivement la société romaine de l'empire; les vices de la décadence impériale y sont peints magistralement. Outre les ouvrages de Renan et de Gaston Boissier, dont il s'est inspiré, Sienkievicz avait probablement lu aussi ce poème quand il écrivit son célèbre roman Quo Vadis.

Les coups portés sans cesse et parés mille fois,
La grâce des lutteurs, et les glaives de bois
Qui voltigeaient dans l'air et frappaient en cadence.

Le prélude ordonné se prolongea longtemps:
<< Du fer! du fer! » hurlait la foule impatiente.
L'escrime s'arrêta; la trompette bruyante
Tordit sa note rauque et ses sons palpitants,
Et l'on vit, recouverts d'une armure éclatante,
Des groupes opposés, sortir deux combattants.

Celui de Varolus était jeune et rapide,

Il s'élançait par sauts, puis rebroussait chemin,
Svelte, un poignard aux dents, une corde à la main:
L'autre, fixant sur lui son regard intrépide,
Lentement sur le sol posa son pied solide.
<«< Mirax ! » cria le peuple en se levant soudain.

C'était lui! le vainqueur! le héros de la ville!
Mirax au bras de fer, au glaive triomphant:
Sans doute il dédaignait son adversaire agile,
Lui, vieux gladiateur, en face d'un enfant;
Le jeune homme écumait dans sa rage inutile
Comme un chacal vorace autour d'un éléphant.

Mirax semblait jouer; du bout de son épée
Il agaçait son homme et lui piquait la peau.
Déjà le sang vermeil coulait en maint ruisseau;
La cuirasse s'ouvrait par le fer découpée

Et, de perles de pourpre en mille endroits jaspée,
Les semait en courant sur le sable nouveau.

Il fallait en finir avec le rétiaire',

Mirax leva son glaive et le pressa plus fort:
Les pouces se dressaient 2 pour demander la mort,
Mais un cri formidable emplit la salle entière...
Mirax, les yeux sanglants, roulait dans la poussière,
Tordant son cou nerveux dans le nœud qui le mord.

1 Du latin retiarius, gladiateur qui combattait armé d'un filet.

Il y a là une erreur, étonnante chez un auteur si ferré sur l'antiquité : dans les cirques romains les spectateurs tournaient au contraire les pouces en bas (pollice verso) pour demander la mort; ils les dressaient pour pardonner.

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