L'écume de la mer collait sur leurs échines De longs poils qui laissaient les vertèbres saillir. Devant la lune errante, aux livides clartés, Je ne sais; mais, ô chiens qui hurliez sur les plages, Les éléphants'. Le sable rouge est comme une mer sans limite, L'horizon aux vapeurs de cuivre où l'homme habite. Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile Tel l'espace enflammé brûle sous les cieux clairs. D'un point de l'horizon, comme des masses brunes, Extrait des Poèmes barbares. Celui qui tient la tête est un vieux chef. Son corps Ils reverront le fleuve échappé des grands monts, La chasse de l'aigle 1. L'aigle noir aux yeux d'or, prince du ciel mongol, 1 Extrait des Poèmes tragiques (1884). Cette pièce, comme celles qui sont consacrées aux animaux dans les Poèmes barbares, est d'une grandeur terrible qui égale les plus belles inspirations de Victor Hugo dans ce genre-là. L'un d'eux, parfois, hennit vers l'aube; l'autre rue; La lumière, en un frais et vif pétillement, A l'horizon subtil où bleuit la rosée, Il fait claquer son bec avec un âpre râle; D'un coup d'aile irrité, pour mieux voir de plus haut, L'heure passe, l'air brûle. Il a faim. A défaut Or, dans sa robe blanche et rase, une fumée Quand il jette un appel vers les cieux éclatants, Et plonge son bec courbe au fond des yeux qu'il crève. Le ventre contre l'herbe, il fuit, et, sur sa trace, L'agonie en sueur fait haleter son flanc; Il franchit, furieux, la solitude immense, Puis, rompu de l'effort en vain multiplié, Là, ses os blanchiront au soleil qui les sèche; Ses petits affamés seront repus ce soir. Euvres à lire de Leconte de Lisle (Lemerre, éditeur, Paris): Poèmes antiques (1852): Poèmes barbares (1859); Poèmes tragiques (1884); Derniers poèmes (1895); Les Erinnyes, tragédie grecque (1872). Critiques à consulter: Th. Gautier, Rapport sur les progrès de la poésie (1867); Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine (1885); Maurice Spronck, Les Artistes littéraires, (1889); Jules Lemaitre, Les Contemporains (1893); F. Brunetière, L'évolution de la poésie lyrique, (1895) et Nouveaux essais de littérature contemporaine, (1835); Henry Houssaye, Discours de réception à l'Académie (1895). JOSÉ-MARIA DE HEREDIA Né à Cuba en 1842. Fils d'un père espagnol et d'une mère française, Heredia est un gentilhomme de vieille roche il descend de ces fameux conquistadores espagnols qui vécurent la prodigieuse épopée du Nouveau-Monde; un de ses ancêtres accompagna Cortez et fonda Carthagène des Indes. Né dans les montagnes de la Sierra Madre, près de Santiago de Cuba, il vint en France à l'âge de huit ans, fit d'excellentes études classiques et passa par l'Ecole des Chartes, où il puisa le goût des détails précis et de l'exactitude documentaire. Son éducation fut donc toute française, mais il garda toujours la vision éclatante du superbe pays tropical colonisé jadis par ses aïeux. Ce descendant des conquérants espagnols est aussi un gentilhomme de lettres. A une époque où la poésie n'est pour la plupart qu'un simple métier, il a su garder la réserve hautaine du grand artiste qui produit peu pour produire bien, qui s'enferme dans sa tour d'ivoire par dédain pour la foule avide des brocanteurs de lettres. C'est ainsi qu'il a mis trente ans à composer cent vingt sonnets et quatre poèmes. Un pareil souci de la perfection littéraire est à lui seul une grande originalité. Heredia, quoique très original, procède de Leconte de Lisle; comme lui, il a fait de la poésie impersonnelle, trouvant que les sentiments personnels doivent rester enfermés sous le triple airain de la conscience. Ayant ainsi bardé son cœur, il a promené son regard de voyant sur l'histoire et sur la nature, laissant voguer son imagination représentative à travers le monde, passant de la mythologie grecque à l'histoire héroïque du moyen-âge, des splendeurs de la nature tropicale aux rêves troublants qu'éveille la mer de Bretagne. Ses tableaux d'histoire et ses paysages ont une intensité de vie extraordinaire. C'est un évocateur merveilleux; en quelques vers, il vous donne une impression des choses mortes qui ne s'efface jamais plus, car on les a vues revivre. Comme styliste, il est absolument remarquable; il connaît à fond l'art de sculpter, de buriner, de sertir la phrase, de combiner les mots sonores et les images éveilleuses de sensations colorées. Quand sa conception poétique est sortie bien vivante et bien nette de son cerveau, il la vêt des formes à la fois les plus précises et les plus riches et c'est un éblouissement pour l'oreille et pour les yeux. La perfection absolue de l'expression verbale, qu'ont poursuivie tous les parnassiens, est chez lui réalisée. Il a su faire du sonnet quelque chose d'inconnu encore dans la langue française : c'est le plus grand artiste de l'école parnassienne. Fuite de centaures 1. Ils fuient, ivres de meurtre et de rébellion, Ils franchissent, foulant l'hydre et le stellion, Parfois, l'un des fuyards de la farouche harde Car il a vu la lune éblouissante et pleine La gigantesque horreur de l'ombre Herculéenne. 1 Heredia a merveilleusement exprimé les mythes de l'Hellade primitive; c'est chez lui, comme chez Leconte de Lisle, qu'on trouve la transposition la meilleure des créations magnifiques du génie grec. Ces vers et les suivants sont extraits de l'unique volume publié par l'auteur, Les Trophées. |