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L'écume de la mer collait sur leurs échines

De longs poils qui laissaient les vertèbres saillir.
Et, quand les flots par bonds les venaient assaillir,
Leurs dents blanches claquaient sous leurs rouges babines.

Devant la lune errante, aux livides clartés,
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes?
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés?

Je ne sais; mais, ô chiens qui hurliez sur les plages,
Après tant de soleils qui ne reviendront plus.
J'entends toujours, du fond de mon passé confus,
Le cri désespéré de vos douleurs sauvages!

Les éléphants'.

Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une ondulation immobile remplit

L'horizon aux vapeurs de cuivre où l'homme habite.

Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus
Dorment au fond de l'antre éloigné de cent lieues,
Et la girafe boit dans les fontaines bleues,
Là-bas, sous les dattiers des panthères connus.

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile
L'air épais, où circule un immense soleil.
Parfois quelque boa, chauffé dans son sommeil,
Fait onduler son dos dont l'écaille étincelle.

Tel l'espace enflammé brûle sous les cieux clairs.
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays natal à travers les déserts.

D'un point de l'horizon, comme des masses brunes,
Ils viennent, soulevant la poussière, et l'on voit,
Pour ne point dévier du chemin le plus droit,
Sous leur pied large et sûr crouler au loin les dunes.

Extrait des Poèmes barbares.

Celui qui tient la tête est un vieux chef. Son corps
Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine;
Sa tête est comme un roc, et l'arc de son échine
Se voûte puissamment à ses moindres efforts.
Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons poudreux;
Et creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les pélerins massifs suivent leur patriarche.
L'oreille en éventail, la trompe entre les dents,
Ils cheminent, l'oeil clos. Leur ventre bat et fume,
Et leur sueur dans l'air embrasé monte en brume ;
Et bourdonnent autour mille insectes ardents.
Mais qu'importent la soif et la mouche vorace,
Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé;
Ils rêvent en marchant du pays délaissé,
Des forêts de figuiers où s'abrita leur race.

Ils reverront le fleuve échappé des grands monts,
Où nage en mugissant l'hippopotame énorme,
Où, blanchis par la lune et projetant leur forme,
Ils descendaient pour boire en écrasant les joncs;
Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire, au sable illimité;
Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l'horizon s'effacent.

La chasse de l'aigle 1.

L'aigle noir aux yeux d'or, prince du ciel mongol,
Ouvre, dès le premier rayon de l'aube claire,
Ses ailes comme un large et sombre parasol.
Un instant immobile, il plane, épie et flaire.
Là-bas, au flanc du roc crevassé, ses aiglons
Erigent, affamés, leurs cous au bord de l'aire.
Par la steppe sans fin, coteau, plaine et vallons,
L'œil luisant à travers l'épais crin qui l'obstrue,
Pâturent, çà et là, des hardes d'étalons.

1 Extrait des Poèmes tragiques (1884). Cette pièce, comme celles qui sont consacrées aux animaux dans les Poèmes barbares, est d'une grandeur terrible qui égale les plus belles inspirations de Victor Hugo dans ce genre-là.

L'un d'eux, parfois, hennit vers l'aube; l'autre rue;
Ou quelque autre, tordant la queue, allégrement,
Pris de vertige, court dans l'herbe jaune et drue.

La lumière, en un frais et vif pétillement,
Croit, s'élance par jet, s'échappe par fusée,
Et l'orbe du soleil émerge au firmament.

A l'horizon subtil où bleuit la rosée,
Morne dans l'air brillant, l'aigle darde, anxieux,
Sa prunelle infaillible et de faim aiguisée.
Mais il n'aperçoit rien qui vole par les cieux,
Rien qui surgisse au loin dans la steppe aurorale,
Cerf, ni daim, ni gazelle, aux bonds capricieux.

Il fait claquer son bec avec un âpre râle;

D'un coup d'aile irrité, pour mieux voir de plus haut,
Il s'enlève, descend et remonte en spirale.

L'heure passe, l'air brûle. Il a faim. A défaut
De gazelle ou de daim, sa proie accoutumée,
C'est de la chair, vivante ou morte, qu'il lui faut.

Or, dans sa robe blanche et rase, une fumée
Autour de ses naseaux roses et palpitants,
Un étalon conduit la hennissante armée.

Quand il jette un appel vers les cieux éclatants,
La harde, qui tressaille à sa voix fière et brève,
Accourt, l'oreille droite et les longs crins flottants.
L'aigle tombe sur lui comme un sinistre rêve,
S'attache au col troué par ses ongles de fer

Et plonge son bec courbe au fond des yeux qu'il crève.
Cabré, de ses deux pieds convulsifs battant l'air,
Et comme empanaché de la bête vorace,
L'étalon fuit dans l'ombre ardente de l'enfer.

Le ventre contre l'herbe, il fuit, et, sur sa trace,
Ruisselle de l'orbite excave un flux sanglant;
Il fuit, et son bourreau le mange et le harasse.

L'agonie en sueur fait haleter son flanc;
Il renâcle, et secoue, enivré de démence,
Cette grand aile ouverte et ce bec aveuglant.

Il franchit, furieux, la solitude immense,
S'arrête brusquement, sur ses jarrets ployé,
S'abat et se relève et toujours recommence.

Puis, rompu de l'effort en vain multiplié,
L'écume aux dents, tirant sa langue blême et rêche,
Par la steppe natale il tombe foudroyé.

Là, ses os blanchiront au soleil qui les sèche;
Et le sombre chasseur des plaines, l'aigle noir,
Retourne au nid avec un lambeau de chair fraîche.

Ses petits affamés seront repus ce soir.

Euvres à lire de Leconte de Lisle (Lemerre, éditeur, Paris): Poèmes antiques (1852): Poèmes barbares (1859); Poèmes tragiques (1884); Derniers poèmes (1895); Les Erinnyes, tragédie grecque (1872). Critiques à consulter: Th. Gautier, Rapport sur les progrès de la poésie (1867); Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine (1885); Maurice Spronck, Les Artistes littéraires, (1889); Jules Lemaitre, Les Contemporains (1893); F. Brunetière, L'évolution de la poésie lyrique, (1895) et Nouveaux essais de littérature contemporaine, (1835); Henry Houssaye, Discours de réception à l'Académie (1895).

JOSÉ-MARIA DE HEREDIA

Né à Cuba en 1842.

Fils d'un père espagnol et d'une mère française, Heredia est un gentilhomme de vieille roche il descend de ces fameux conquistadores espagnols qui vécurent la prodigieuse épopée du Nouveau-Monde; un de ses ancêtres accompagna Cortez et fonda Carthagène des Indes. Né dans les montagnes de la Sierra Madre, près de Santiago de Cuba, il vint en France à l'âge de huit ans, fit d'excellentes études classiques et passa par l'Ecole des Chartes, où il puisa le goût des détails précis et de l'exactitude documentaire. Son éducation fut donc toute française, mais il garda toujours la vision éclatante du superbe pays tropical colonisé jadis par ses aïeux. Ce descendant des conquérants espagnols est aussi un gentilhomme de lettres. A une époque où la poésie n'est pour la plupart qu'un simple métier, il a su garder la réserve hautaine du grand artiste qui produit peu pour produire bien, qui s'enferme dans sa tour d'ivoire par dédain pour la foule avide des brocanteurs de lettres. C'est ainsi qu'il a mis trente ans à composer cent vingt sonnets et quatre poèmes. Un pareil souci de la perfection littéraire est à lui seul une grande originalité. Heredia, quoique très original, procède

de Leconte de Lisle; comme lui, il a fait de la poésie impersonnelle, trouvant que les sentiments personnels doivent rester enfermés sous le triple airain de la conscience. Ayant ainsi bardé son cœur, il a promené son regard de voyant sur l'histoire et sur la nature, laissant voguer son imagination représentative à travers le monde, passant de la mythologie grecque à l'histoire héroïque du moyen-âge, des splendeurs de la nature tropicale aux rêves troublants qu'éveille la mer de Bretagne. Ses tableaux d'histoire et ses paysages ont une intensité de vie extraordinaire. C'est un évocateur merveilleux; en quelques vers, il vous donne une impression des choses mortes qui ne s'efface jamais plus, car on les a vues revivre. Comme styliste, il est absolument remarquable; il connaît à fond l'art de sculpter, de buriner, de sertir la phrase, de combiner les mots sonores et les images éveilleuses de sensations colorées. Quand sa conception poétique est sortie bien vivante et bien nette de son cerveau, il la vêt des formes à la fois les plus précises et les plus riches et c'est un éblouissement pour l'oreille et pour les yeux. La perfection absolue de l'expression verbale, qu'ont poursuivie tous les parnassiens, est chez lui réalisée. Il a su faire du sonnet quelque chose d'inconnu encore dans la langue française : c'est le plus grand artiste de l'école parnassienne.

Fuite de centaures 1.

Ils fuient, ivres de meurtre et de rébellion,
Vers le mont escarpé qui garde leur retraite ;
La peur les précipite, ils sentent la mort prête
Et flairent dans la nuit une odeur de lion.

Ils franchissent, foulant l'hydre et le stellion,
Ravins, torrents, halliers, sans que rien les arrête;
Et déjà, sur le ciel, se dresse au loin la crête
De l'Ossa, de l'Olympe ou du noir Pélion.

Parfois, l'un des fuyards de la farouche harde
Se cabre brusquement, se retourne, regarde,
Et rejoint d'un seul bond le fraternel bétail;

Car il a vu la lune éblouissante et pleine
Allonger derrière eux, suprême épouvantail,

La gigantesque horreur de l'ombre Herculéenne.

1 Heredia a merveilleusement exprimé les mythes de l'Hellade primitive; c'est chez lui, comme chez Leconte de Lisle, qu'on trouve la transposition la meilleure des créations magnifiques du génie grec. Ces vers et les suivants

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sont extraits de l'unique volume publié par l'auteur, Les Trophées.

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